62. Le secret (partie 2)

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Jayu leva les yeux du tapis de jeu et lâcha le verre qu’il avait à la main.

— Mais quelle ! Mais quelle maladroite ! s’exclama Mme Omoni.

Le ladyboy se précipita à terre pour ramasser son verre. Il ne l’avait pas cassé, mais le contenu liquoreux et sans alcool s’était répandu à ses pieds. Il fit plusieurs pas en arrière, pour s’éloigner de la flaque. Il n’entendait plus que son cœur battre. Lorsqu’il se redressa, la patronne du Taejogung lui saisit le bras en hurlant :

— Sotte ! Tu as taché tes chaussures ! Tu imagines leur prix ! Faut aller mettre de l’eau tout de suite.

Elle lui tira le bras fortement et, lui, il voulait qu’elle le lâche, et surtout qu’elle lui répète, qu’elle lui répète ce qu’elle venait de dire.

— Vos toilettes, M. Lee, elles sont où ?

Mais M. Chung intervenait déjà, les guidant. Ils venaient à peine de refermer la porte derrière eux que Jayu explosa :

— Dites-moi, qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? Votre discours… au début, j’ai cru que vous vouliez énerver Baehyun et tout faire rater, mais… mais, c’est à moi que vous voulez faire passer un message. Qu’est-ce que vous venez de dire ? À l’instant ? C’est quoi ce syndrome ?

Mme Omoni se dirigea vers les éviers et tourna l’un des robinets. Un débit régulier d’eau s’échappa du bec bruyamment.

— Parle moins fort !

Elle déplaça sa main sur sa droite, ses doigts passèrent sous le séchoir à mains. Un bruit désagréable de soufflerie remplit la pièce. Jayu remarqua qu’ils étaient seuls, aucune autre femme n’était présente, toutes les cabines étaient vides. Il parla un ton plus bas, bien que sa colère ne soit pas retombée. Il franchit la distance qui le séparait de la matrone en deux grandes enjambées.

— Parlez ! glapit-il.

— Le syndrome s’appelle syndrome de Kallmann. C’est génétique. Il y a une glande sous l’cerveau, l’hypophyse, qui produit des hormones. Chez toi, elle en fait pas assez. À cause de ça, tes couilles restent immatures, elles produisent pas d’hormone. Je suis sûr que tu connais, la testostérone. Eh bien, sans testostérone, pas de puberté. C’est ce que t’as ! Ce syndrome, tu l’as !

Jayu ne pouvait pas être plus proche de Mme Omoni. L’air chaud de la soufflerie couvrait ses paroles pour les gens de l’extérieur, mais lui entendait tout. Sa respiration devint plus forte.

— Vous ne pouvez pas être sûre ! Je suis jeune, je grandirai plus tard. Chaque personne a son propre rythme…

— Mais regarde-toi !

La tête de Jayu tourna presque malgré lui en direction du grand miroir et son reflet vint le poignarder, comme il le faisait, quotidiennement, depuis des mois. Il ne se reconnaissait pas dans cette gamine aux traits doux que lui renvoyait la glace. Le petit oiseau du Taejogung, le petit bijou, ce n’était pas lui. À l’intérieur, il était autre chose, il le savait bien.

— Tu vois ! dit Mme Omoni. Le premier symptôme, c’est l’apparence, la taille.

— Plein d’hommes font ma taille, pleins d’hommes sont petits.

— Bordel ! Ouvre les yeux, gamin ! La puberté commence à quatorze et tu en as seize. Tu devrais avoir déjà plein de poils sur la bite. T’as des poils sur la bite ?

Il ne répondit rien.

— Les gens qui ont le syndrome de Kallmann peuvent bander, mais ils n’éjaculent pas… t’éjacules ?

Il ne répondit rien.

— Est-ce que tu as des poils de barbe, des poils sous les bras ? Non ! Est-ce que ta pomme d’Adam pousse ? Est-ce que tes muscles se développent ? Est-ce que ta voix mue ? Non, non et non. Tu as cette maladie… c’est tout.

Il ne pouvait pas y croire. Quelles preuves ? Tout ça n’était pas des preuves.

— Je… je ne peux pas vous croire. C’est possible que je mette plus de temps et que vous mentiez…

— Pourquoi je mentirais ?

— Je ne sais pas.

Elle avait découvert son tremblement. Elle l’utilisait contre lui. Il ne savait pas pourquoi ? Pour lui faire payer le kidnapping de son champion d’oiseau, peut-être. Pour lui faire comprendre que Hyuna et lui étaient allés trop loin, s’en étaient pris à plus fort qu’eux.

— Vous pouvez avoir inventé totalement cette histoire de syndrome. Si ça se trouve, le syndrome de Kallmann n’existe même pas.

— T’iras voir sur internet, si tu me crois pas. Tu verras. Il existe.

— D’accord.

Jayu tira de son sac en strass son téléphone portable. Il l’alluma et entra dans le navigateur internet : « syndrome de Kallmann ». Ses doigts tremblaient. Il ne voulait pas qu’elle ait raison. Il ne savait pas ce qu’il ferait si elle avait raison.

Depuis un an, sa stratégie avait été d’attendre. La patience était la solution logique à ses problèmes. Mais si attendre ne suffisait plus…

La recherche démontra à Jayu que le syndrome de Kallmann existait. Il parcourut la liste des symptômes et tout ce que Mme Omoni lui avait appris se vérifia.

— Dépêche-toi ! On n’a pas toute la nuit. Il faut retourner à la table.

Un nouveau symptôme attira son attention : « Les patients sont systématiquement atteints d’anosmie : diminution ou perte complète de l’odorat. »

Jayu rangea son téléphone. Sa tête commença à lui tourner. Il s’agrippa au bord d’un évier, son corps menaçait de s’effondrer. Mme Omoni vint le prendre à l’épaule, prête à le retenir.

— Alors, c’est vrai. Je ne grandirai jamais ?

— Quoi ? s’étonna la matrone. Bien sûr que si tu vas grandir. Il y a un traitement contre ça. Des injections d’hormones et pfou, tu grandis.

Alors, il pouvait grandir ? C’était possible, réglé. Il suffisait qu’il le sache, qu’il aille voir un médecin et tout rentrerait dans l’ordre ? C’était aussi simple que ça ! À se demander pourquoi il n’avait pas su plus tôt. Cela lui aurait évité d’attendre sans savoir si quelque chose se produirait ; ces heures de doutes, ce décalage incessant, cette impossibilité à être ce qu’il devait être. Cette tentation permanente, à force de dormir tout près de la femme qu’il désirait, tout en doutant de pouvoir un jour lui plaire, l’avoir à lui. Il aurait pu résoudre ce problème tellement plus tôt. S’il avait su. S’il avait su.

Il se tourna brutalement vers Omoni, chassa sa main de son épaule et lui hurla dessus, sans doute encore plus violemment que précédemment :

— Depuis quand vous savez ça ?

Puisque Mme Omoni ne disait rien, il répéta :

— Depuis combien de temps vous savez ?

— Depuis l’examen médical.

Il fallut quelques longues secondes à Jayu pour comprendre de quel examen médical elle parlait. Mais il n’y en avait finalement qu’un, celui qu’il avait passé au premier jour de leur arrivée, au Taejogung hôtel, soi-disant pour lui trouver des maladies vénériennes. En fait, c’était tout autre chose qu’on lui avait trouvée…

— Quoi ?

Cette fois, même le hurlement du séchoir à mains ne suffit pas à couvrir son cri. Mme Omoni mit son doigt sur ses lèvres pour l’inciter à faire moins de bruit. Malgré l’état dans lequel il se trouvait, il accepta de la houspiller en sourdine.

— Vous savez depuis tout ce temps et vous ne m’avez rien dit ? C’est dégueulasse… c’est… je vous déteste.

Il fit un tour sur lui-même cherchant comment extériorisait sa rage, tout ce temps perdu, toute cette souffrance. On l’avait utilisé, abusé, manipulé. On l’avait privé de lui-même…

— Salope ! cracha-t-il. Salope ! C’était pour me vendre plus cher, plus longtemps ? Vous me le dites parce que je me barre, parce que vous ne pouvez plus me retenir ? Vous m’avez utilisé ! Vous m’avez menti pour me vendre à des…

Il hurla encore. Un hurlement guttural, de dégoût. S’il pouvait, il frapperait sur cette femme. Si elle n’était pas absolument nécessaire à leur plan…

— Moins fort, chut ! N’oublie pas que j’aurais pu ne jamais rien te dire. Prends ça comme une sorte de cadeau d’Adieu.

— Allez vous faire foutre ! Je ne vous pardonnerai jamais un truc comme ça.

Elle pouvait toujours rêver pour récupérer son oiseau. Il ne lui dirait jamais où il se trouve. Qu’il crève !

— Si tu le dis. Il faut y retourner, Jayu.

Il savait qu’elle avait raison. Cela faisait trop longtemps qu’ils s’étaient absentés. Malgré l’importance de ce qui venait d’être dit, d’autres priorités avaient cours et se déroulaient à l’instant même, il ne pouvait pas s’interrompre, pas faire de pause. Il laisserait s’exprimer sa rage plus tard. Pour l’instant, il lui fallait oublier et retourner jouer avec Baehyun. Il ferait semblant et mènerait à terme le plan. Il devait le faire pour Hyuna, elle qui ne savait rien de tout ça et qui attendait peut-être déjà, de l’autre côté du passage secret.

— Allons-y ! grinça-t-il.

— Tu es prêt, c’est sûr ? s’assura la proxénète.

Jayu la foudroya du regard, mais :

— Oui, je vais jouer mon rôle.

Pour la dernière fois.

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