61. Le secret (partie 1)

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— Pas du tout ! criait Baehyun, qui ne se taisait plus depuis qu’il avait entamé son quatrième verre de whisky. Au contraire. J’ai aimé l’époque des expulsions. C’était le chaos. Les promoteurs immobiliers ont tout fait raser, sans distinction, les bidonvilles et les belles petites maisons de famille. Il y avait ces gens qu’il fallait expulser, parce qu’ils ne voulaient pas quitter les maisons.

— C’est parce qu’ils estimaient les compensations trop faibles, dit M. Chung.

— Ils n’avaient pas tort ! Les nouveaux loyers du quartier ont doublé, alors les compensations ont été trop faibles pour qu’ils puissent rester dans le coin. On les mettait à la porte, tout simplement. À l’époque, moi, je n’avais pas d’attaches, pas de logement à moi, alors, les propriétaires, je ne pouvais pas les comprendre. Ce chaos, ça m’arrangeait. Les bandes des rues comme la mienne étaient parfois amenées à faire le sale boulot des cols blancs. Ils nous disaient d’aller casser du militant, alors on allait casser du militant. Quand j’y repense : c’était le bon temps ! Être payé pour se battre, tel que j’étais à l’époque… je l’aurais fait gratuitement.

Il y eut des rires. À la table de jeu, Mme Omoni et lui se tenaient côte à côte ; sur le bord opposé, M. Chung et un autre membre du Jusawi, à la carrure véloce et au rire facile, se tenaient debout. Fidèle à sa fonction de président, Baehyun s’était positionné à la place du paterfamilias, sur le bord court de la table, en face des trois croupiers. Il était maitre chez lui et il le faisait savoir, en menant les conversations aussi bien que le jeu.

Fidèle à sa réputation, il avait réussi un sans-faute au craps. Lançant de nouveau les dés, le premier cube se stabilisa sur un quatre, le suivant un trois. Baehyun tapa sur la table avec le plat de sa main pour marquer sa victoire. Mme Omoni jura entre ses dents. Jayu eut un sourire malgré lui, sans savoir si c’était la chance indécente de leur hôte ou l’attitude de mauvaise joueuse de son ancienne patronne qui l’avait fait réagir. Le grand patron esquissa un clin d’œil à l’intention des femmes qui l’entouraient, tandis qu’il récupérait ses gains.

— Vous trichez ! accusa Mme Omoni.

— Beaucoup le croient.

La fossette au creux de la joue de Baehyun se creusa, accentuant sa réplique insolente.

— Croyez-le ou pas, j’ai de la chance, rien que de la chance. Je lui dois tout ce que j’ai.

— Moi, tout ce que j’ai, dit la patronne du Taejogung, je le dois à mon mari. Depuis, je n’ai fait d’affaires avec personne d’autre, il n’y avait que mon mari. La bague au doigt, que ça de vrai.

— Je n’ai pas la même conviction que la vôtre. J’ai eu une femme, ça a été un désastre. Et une fiancée, guère mieux. Les femmes sont trop compliquées pour moi.

— Dites plutôt que vous ne savez pas les comprendre, intervint Jayu.

Lui qui n’avait pratiquement jamais ouvert la bouche depuis le début de la partie venait de dire ces mots sans y réfléchir. À peine les avaient-ils prononcés qu’il se demandait pourquoi il n’avait pas su tourner sept fois la langue dans sa bouche. Il avait parlé à haute voix, sur un ton ironique et sans regarder son interlocuteur. En face, il vit les yeux des acolytes de Baehyun faire un étrange jeu de ping-pong entre lui et leur patron.

— Enfin ! Qu’est-ce qui t’a pris ? intervint Mme Omoni, offusquée.

— C’est rien ! C’est rien ! Elle s’est sentie visée, mais je ne peux pas lui en vouloir. Elle n’a pas aimé que je dise que toutes les femmes étaient compliquées.

— Je ne me suis pas senti visé, nia Jayu.

— Très bien, puisqu’elle le dit ! En fait, je dois avouer… l’amour est le seul domaine où la chance me manque.

M. Chung pouffa, tout en attrapant les dés que le Stikeman venait de faire glisser dans sa direction.

— Si je ne me trompe pas, observa Mme Omoni, vous n’avez pas d’enfants.

— Vous ne vous trompez pas. Certains des garçons qui travaillent pour moi, des jeunes à qui j’ai tout appris, sont pour moi comme des enfants. J’ai adopté simplement l’un d’entre eux, il y a deux ans. Jongchul est comme un fils. J’ai donc un enfant…

— Mais ce n’est pas tout à fait la même chose. Moi non plus, vous savez, je n’ai pas d’enfant. C’est pour ça... l’hôtel, les filles, même ma collection d’oiseaux rares. Tout ce que j’entreprends, je le fais pour compenser ce truc. Je regrette de ne pas avoir eu d’enfant. Vous n’avez pas de regret, M. Lee ?

Les glaçons clinquèrent dans le verre de Baehyun et les dés lancés par le chef de salle claquettaient sur la table.

— Des regrets… mais, j’ai encore le temps ! Je ne suis pas encore enterré et pas si vieux que ça. J’ai l’air si vieux que ça ? Mademoiselle ? Vous trouvez que je fasse vieux à ce point-là ? Que j’ai l’air de ne plus pouvoir faire des enfants ?

— Non, je ne trouve pas, accorda Jayu. Vous êtes dans la force de l’âge, je dirais.

— Puisqu’elle le dit !

— Vous êtes dans la force de l’âge, Monsieur, c’est exactement ce qu’il convient de dire, ajouta M. Chung en misant ses jetons, devenus rares.

— Kang ?

— T’as encore le temps de mettre enceintes des nanas, c’est évident !

Et le gangster opulent partit dans un rire de gorge, entrainant avec lui les autres hommes de la table, croupiers compris. Jayu voulait rire aussi, pour faire bonne figure, mais sa voix resta coincée entre le nœud dans son estomac et celui de son cou.

— Vous n’imaginez pas ce que vous réserve la vie, coupa Mme Omoni. Les hommes sont toujours si sûrs de l’efficacité de leurs petits soldats, c’est à croire que vous perdriez la face si c’était pas le cas. Mais il y a des hommes jeunes, parfois très jeunes, qui ne peuvent pas et ne pourront jamais avoir d’enfants.

— Les pauvres. Ils n’ont pas de chance.

— M. Lee ne manque ni de chance ni d’autre chose, intervint durement l’homme nommé Kang en attrapant les dés et en les serrant comme s’il avait voulu casser des noix.

« À quoi jouait-elle ? », songea Jayu. Au Craps ou à vexer définitivement leur propriétaire. L’adolescent fixa son attention sur la table, positionna quelques jetons sur des paris risqués. Les yeux baissés sur le tapis pour ne pas trahir son malaise. Il attrapa son verre et le porta à ses lèvres, histoire de s’occuper les mains.

— C’est bien que vous ayez pas de problème de ce côté-là, dit Mme Omoni. Très bien pour vous ! Mais, ça m’fait penser à une histoire. L’histoire d’un garçon qui ne pouvait pas avoir d’enfant, le pauvre. Je devrais préciser que ce n’était pas son seul problème. Le pauvre garçon avait une maladie, un syndrome… syndrome de Kallmann, je crois ! C’est dans les gènes et, à cause de ça, il ne grandissait pas du tout. Il avait seize ans, mais on ne lui en donnait pas plus de treize.

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