59. Lee Baehyun (partie 2)

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À Nasukju, il n’y a aucun interdit pour celui qui a le pouvoir ou l’argent. Il n’y a qu’à voir certaines rues, dans lesquelles des putes s’exposent, presque nues, aux regards des passants. La prostitution est pourtant interdite en Corée du Sud, de même que les jeux d’argent. C’est ce à quoi pense Jayu, quand il observe les joueurs faire glisser leurs jetons sur des tapis verts. Il savait que les casinos étaient autorisés, à condition que les Coréens eux-mêmes n’en aient pas l’usage. Seuls les étrangers pouvaient y perdre leur argent.

Mais la loi n’avait pas cours au Jusawi n°1. Des personnes de nationalité coréenne jouaient, riaient et flambaient leurs économies inconsciemment. Même lui pénétra à l’intérieur sans soucis, et cela malgré sa minorité.

Mme Omoni et lui avançaient devant le groupe. Ils n’avaient pas fait deux mètres qu’un homme grisonnant, au visage disgracieux, vint les accueillir. Son corps décharné se perdait dans son costume blanc, trop grand pour lui. Il souria, en ouvrant généreusement les bras pour les accueillir, ou les cueillir.

— Mme Omoni, nous sommes ravis de vous voir parmi nous, alpagua l’homme, sa voix carillonnant comme une flute. Je suis M. Chung, le chef de salle.

Il tendit une main vers elle qu’elle serra, sans pour autant accompagner son geste d’un sourire. La respiration de Jayu se calma un peu, pendant un instant, à voir cet individu courir vers eux, il s’était demandé s’il ne s’agissait pas de Baehyun lui-même. Il fut soulagé de voir qu’il n’avait pas encore rencontré celui qu’il était venu assassiner.

— Je vais vous accompagner, dit-il. Vous-même et…

Il se tourna vers lui.

— … Jayu, informa Mme Omoni. Elle travaille pour moi. Vous laissez pas avoir par son jeune âge, c’est pas une ingénue.

Jayu dut serrer la main du chef de salle. La sueur fit coller cette poignée de main furtive, sans que l’adolescent puisse savoir s’il s’agissait de ses propres secrétions ou de celles de M. Chung. Mme Omoni ne prit pas le temps de présenter les autres personnes qui l’accompagnaient.

— Vous êtes tous venus jouer… ensemble ? demanda M. Chung.

— Non, ils iront où bon leur semble. J’reste seulement accompagnée de Jayu et du gros Jongsuk.

— Dans ce cas, veuillez me suivre, je vous conduis directement en salle prestige.

Mme Omoni grogna, ne faisant aucun effort pour donner l’impression d’être venue s’amuser. Jayu ne savait pas vraiment quelle attitude adopter. Il s’essuya le front à plusieurs reprises à l’aide du dos de sa main. Il transpirait tellement qu’il avait peur de l’effet sur son maquillage.

Dans un premier temps, ils passèrent à la caisse pour y échanger de l’argent contre des jetons de casinos. Mme Omoni en laissa à Jayu une lourde poignée. Elle en profita pour se pencher vers lui et lui chuchoter :

— Détends-toi, ma fille, je peux sentir l’odeur de ta peur d’ici. Tout à l’heure, dis rien, reste concentré sur le jeu, ris, ça ira mieux.

— Vous souhaitez vous divertir à quel jeu, Mme ? questionna M. Chung.

— Craps.

— Oh, vous aimez les jeux de dés ! dit le chef de salle, qui surjouait l’enthousiasme. C’est aussi mon jeu favori. Vous savez que le jeu de dés est l’un des plus anciens du pays… l’un des plus anciens du pays. Ce n’était pas cette version-là à laquelle on jouait quand j’étais jeune, mais j’ai toujours aimé jouer aux dés.

Il fallut traverser la première salle de jeu du rez-de-chaussée, dévolu aux machines à sous. Jayu se serait cru dans l’un de ces immeubles qui proposent des jeux d’arcade. En effet, ici aussi, les joueurs bavaient face à leur machine, les mains sur les manettes, l’esprit perdu dans leur addiction ; le bruit qui régnait ici, identique également aux salles de jeux vidéo : insoutenable, cacophonique, mêlant les musiques aux bruitages. Néanmoins, les immeubles d’arcade, eux, n’avaient ni de sols en marbre ni de lustres à pampilles de cristal. Jayu toussa en raison de l’air saturé de fumée de cigarette.

Puis, il leur fallut monter un escalier en trapèze pour atteindre la salle où l’on pouvait jouer au craps. Des personnes bien habillées s’amusaient autour de cinq tables. L’ambiance sonore devint plus supportable. M. Chung leur proposa une place sur une table occupée par moins d’une dizaine de joueurs.

— Je ne connais pas les règles, s’inquiéta le ladyboy en écrasant ses jetons dans ses paumes moites.

— Y’a presque rien à savoir. Mets une mise sur « Pass line » et croise les doigts.

Jayu observa le déroulement des parties, sans y comprendre grand-chose. Les jetons glissaient, les dés roulaient, les gens éclataient de joie ou de dégout, tous en même temps. Lui décida de réagir comme un caméléon, s’exclamant de joie quand la majorité s’exclamait et soupirant quand la majorité soupirait.

Le Stikeman annonça que c’était au tour de Mme Omoni d’être le shooter. Il fit glisser jusqu’à elle, sur la longue table de craps, cinq dés, rouges, taillés dans une matière un peu transparente. Les points, eux, étaient blancs. La patronne du Taejogung hôtel en prit deux.

— Mise ! Fais comme moi !

Jayu mit sur la table cinq jetons de cent, là où se situait le cadre « Pass line ».

— Maintenant, nous voulons un sept ou un onze.

Décidément, il ne comprenait rien et il ne pouvait pas se concentrer sur le jeu. Il ne cessait de penser à Hyuna. Était-elle déjà dans les galeries secrètes du bâtiment. Avait-elle trouvé l’entrée sans problème ? Et si elle faisait une mauvaise rencontre ? Il secoua la tête pour chasser cette pensée. Il ne manquait plus que Baehyun pour que le plan fonctionne.

Que faisait-il ? Et s’il ne venait pas ?

— Deux ! Merde !

Le juron de l’ajumma fut accompagné d’un cri de déception collectif. Apparemment, Mme Omoni venait non seulement de perdre, elle, mais également d’entrainer dans sa déveine une partie de la table. Le deuxième croupier était en train de récupérer les jetons de toutes les mises placées sur la « Pass line », y compris celle de Jayu.

— J’fais gagner le casino. Lee Baehyun va m’adorer, commenta celle qui venait de tirer les dés.

Cette fois, le Pickman poussa les cinq dés vers Jayu. Mme Omoni l’encercla de ses bras, un geste plus paternel que maternel. Elle le serra contre elle.

— C’est toi le lanceur, Jayu, dit-elle. Prends deux dés et, s’il te plait, fais sept ou onze. Sept ou onze, compris ?

Mme Omoni le lâcha et paria une dizaine de jetons sur la « Pass line » en criant :

— Les dés sont chauds. Onze ou sept. Vas-y !

Jayu tira les deux dés. La règle voulait qu’on les lance d’une main, suffisamment fort pour qu’ils se cognent à la paroi opposée de la table de jeu et rebondissent. Cela était censé garantir un résultat aléatoire. Les petits cubes roulèrent, heurtèrent le bord opposé et revinrent en sautillant.

— ‘Chier, jura Mme Omoni. Bon, t’as fait six, c’est pas perdu. Le point est sur six, maintenant, ça signifie qu’il faut que tu fasses six. Tu vois, six.

Le stick vint reprendre les deux dés sur la table et les ramener dans la direction de Jayu. Il tendit la main vers eux, mais une autre personne s’en saisit avant lui, sans autorisation.

— Excusez-moi, intervint le chef de table, mais ce n’est pas à vous de…

L’employé de casino s’interrompit en découvrant l’identité de celui qui s’était emparé des dés.

— Pardon, M. Lee, je ne vous ai pas vu venir… il y a un souci avec la table ?

— Non, Jang, rassura une voix grave et vibrante. Aucun souci. Je viens juste me mêler aux joueurs de cette table. Je ne vais pas jouer moi-même.

Le cœur de Jayu manqua un bond. Il leva les yeux pour voir celui qui lui avait pris les dés. Devant lui, si proche que la manche de sa veste lui effleurait la peau du bras, se tenait l’homme qu’on venait d’identifier par le nom de M. Lee. Enfin, il découvrait celui qui avait abusé de Hyuna quand elle était gamine, avait assassiné sa mère devant ses yeux, détruit sa vie. L’intouchable Baehyun, celui qu’ils étaient venus tuer ce soir.

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