52. Ouvrir la cage aux oiseaux

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Physiquement réduit à l’impuissance, mentalement mis en orbite, Jayu luttait à chaque pas qu’il devait faire. Il s’accrochait aux épaules de Hyuna, tout en rassemblant les fragments éparpillés de ses souvenirs immédiats : les noms des survivants et ceux des morts, l’urgence et le danger. Plus encore que les souvenirs, il lui fallait lutter pour rendre le présent intelligible. Que se passait-il ? Où était-il ? Pourquoi courir ? Il voulait comprendre, prendre part aux actions. Il avait conscience que Hyuna décidait sans lui. De gré ou de force, il s’en remettrait à elle, irait là où elle l’entrainerait.

Ils coururent au travers du jardin. Celui qu’on avait drogué ne voyait pas grand-chose, car il faisait trop sombre, mais ses pieds nus gelèrent au contact de la pelouse détrempée, de la terre gorgée d’humidité, spongieuse, qui le dégueulassait. L’eau de pluie tomba en sceaux sur lui, sur ses cheveux, sa chemise déchirée et son dos blessé. Son dos ! S’il tentait de se tenir droit, ses muscles lui envoyaient une décharge qui le faisait hurler.

À la suite de quelques minutes pénibles, ils arrivèrent au sein de leur appartement. Hyuna semblait à cran, dans un flash de lucidité, il comprit qu’elle n’était pas certaine que Luka ne reparaisse pas d’un instant à l’autre.

Elle l’aida à s’assoir sur le canapé ; il s’y tint à moitié allongé sur le côté, dans une posture tenant de la position latérale de sécurité. Il entendit la brune s’activer et parvint à comprendre qu’elle emportait avec elle des objets, un sac à dos. Ainsi allaient-ils repartir ! Jayu se demanda s’il avait des affaires importantes, des biens à lui qu’il aurait pu demander à Hyuna d’emporter. La question n’eut pas le temps de se faire une réponse. Dans cette position, Jayu ne tarda pas à partir.

Plus tard - il aurait bien été incapable de dire si son inconscience avait duré une minute ou une heure - Hyuna vint le gifler. Il émergea, lorsqu’elle vint attraper son bras et le forcer à se remettre en appui sur elle. Il fit ce qu’il put pour ne pas laisser tout son poids inerte et mort lui peser. Son dos acheva de le réveiller.

Sa noona l’aida à retirer complètement sa chemise et lui demanda de s’allonger sur le ventre. Elle appliqua ensuite une substance graisseuse et froide sur sa chair à vif. Luka avait écorché une vingtaine de centimètres carrés, du côté droit, au niveau de sa clavicule. Le contact avec la pommade l’incita à se raidir, mais, rapidement, la sensation de douleur fut repoussée par une sensation plus agréable de fraicheur. Jusque-là, une inflammation sévère empoignait ses blessures, l’impression d’avoir un incendie à la place du dos. Heureusement, son bourreau n’avait pas eu le temps de poursuivre son travail davantage.

Après l’avoir badigeonné généreusement, Hyuna redressa Jayu pour qu’il puisse s’assoir et banda son torse. Elle fit plusieurs fois le tour de son corps et termina en couvrant l’épaule droite. Quand se fut terminé, elle aida Jayu à enfiler un pull léger et trop grand. Malgré la couleur rose, et la jupe qu’il portait toujours, il ne protesta pas. Quelle importance dans cette situation ?

Il saisit les médicaments que Hyuna lui fournit avec un verre d’eau.

— Des antalgiques. Ça devrait t’aider.

Il les avala goulument. La drogue que lui avait injecté Luka diminuait déjà ses souffrances, mais elle se dissiperait bientôt. En tout cas, il l’espérait.

— Il faut pas qu’on reste ici. Ça ira ? interrogea-t-elle doucement.

Il la rassura. Ils pouvaient repartir.

De nouveau, le vacarme assourdissant d’une pluie diluvienne s’abattit sur eux. Jayu fut envahi par le froid. L’humidité faisait coller sa jupe sur ses cuisses. Son K-way le protégeait mal. Il avait l’impression d’être lui-même devenu un torchon humide.

Il mit du temps à comprendre où Hyuna l’avait amené. Autour d’eux, il y avait une végétation dense, où les branches venaient frapper son visage. La pluie était moins forte, les feuillus - même décharnés - les protégeaient. La lumière nocturne paraissait plus sombre encore. En dehors de la pluie, on n’entendait aucun son.

— Où sont les oiseaux ! dit Hyuna sur un ton irrité. Où sont-ils ?

— Ils dorment, répondit Jayu, envieux.

Hyuna fit le tour de la serre de Mme Omoni, Jayu sur les bras. Elle progressa jusqu’au long cabanon et y entra, puis, elle alluma l’éclairage. Plusieurs piaillements d’insatisfaction s’élevèrent. La jeune femme chercha dans toutes les cages, dans tous les nichoirs. Parfois, elle saisissait l’un de ses oiseaux endormis pour regarder la bague enfilée à sa patte. Le pauvre oiseau hurlait et cela créait un mouvement de panique. Des tourbillons de plumes et des cris les encerclaient. Jayu avait l’impression d’être dans un mauvais rêve. Plus la nuit avançait, moins tout cela lui semblait réel. Dans ce délire, il venait de passer de la morsure d’un couteau, à un envol d’oiseaux, en passant par un baiser. Cette dernière chose, il avait dû la rêver ! N’est-ce pas ?

— Il est là ! Merde ! Je l’ai trouvé !

Hyuna n’avait qu’une seule main de libre, mais elle parvint à attraper une cage en fer, rectangulaire, suffisamment petite pour être transportée facilement. Elle devait faire la taille de deux boites à chaussures. La jeune brune ouvrit l’une des niches et attrapa un oiseau bleu.

— Viens par-là, Podium ! Viens, mon petit…

Elle le jeta dans la cage.

— Attention, tu vas lui faire mal, protesta Jayu.

— Quoi ?

Il avait parlé trop doucement et sans articuler. Hyuna avait lancé cet oiseau dans sa cage et il avait heurté la grille. Maintenant, il essayait de voler pour s’échapper, il se cognait, perdait des plumes.

— Pourquoi ? dit Jayu. Pourquoi ?

— Tu comprendras plus tard.

Hyuna éteignit la lumière de la volière et ils quittèrent définitivement la propriété de Mme Omoni.

~

Dans le taxi, ils étaient à l’abri de l’averse, qui ne faiblissait pas. Jayu apprécia la chaleur de cet intérieur feutré. Il ramena ses genoux contre sa poitrine, fut presque surpris de parvenir facilement à mettre sa ceinture. Les yeux du chauffeur le fixèrent, lui, dans le reflet du rétroviseur. Il lui rendit généreusement son regard suspicieux. Avant de tourner la tête vers la vitre teintée de la portière arrière et d’y voir son reflet. Visage contusionné, les yeux rougis et le teint malade, il faisait peur à voir. Il n’était pas étonnant que le chauffeur le toise de cette manière, lui et sa voisine. Ce ne devait pas être tous les jours qu’il accueillait dans son véhicule un garçon blessé, en jupe et K-way, une fille trempée et un oiseau en cage.

Le conducteur sembla hésiter un peu. Finalement, après un léger haussement d’épaules, il demanda une adresse. Hyuna en donna une et le moteur vrombit.

L’adolescent n’arrivait pas à décoller de son reflet. Ses idées redevenant claires, il se sentit submergé par elles.

— Jayu, ça ne va pas ?

Non, ça n’allait pas. Comment est-ce que ça aurait pu aller ? Il y avait tellement de choses qui lui faisaient de la peine. La première pensée qu’il parvint à formuler était sans doute la plus dérisoire.

— J’ai pas dit au revoir à Oxana. Elle va… elle va penser que je suis un rustre. Ou peut-être… elle va s’inquiéter. On aurait dû lui laisser un mot.

C’était stupide, dangereux. Il valait mieux qu’elle ne sache rien et que rien ne fasse le lien entre elle et eux. Mais, même si Hyuna avait dû y penser aussi, elle le laissa exprimer ses déceptions.

C’était dérisoire, terriblement dérisoire. Mais tout d’un coup, formuler à haute voix ce regret-là, ce fut comme faire sauter le bouchon d’une bouteille sous haute pression. Tout son chagrin et toutes ses peurs affluèrent.

— J’ai eu tellement peur. J’ai cru que j’allais mourir.

Hyuna s’approcha de lui davantage, jusqu’à coller son front contre le sien. Il chuchotait, le bruit du moteur suffisant à couvrir ses confessions aux oreilles indiscrètes du chauffeur.

— Daewon…, articula-t-il.

Comme le prénom de quelqu’un suffit à attiser son souvenir ! Cette fois, Hyuna vint le serrer contre lui et il accepta de se réfugier contre elle.

— C’est ma faute… c’est arrivé pour me sauver.

— Non, Jayu. C’est arrivé par ma faute. Je suis désolée. Tout est ma faute, à moi. C’était à moi de te protéger.

— Je ne veux pas de ça, répondit-il sèchement, s’attirant une œillade véloce depuis l’habitacle. Je ne veux pas…

La colère et la honte asséchèrent ses yeux, il se dégagea des bras de sa protectrice.

— … Je ne veux pas que tu aies besoin de me protéger. Tu n’as pas à le faire.

— C’est le devoir d’une grande sœur.

— Tant que j’étais un enfant, peut-être. Maintenant… maintenant, je devrais être capable de veiller sur moi et même sur toi. En tant qu’homme.

Il serra rageusement ses doigts sur le tissu de la jupe. Plus il se regardait, lui, son accoutrement, plus il devait reconnaitre qu’il était difficile de le prendre au sérieux dans ses paroles. Hyuna émit un rire triste, qui le blessa.

— Toi… me protéger. Oublie ça. Ça n’a pas d’importance.

Elle lui caressa la tête, encore ce geste affectif qu’ont les ainés pour leur cadet. Jayu n’eut pas le courage de la repousser. Il se sentait trop faible et trop choqué pour provoquer une dispute entre elle et lui. Il accepta ses caresses et se tourna pour observer les gouttes de pluie s’écouler sur la vitre. Avec la lumière des lampadaires, elles prenaient les teintes de l’or. Il repassait encore et encore le film douloureux dans sa tête. Il cherchait à savoir comment il aurait pu empêcher que cela tourne de cette manière. Il chercha à savoir comment il aurait pu faire pour se protéger, s’il avait été seul. L’évidence désagréable qu’il n’aurait pas pu. Ce qui l’avait sauvé, c’était l’intervention de Hyuna. Il n’était pas assez fort pour se défendre tout seul et cette pensée l’écœurait.

L’arrêt du véhicule mit fin à ses réflexions.

— Nous sommes arrivés, prévint le chauffeur.

— En effet, dit Hyuna en regardant par la fenêtre.

À l’extérieur, dans une obscurité presque totale, Jayu distingua un mur, un portail renforcé. Cela ressemblait grandement à l’entrée d’une villa.

— J’ai besoin que tu remettes ta perruque.

— Pourquoi ?

— À ton avis ? soupira-t-elle. Parce que je pense que ce sera plus simple si tu joues le rôle d’une fille.

— Oui, mais pourquoi ?

— Parce que je vais dire qu’on a eu des problèmes, qu’il faut qu’on ait l’air de jeunes filles en détresse… Enfin, tu verras. Tu écoutes bien ce que je dis et tu vas dans mon sens, OK ?

Jayu hocha la tête et ajusta sa perruque. La pluie s’était enfin calmée et cette fois, au moins, il avait des baskets autours de ses pieds sales. Hyuna le prit par la main et appuya sur la sonnette. Jayu plissa un peu les yeux pour lire le nom sur la boite aux lettres. Le dégoût se cramponna à sa gorge, quand il le déchiffra.

C’était écrit : « Jang Jongchul ».

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