46. Les débuts du Jusawi (partie 2)

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— Tous les mecs voulaient la croquer, mais personne l’approchait, parce que Lennon avait des vues sur elle. Alors, on ne faisait rien. Pourtant, Naïnaï n’avait pas encore offert sa petite fraise à Lennon. Elle savait qu’en tant que fille, sa vertu était ce qu’elle avait de plus précieux. Elle lui disait tout le temps qu’elle ne coucherait qu’avec son mari, mais, d’un autre côté, elle était sous le charme. Lui, c’était un voyou, mais elle devait aimer ça, et il avait une façon de la traiter comme si elle était précieuse. Je crois qu’elle était amoureuse. Je crois qu’en fait ils étaient amoureux, tous les deux.

« J’ai attendu qu’elle soit là, en spectatrice, pour tenter ma chance. Je suis allé vers Lennon et je lui ai dit que je voulais me battre avec lui, pour reprendre l’argent qui était à moi. J’ai ajouté que s’il refusait, en plus d’être un sale traître, il était un pauvre lâche. Je lui ai dit que c’était un duel d’honneur, comme dans les westerns. J’ai vu dans ses yeux qu’il aurait voulu refuser. Il avait pas besoin de ce combat. C’était plus facile de venir me mettre la misère à six contre un, mais là, je l’obligeais à prendre un risque. Je l’ai senti hésiter à m’envoyer dans une poubelle du vieux port de pêche, mais il a jeté un coup d’œil vers elle. Naïnaï avait compris qu’elle détenait une sorte de pouvoir, que la décision de Lennon dépendrait d’elle. Elle avait mon avenir entre ses mains et elle adorait ça. Elle savait, elle aussi, que Lennon n’avait pas envie de ça. Il n’était pas si téméraire. Il avait du courage lorsqu’il se déplaçait à dix, sinon, il évitait les problèmes. Dans la baston, Lennon aimait donner des coups et beaucoup moins en recevoir. Il adorait frapper avec son poing américain sur la face d’un type, mais lorsque ce dernier était bien tenu par un autre garçon de notre bande. J’avais déjà tenu des bras pour lui. Je savais qu’il cognait bien. Et puis, je ne lui en ai jamais voulu d’être un peu lâche. Ça, il faut que tu le saches, Jongchul, que tu le saches et que tu le retiennes, on survit plus longtemps à la tête d’un gang quand on est lâche.

Baehyun caressa son poing, comme il l’aurait fait avec un chiot blessé, sans que son sourire en coin ne cesse. Il prit alors une voix plus grave et parla tout bas :

— J’ai appris : frapper un homme à terre est une honte pour certains. Pour moi, c’est un code de conduite : il faut immobiliser avant de cogner ou de corriger. Et je ne me déplace jamais seul. « Seul on peut être faible, ensemble nous sommes plus forts ».

Lee s’assura que Jongchul reconnaitrait la référence. Cela lui sembla évident, il s’agissait du slogan de la campagne du maire de Nasukju. Baehyun lâcha son poing et reprit le court de son histoire :

— Naïnaï n’a rien dit, pas prononcé une seule phrase, mais elle a fait un geste : elle a décroisé les jambes. Lennon a fait une drôle de tête. Il a inspiré par le nez bruyamment, comme pour mieux sentir dans l’air le parfum d’une promesse de sexe. Il n’était plus question de jouer au lâche et de risquer de voir se refermer ces deux jolies cuisses. Après tout, j’étais plus jeune, plus petit et plus maigre. Il ne pensait pas prendre un grand risque.

Comme pour marquer un suspense, le président s’arrêta dans son discours. Il interrogea celui qui avait bu dans son verre. Puisqu’il n’y avait apparemment aucun danger, il but plusieurs gorgées de Golden Blue. Puis, il reprit le récit là où il l’avait laissé :

— Nous nous sommes battus dans la cour de récréation d’une école élémentaire, à la tombée de la nuit, sans les gosses bien sûr. Il y avait un petit terrain de basket. Nous avions choisi nos armes d’un commun accord. Nous n’avions pas d’armes à feu, seulement un sabre traditionnel coréen, un Gum, qu’on avait volé dans les beaux quartiers. Nous avons donc décidé de lutter au poing américain. Lennon était très confiant. Il a ritualisé le combat pour marquer le coup. Il a dit que le sabre traditionnel de notre gang serait le symbole de son chef. Il a posé le Gum, appuyé sur le tronc d’un arbre, et il a dit que le vainqueur aurait le Gum, la présidence et l’argent. Si j’échouais, je devais me déshabiller, lui donner tout ce que j’avais jusqu’à mon dernier slip et le servir jusqu’à la fin de mes jours, comme un chien tenu en laisse. Je n’aurais plus le droit de rien posséder d’autre que ce qu’il me donnerait. En gros, je devenais son esclave. J’avais un plan simple. Je devais frapper le premier, pour qu’il soit désorienté et qu’il puisse pas profiter de sa force physique. Et c’est ce que j’ai fait, j’ai pris l’avantage dès le premier coup. Là !

Baehyun apposa son poing sur le coin de la mâchoire de Jongchul.

— Puis, le nez. Il s’est cassé au premier choc. Lennon était sonné, mais a foncé sur moi tête baissée. Il m’a planté son crâne, là !

Le président du Jusawi enfonça sa main sous son propre sternum et fit semblant de tousser.

— Il m’a coupé la respiration et il m’a frappé au visage, mais je suis resté debout. Le combat a duré jusqu’à ce que la première étoile apparaisse dans le ciel de la nuit. Par moments, j’avais le dessus, à d’autres, c’était lui. Jamais nous ne tombions au sol. Jamais nous ne réussissions à pousser l’autre en dehors des limites du terrain, ce qui aurait provoqué sa défaite. J’avais perdu exactement onze dents.

Baehyun ouvrit la bouche pour dévoiler sa dentition, Jongchul ne vit rien d’autre qu’un alignement impeccable d’incisives, de canines et de molaires.

— Je sais ! On ne voit plus rien. Un médecin plasticien-dentiste de Séoul, l’une des rares fois où j’ai dû quitter ma ville. Mais ça en valait la peine, mes dents sont parfaites. Je te cache pas qu’avec les filles le sourire édenté, c’était moyen ! Une ou deux en moins, elles reculent déjà de deux pas, alors onze ! Elles partaient en courant. Mais pour revenir au combat : il y avait autant de dents pétées des deux côtés. Les phalanges, le nez, les lèvres fendues, les arcades défoncées. Je ne sais pas si Lennon a eu le temps de se dire que même s’il gagnait, Naïnaï n’irait pas dans son lit tout de suite, avec sa gueule de gars qu’a fait la guerre. Elle faisait une sale tête, assise en tailleur sur un coin de pelouse. C’était peut-être la première fois qu’elle voyait son voyou de copain pour ce qu’il était.

« Finalement, j’ai pris le dessus avec un coup bas, sous la ceinture. Il s’est plié en deux et j’en ai profité. J’ai fracassé Lennon, devant sa copine, et devant tous les gars de sa bande. Je l’ai tapé jusqu’à ce qu’il ne réagisse plus, qu’il n’arrive même plus à maintenir ses bras devant sa tronche. J’ai pris le Gum. La paume de ma main tâchée de sang a sali le tissu tressé qui recouvrait le manche. J’ai brandi le sabre au-dessus de ma tête.

Devant son assistance, le conteur mima le geste.

— J’avais gagné ! Après ça, Lennon m’a rendu mon argent et il a quitté la ville. Ici, à Nasukju, tout semblait lui rappeler sa défaite, les gars du gang, c’est sûr, la petite Naïnaï, avec laquelle il n’a jamais baisé, mais aussi le quartier tout entier. Je pense que même les pavés des rues lui faisaient l’effet de le rejeter. Nasukju est un peu comme ça ! C’est une ville qui prend et qui donne. On y né, on y vit et, des fois, elle vous rejette parce que vous n’êtes pas assez bien pour elle. Être un gangster à Nasukju, ça se mérite, ce n’est pas donné à tout le monde. Lennon a perdu et j’ai gagné.

Baehyun s’avança vers Jongchul, pour approcher ses yeux des siens. Le jeune gangster se dit qu’il n’avait jamais croisé un regard comme celui-ci auparavant, malicieux au point de confiner à la folie.

— C’est là que je voulais en venir. On peut mentir et faire des promesses qu’on ne tiendra pas. Lennon m’a trahi. J’ai pensé qu’il me donnerait mon argent parce qu’on était amis. J’ai cru que l’amitié avait une valeur. En fait, ce ne sont pas ces valeurs-là qui, soi-disant, gouvernent le monde. Ces belles morales dont nos mères nous gavent de génération en génération : l’amitié, la piété filiale, la bravoure et la courtoisie, elles ne valent rien. Les bonnes femmes nous racontent n’importe quoi ! En réalité, les hommes fixent les règles du jeu, ils gagnent ou ils perdent, mais c’est comme ça que ça marche. La vie est un jeu. Les plus doués et les plus chanceux survivent, les poissards et les lents crèvent. Tu vois. Et surtout, le plus important, c’est d’être là le jour où on fixe les règles. J’ai moi-même provoqué le duel contre Lennon. Aujourd’hui, les casinos que je possède ont des machines qui sont réglées selon mes décisions. Et maintenant, nous fixons nous-mêmes les règles du contrat que nous lie tous les deux. Nous maitrisons la situation… surtout moi.

Il fit un clin d’œil.

— Le jour où j’ai failli tuer Lennon. J’ai récupéré mon argent, mais j’ai surtout gagné la tête d’un petit gang qui n’avait même pas de nom. J’ai pris l’argent du loto, les douze gars qui étaient sous mes ordres et on a marché sur Nasukju. J’ai donné un nom à la bande : Jusawi. J’ai toujours un dé de jeu sur moi.

Baehyun se contorsionna pour sortir de sa poche un petit dé rouge à pois blancs. Il le fit rouler avec minutie entre ses larges doigts :

— Mon grigri : Jusawi.

Il referma sa main pour enfermer l’accessoire dans son poing fermé.

— Ma bande est devenu un petit gang. Et mon petit gang est devenu un gros gang. Nasukju possède son lot de gangsters et de criminels. Il y a des dizaines de petits gangs et aussi quelques gros calibres. On s’est battu jusqu’au sang avec le Pian Kkoch, un gang plus ancien que mon arrière-grand-mère. Je l’ai relégué à la presqu’île de Seo, qu’on voit là-bas. Bientôt, on déménagera dans cet autre immeuble, plus haut que celui-ci. Tu fais partie d’un putain de gang, Jongchul. Un putain de destin s’ouvre à toi. Il faut juste que tu saisisses ta chance…

Baehyun attrapa le poignet de Jongchul et lui serra la main sans lui laisser la possibilité de refuser, ce que de toute manière le jeune homme n’aurait pas fait. Lorsqu’il écarquilla de nouveau ses doigts, Jongchul vit que, dans la paume de sa main, il y avait le symbole du Jusawi.

— Tire au dé, petit ! Tire ! Si tu es un chanceux, je ferais de toi quelqu’un d’important dans mon entourage ! Vas-y !

— Mais si je suis malchanceux ?

Baehyun rit bruyamment, puis passa sa main dans ses cheveux longs, dégageant son front.

— Qu’est-ce qui t’autorise à me poser cette question ?

— Les règles du jeu, M. Lee, vous avez dit qu’il était important de bien connaitre les règles des jeux auxquels on participe. J’applique vos conseils.

Un nouveau rire, une tape dans le dos et Baehyun répondit :

— Si tu es malchanceux, je t’écarterai de moi. Je n’ai pas besoin d’un porte-poisse, même si t’es futé. Bon, maintenant, vas-y, tire, c’est un ordre !

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