44. Jongchul

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La plage et le crépuscule, quel cliché ! Qu’est-ce que Jongchul pouvait être cliché ?

Poésie, baisemain, concert de violons et, maintenant, veillée sur la plage. Hyuna ne savait pas que les garçons aussi vieux jeux existaient encore, mais c’était avant de connaitre Jongchul. C’est ce romantisme ordinaire qui lui avait fait comprendre que, pour plaire à cet homme, elle devait se couler dans le moule de la gentille jeune fille d’éducation moyenne.

La première fois qu’il l’avait vue, heureusement pour elle, elle était en tenue de blanchisseuse, une toque sur la tête, les cheveux gentiment attachés. C’était cela qu’il recherchait : une blanchisseuse, une repasseuse, sage et serviable. Elle ne s’était donc jamais présentée devant lui avec ses jeans troués, ses décolletés plongeants. Elle était allée s’acheter des tenues classiques, des pulls à col Claudine, des ballerines et des blue-jeans neufs.

Il fallait qu’elle prenne sur elle pour rester dans ce rôle de fifille à son Jongchul, propre sur elle, docile et sensible aux charmes d’une sortie sur la plage. Heureusement, le résultat était là, Jongchul l’appréciait de plus en plus. Il ne se passait pas une journée sans que Hyuna ne se dise qu’elle avait eu vraiment beaucoup de chance de le rencontrer.

Durant tous ces mois qu’elle avait passés au Taejogung hôtel, il ne s’était pas écoulé une journée sans que l’ancienne membre du Pian Kkoch ne pense à Baehyun et à sa mère. Elle voulait sa peau. Mais ne voyait vraiment pas comment approcher cet homme.

Paradoxalement, Baehyun était un mafieux très célèbre et extraordinairement visible. Contrairement aux pratiques du Pian Kkoch, gang ancien et secret qui œuvrait dans l’ombre, le Jusawi était une organisation criminelle nouvelle, qui aimait faire l’étalage de son pouvoir en plein jour. Le Jusawi était une entreprise cotée en bourse et son président, Lee Baehyun donnait des interviews régulièrement à la presse. Chacun savait que sa fortune lui venait de ses casinos. Il y avait des rumeurs, lancées probablement par Baehyun lui-même, qui circulaient autour de lui et de son clan, des histoires de meurtres, d’alliances et de corruption. On racontait que l’actuel maire de Nasukju devait son ascension en politique et son élection à cet homme. On narrait que les juges qui s’attaquaient au clan Jusawi perdaient leur poste et que ceux qui osaient s’intéresser plus directement à lui perdaient plus que leur emploi. Il faisait partie des êtres qui font parler d’eux avec un mélange de crainte et de fascination. Pour Hyuna, il n’était jamais plus que l’homme qui l’avait violée, l’homme qui avait tué sa mère. L’oublier révélait de l’impossible, surtout pas quand elle constatait sa fortune et sa prospérité. Il vivait trop heureux et cela l’insupportait.

L’invulnérabilité de Baehyun valait autant pour les autorités que pour une jeune femme mue d’un désir de vengeance. Elle avait étudié les habitudes du président et constaté qu’il était un véritable paranoïaque quand il s’agissait de sa sécurité. Monsieur Lee avait conscience d’avoir beaucoup d’ennemis. Il vivait terré dans ses casinos, dirigeant son empire depuis les plus hauts étages de ses immeubles privés. Il ne sortait presque jamais et s’il le faisait, c’était accompagné de ses hommes. Il se déplaçait dans des voitures blindées, portait un gilet pare-balles.

Bien que Hyuna n’ait pas l’intention de commettre le crime parfait, elle ne pouvait rien contre lui. Elle avait espéré pouvoir faire un assassinat, à la manière d’Oswald, se mettre à couvert en attendant son passage, avec son Canik Shark dans la poche. Mais, même en jouant la kamikaze, elle n’avait pas la certitude d’obtenir la tête du présidant du Jusawi. Baehyun n’était pas Kennedy, il ne paradait pas en pleine rue. Il était plus intouchable qu’un chef d’État, plus invulnérable qu’un dictateur soviétique.

Peu importe ce que Hyuna était prête à sacrifier en échange de la peau de Baehyun, sa vengeance lui était inaccessible et ça la rendait folle.

Et puis, alors que le désespoir la déprimait davantage chaque semaine, il y eut ce boulot à la blanchisserie. Plus encore que les précédents, c’était un boulot de merde. Trois jours là-bas et elle avait déjà envie de tout plaquer. Le patron était bien trop laxiste, mais les employés, une bande de victimes sans imagination, n’avaient même pas l’opportunisme de s’en servir pour glander. L’humidité capiteuse des locaux l’asphyxiait en permanence. La chaleur des fers à repasser, ajoutée à celle de l’activité physique, mettait son corps en feu. Pour compenser la transpiration qu’elle perdait, elle devait boire plusieurs litres d’eau par jour. Elle occupait tous les postes : le repassage, le pliage, le montage, le sèche-linge et l’accueil. La très coquette Hyuna avait du mal à accepter de devoir servir le client en étant souvent mal mise, le visage moite, le maquillage coulant, la peau rouge et les cheveux hirsutes. Le seul avantage résidait dans le fait de ne pas se faire draguer. Du moins, jusqu’à l’arrivée de Jongchul.

Elle avait profité, une fois de plus, de la faiblesse de son patron pour demander à prendre l’air, au prétexte de fumer un peu. Devant les vitrines, elle s’était littéralement laissée sécher sous un soleil fade, dans l’air sec, mais froid, du mois de décembre. La blanchisseuse n’avait pas mis sa veste en sortant. Elle était passée sans transition d’un intérieur tropical à un extérieur d’hiver coréen. La neige n’avait pas fondu, recouvrait en partie l’asphalte du trottoir. Une fois sèche, Hyuna avait commencé à croiser les bras pour se tenir chaud. Ces changements de températures brutaux allaient finir par la rendre malade.

— Excusez-moi ? avait demandé une voix masculine, au timbre bas et presqu’en chuchotant.

Hyuna avait découvert Jongchul pour la première fois. Elle l’avait peut-être déjà servi au comptoir, mais n’en avait pas gardé le moindre souvenir. Son visage n’avait pas l’expression coutumière de ceux qui l’abordent en général. Jongchul avait parlé avec lenteur, prévenance et une certaine forme de fragilité.

— Vous m’avez l’air d’avoir froid ?

Il n’avait posé que des questions, pour la pousser à parler sans doute.

— C’est la différence de températures qui me donne froid. À l’intérieur…

Un frisson incontrôlable interrompit sa phrase que l’homme compléta.

— … il fait très chaud. J’ai pu le constater tout à l’heure, en allant chercher mon linge, que les machines dégagent chaleur et humidité. Mais je ne peux pas vous laisser comme cela…

Jongchul avait alors retiré sa veste pour la déposer sur ses épaules, sans en profiter pour la serrer ou la peloter. Hyuna n’avait rien fait pour l’en empêcher.

— Voilà. De cette manière, vous n’attraperez pas la mort. Cela serait une perte, j’en ai peur, pour cette blanchisserie.

Hyuna avait souri, certaine à présent qu’il était en train de la courtiser. Le pauvre, s’il savait à quel point il n’avait aucune chance. Hyuna ne s’était pas énervée, car l’homme n’avait pas l’air collant. Elle avait songé qu’il lui suffirait de prétendre qu’elle vivait en couple pour qu’il s’éclipse poliment. La veste était d’une très bonne fabrication, confortable, agréable au toucher, elle avait réchauffé efficacement la jeune femme, d’autant plus qu’elle était encore chaude de son porteur.

De bonne humeur, Hyuna avait offert à Jongchul un regard de remerciement. Elle avait pris le temps de le dévisager un peu mieux. Visage long et agréable, yeux sombres, qu’elle jugea éteints. Il avait dû se raser une semaine auparavant, environ, car il avait une fine moustache au-dessus des lèvres et un menton fort où saillaient des poils drus. Ayant abandonné sa veste, il s’était retrouvé en chemise. Il semblait prêt à se rendre à un quelconque rendez-vous professionnel.

— Vous travaillez depuis peu de temps ici ? Je dépose mes costumes dans cette blanchisserie depuis… huit ans. Si vous aviez travaillé ici auparavant, je vous aurais forcément remarquée.

La blanchisseuse avait levé les yeux au ciel. Elle avait connu plus lourd comme approche, mais déjà ce petit jeu était en train de la lasser.

— Je suis là depuis trois jours, avait-elle répondu succinctement en recroisant ses bras.

— Trois jours seulement.

En raison du froid ou par imitation, Jongchul croisa les bras. Le tissu de sa chemise blanche s’était tendu et s’était accolé à la surface, comme un film étirable transparent. La carnation de sa peau était devenue visible. Certaines chemises d’homme, c’était le cas de celle-ci, sont parfois transparentes quand on y regarde de très près. Ce que Hyuna avait vu, au travers de ce tissu, avait soudainement emballé son cœur. C’était comme si elle venait de découvrir un serpent et que la surprise la tétanisait sur le moment. Heureusement pour elle, Jongchul n’avait rien remarqué et continuait de lui parler sur un ton remarquablement courtois.

— Je sais que cela peut paraitre précipité, mais je voudrais que nous nous revoyions. Ailleurs que dans cette blanchisserie, comprenez-moi. Je voudrais vous inviter, apprendre à vous connaître un peu. Je connais un excellent café, qui fait surtout de très bonnes viennoiseries. Vous n’imaginez pas à quel point… je n’ai pas l’habitude de faire ça.

Elle l’avait trouvé d’une grande maladresse. En d’autres circonstances, elle aurait pu trouver son comportement touchant, mais Hyuna était bouleversée. Elle avait jeté des coups d’œil, aussi discrets que possible, à l’avant-bras de Jongchul. Elle ne pouvait pas se tromper, il s’agissait du tatouage clanique du Jusawi. Cet homme, qui était en train de tenter de lui offrir un café, était un criminel qui travaillait pour celui qui avait tué sa mère. Hyuna maudissait, jusqu’au plus petit, au plus insignifiant chauffeur qui travaillait sous les ordres de Lee Baehyun. Et s’il n’y avait eu que ça… Non seulement ce tatouage, par ses couleurs et ses motifs cubiques signait une appartenance au Jusawi, mais son emplacement, sur l’avant-bras droit, indiquait qu’elle était en train de parler avec un gangster haut placé.

— Je…, avait bredouillé Hyuna. Je m’appelle Hyojin.

Il avait eu l’air gêné.

— Euh, oui, je suis désolé. Je m’appelle Jang Jongchul. Vous accepteriez ?

À l’écoute de ce nom, qui ne lui était pas inconnu, Hyuna eut comme un vertige. Le serpent qui avait croisé sa route était une espèce venimeuse mortelle. Elle ne pouvait que détester cet homme de toute son âme, mais elle devait aussi entendre sa raison, saisir ce que le destin lui mettait si ironiquement entre les mains. Elle aurait été la dernière des idiotes de ne pas en profiter. Hyuna avait baissé un peu les yeux et avait répondu :

— Je serai enchantée d’accepter, M. Jang.

Pour tous les rendez-vous qui avaient suivi, Hyuna s’était construit un personnage de composition. Elle était Hyojin, une petite blanchisseuse sans histoire, polie et effacée, mais qui s’ennuyait et recherchait à mettre un peu d’adrénaline dans son quotidien. En apprenant que Jang Jongchul appartenait à la pègre, au service de l’un des hommes les plus riches de Nasukju, elle aurait montré un intérêt malsain pour la vie immorale de Jongchul. Elle serait un peu impressionnée, un peu effrayée, néanmoins, à la suite de quelques hésitations, la curiosité aurait pris le dessus et elle aurait fini par questionner son mystérieux béguin.

Jusque-là, Jongchul avait marché, il croyait véritablement avoir mis la main sur une ingénue en mal de sensations fortes. Hyuna avait pris des précautions pour ne pas éveiller les soupçons. Elle ne posait pas beaucoup de questions et n’insistait pas plus que ne le ferait une jeune fille curieuse devant son badboy. Elle faisait parfois semblant d’être effrayée ou rattrapée par des valeurs morales, comme si elle luttait avec elle-même, partagée entre son excitation et sa bonne éducation. Elle ne s’était pas trompée au sujet de Jongchul, ce personnage de demoiselle sage qui se laisse corrompre sous son influence l’excitait, elle le voyait bien.

Chaque fois que Jongchul se confiait sur ses activités criminelles, Hyuna faisait en sorte de le récompenser. Hyojin était en effet le genre de fille qui se laisse plus facilement approcher, après qu’on lui avait raconté une histoire de gangsters. Tout le génie de cette mise en scène était là. Mine de rien, elle dressait Jongchul, en lui faisant comprendre que s’il balançait des informations palpitantes sur ses activités de criminel, il obtiendrait l’amour qu’il recherchait.

Malheureusement pour Hyuna, le gangster n’était pas du genre très bavard. Il se confiait parcimonieusement. Jusque-là, toutes les informations qu’elle avait réussies à glaner n’avaient rien d’inédites. Elle savait comment couper de la drogue, recharger une arme à feu ou faire passer des messages à un prisonnier à l’insu des matons. Hyuna savait, mais Hyojin non. Alors, il fallait simuler l’attention et être patiente. Cela valait bien, en effet, qu’elle accepte de se farcir un soleil tombant derrière l’horizon de la mer de l’est.

— Comment est votre père ? demanda soudainement le prétendant.

Hyuna retint un soupir de soulagement. Cela faisait plusieurs minutes qu’il regardait le ciel avec un regard extatique. Elle avait cru qu’il ne parlerait jamais. Or, elle avait remarqué qu’elle obtenait plus de confidences lorsque c’était lui qui engageait la conversation.

— Était, avait-elle répondu.

Hyuna n’était pas une excellente menteuse, mais Luka lui avait appris les bases. L’une des règles en la matière : toujours inclure une part importante de vérité dans le mensonge, car le meilleur moyen pour qu’une parole fasse vraie, c’est qu’elle le soit. Ainsi, puisque Hyuna avait perdu son père très jeune, il en irait de même pour Hyojin.

Jongchul parut sur le point de s’excuser, elle l’en empêcha.

— Non, ne vous en faites pas. Il n’y a pas de mal. Mon père est mort alors que je n’étais qu’un bébé. Un accident professionnel, dans son usine. Ma mère s’est retrouvée seule et ça n’a pas été facile. Surtout financièrement, parce qu’elle ne travaillait pas. Elle a eu du mal à retrouver un fiancé. À cause de moi, parce que les hommes ne voulaient pas d’une femme qui avait déjà un enfant sur les bras.

Pour l’usine, elle inventait. Pour le reste, tout était vrai.

— Mon véritable père, je ne l’ai même pas connu, alors je n’ai pas de peine lorsque je pense à lui.

— C’est étrange…

— Quoi ?

— Je peux vous comprendre, moi-même, je n’ai pas connu mon père.

— Comment est-il mort ?

— Je ne sais pas. Il est peut-être en vie. Ma mère ne savait pas qui il était. Il y a des enfants qui sont désirés, qui sont l’aboutissement d’un projet. Moi, je suis né de l’imprévu, d’un accident de préservatif. M. Lee dit que j’ai été conçu par hasard et qu’il n’y a rien de plus beau que le hasard. Quand il m’a dit ça, je me souviens d’avoir ressenti une grande reconnaissance. Il a été la première personne à considérer que ma naissance avait quelque chose de beau. Avant qu’il ne me dise ça, je me voyais comme une erreur. Il m’a fait comprendre que je n’en étais pas une, que j’étais le fruit d’une volonté, la volonté du hasard, qui est plus noble que celles des humains.

Le dé rouge à pois blancs roula dans la mémoire de Hyuna et s’arrêta sur le six, puis des mots revinrent en boomerang : ce n’est pas moi qui le veux, c’est le hasard. Baehyun avait partagé la même idéologie avec Jongchul et avec elle.

Jongchul ne parlait pas souvent de Lee Baehyun, mais il n’avait pas non plus cherché à lui cacher qu’il travaillait pour lui. Hyuna étouffa sa haine et son dégout comme elle put et chercha à l’encourager pour qu’il parle davantage.

— Vous y croyez, vous, à la religion du hasard ?

— Je ne sais pas. J’accompagne le président Lee depuis des années et, à force, j’ai fini par reconnaitre qu’il n’a pas volé son surnom.

Hyuna fit semblant de réfléchir, avant de dire :

— Le chanceux, c’est ça ?

— Oui… le chanceux. Savez-vous pourquoi il se fait appeler le chanceux ?

— Peut-être parce qu’il a construit sa fortune grâce aux jeux d’argent…

— Une théorie intéressante, reconnut-il, mais non. Bien sûr, c’est vrai qu’un propriétaire de casino doit aimer le jeu et respecter les gagnants, mais… ce n’est pas ce qui lui vaut son surnom, ni ce qui justifie son respect quasi-religieux vis-à-vis du hasard. Je parlais de… sa vie privée, son passé. C’est à cause de son passé qu’il tient toujours à honorer ses paris. Vous voulez que je vous raconte ?

— Je suis toute ouïe.

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