38. Un gars qui se maquille (partie 2)

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Du jour de leur rencontre jusqu’à celui-ci, elle n’avait jamais fait preuve de pudeur envers lui. Ses effeuillages étaient presque quotidiens. Pourtant, dernièrement, il avait eu l’impression de la redécouvrir, admirant ses hanches et, sous la brassière, la forme ronde de ses seins, dont il jugeait la taille idéale. Moins aurait été quelconque, plus aurait été vulgaire. De rares fois, il l’avait vue sans soutien-gorge, deux auréoles brunes semblables à de gros grains de beauté avait attiré son œil, comme les couleurs vives d’une corolle attirent l’insecte et lui montrent où poser la trompe.

— Je mets quoi, alors ?

Hyuna lui tourna le dos pour fureter dans la penderie, à la recherche de la pièce qui conviendrait. Ses bras levés vers les ceintres mettaient en valeur le mouvement de ses omoplates et la fleur de vengeance dansait, comme sous l’influence d’un mystérieux vent.

— Ce que tu choisiras de porter n’a pas d’importance, dit-il. Tu seras toujours belle et tu le sais.

— Flatteur ! répliqua-t-elle en attrapant une robe bleu nuit, sans décolleté, mais trop courte pour la saison.

Puisque l’heure était aux compliments, il demanda :

— Tu me trouves comment en fille ?

— Tu es très mignonne.

— Mais, je te plais ?

— Oui, oui, Jayu, t’es vraiment mignonne comme ça.

L’expression tout comme les mots employés par la jeune femme ne lui plurent pas. Il ne voulait pas être « mignon », ce n’était pas suffisant. Ce n’était pas de ce genre de compliment dont il avait besoin. Mignon. Tendre. Il voulait voir dans les yeux de Hyuna le même désir immoral que celui qu’il parvenait à faire naitre dans les yeux de ses clients, il voulait recevoir de la passion.

— Mais tu préfères en fille ou en garçon ? insista l’adolescent. Je veux savoir ce qui te plait à toi.

— Sincèrement… En garçon, bien sûr.

Jayu se leva et se précipita dans la salle de bain. Laissant la jeune femme devant sa penderie, encore en soutien-gorge.

— Mais qu’est-ce que tu fais ?

— Je vais enlever ce maquillage.

Devant la glace de la salle de bain, son reflet le nargua. La rencontre de sa peau avec les cosmétiques était une alliance heureuse. Ses traits se mariaient naturellement avec les artifices employés habituellement par les femmes. Un accord qui n’était terni par aucune marque de virilité. Pas de dissonance, pas de bizarrerie. Son visage, une fois peint, était bouleversant. L’intensité de son regard, habituellement profond, devenait tragique. Il y avait dans cette figure un pouvoir d’attraction véritable, mais pour quelles inclinaisons ?

Dans le reflet, en plus de cette figure, il vit apparaitre la silhouette de Hyuna, toute vêtue de bleu. Elle suivit son démaquillage. Jayu utilisa successivement six cotons. Un évident gaspillage, un excès de zèle. Il appuya avec force sur la ouate, passant et repassant toujours sur les mêmes zones. Il raclait sa peau, jusqu’à la faire rougir.

— J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? interrogea Hyuna.

— Rien du tout. Je ne veux simplement pas rester une girl, pas une seconde de plus, pas si ça te déplait.

— Si tu voulais porter une robe tous les jours, je ne te jugerais pas, tu sais ?

L’adolescent retira son ruban. S’irrita de cette dernière phrase.

— Tu viens de dire que tu me préférais en garçon.

— C’est vrai. J’ai cru que c’était une question comme ça. Mais, quand je vois ta réaction… Peut-être que tu essaies de me faire comprendre quelque chose ?

La pression dans son thorax devint insupportable, tandis que son cœur s’emballait. Ses yeux cherchèrent ceux de Hyuna, sur la surface lisse de la glace. Les iris jaunes le dévisagèrent et il se sentit nu. Cette gêne, l’absence de maquillage n’en était pas la cause, mais cette frayeur qui précédait une déclaration, surtout quand elle vous échappait. Était-elle en train de comprendre combien il tenait à lui plaire ? Combien il tenait à son amour ? Au-delà. Plus.

— Me faire comprendre que tu es différent, acheva-t-elle.

L’engouement qu’il avait ressenti se changea en déception et susceptibilité, alors qu’il déchiffrait les expressions de Hyuna : implacable affection, lueur de tolérance, très légère pitié. Une grimace déforma les traits de son visage dépoudré. Interprétant mal sa réaction, Hyuna tenta de le rassurer :

— Mais ça ne change rien entre nous, tu sais ! Je t’aime, je t’aimerais toujours autant, quoi que tu sois, même si tu es différent. Je suis ta sœur, je t’aimerais même si tu es le genre d’homme qui a envie de mettre des robes.

Assez ! Il fallait interrompre ce malentendu qui l’accablait.

— Je ne suis pas différent, Hyuna !

Il se leva et lui fit face. Il y avait de la rage en lui, une fougue nouvelle. Il avait envie de la coller au mur et de l’embrasser sur les lèvres, pour lui faire la démonstration de son penchant ordinaire. La couardise l’empêcha d’agir. La bravoure qu’il parvint à rassembler ne lui permit, à défaut du geste que lui réclamait son amour, que de crier :

— Je ne suis pas un homo[1].

Il mit plus de haine dans ce dernier mot qu’il ne le voulait. Mais là, être pris pour ce qu’il n’était pas, par la femme qui, justement, faisait la preuve dans son cœur de son orientation sexuelle… D’autant plus que Hyuna était la personne la plus proche de lui en ce monde. Elle le connaissait plus que nul autre. Elle partageait avec lui toute son intimité, ses secrets les plus inavouables. Même elle ne voyait en lui qu’une autre personne. Trompée par son visage d’ange, celui qui portait trop bien le maquillage. Cette apparence était allée jusqu’à la tromper, elle. Il se sentait trahi, seul et incompris.

Il perçut, au cours d’un clignement de ses paupières qu’un voile humide recouvrait ses yeux. Il ne manquait plus que ça : des larmes. Il tenta de les refouler. Les vrais hommes ne pleurent pas, tout le monde le sait.

— Je suis désolée, s’excusa Hyuna. J’ai cru… te voir en robe, ton attitude.

— La robe, c’est pour les clients. On m’a demandé. Je n’y aurais jamais pensé autrement.

— C’était tellement naturel, insista-t-elle. Jayu, mon petit oiseau, je ne veux pas te vexer. Surtout pas aujourd’hui… oublie ce que j’ai dit…

— Je fais tout ça sans le vouloir vraiment. Je le fais parce que tu me le demandes. Parce que tu as besoin d’argent. Je n’aime pas ça.

Une émotion plus forte encore que la précédente l’étreignit.

Ces derniers mois, il s’était construit un mensonge pour avancer. Il s’était persuadé que se vendre pouvait lui causer, sinon de la joie, de l’indifférence. Mais cette feinte grossière, cette supercherie venait de prendre fin, à l’instant, lorsqu’il avait été obligé d’avouer à Hyuna le fond de sa pensée. De dire ses mots : « je n’aime pas ça ». Jayu détestait son travail, l’abhorrait. Il n’apportait que dégoût. Dégoût de cet acte. Dégoût du corps des hommes. Dégoût de lui-même avant tout. Y compris de ses larmes de faiblesse qu’il ne parvenait pas à retenir. Elles prouvaient qu’il était dépassé par ce que son métier faisait de son corps. Mais, son identité invisible, cachée tantôt derrière des froufrous, tantôt derrière des manières, restait celle d’un homme. Lorsqu’Oxana lui avait demandé d’enlever son t-shirt, Jayu l’avait fait comme un homme, retirant d’abord les deux manches avant de glisser le tout, à l’endroit, par-dessus sa tête.

— J’avais l’impression… tu semblais épanoui. J’avais fini par croire que… ce n’était pas toujours désagréable.

— C’est vraiment ce que tu penses de moi ? Tu penses que je me mets à quatre pattes, que je me cambre et que je jouis bien quand on m’encule ?

Il avait levé la voix. En face de lui, Hyuna changea d’expression, elle qui paraissait jusque-là vouloir se faire pardonner, répondit à la colère par la colère.

— Ne me parle pas sur ce ton…

— Ça ne me fait plus rien, c’est vrai, poursuivit Jayu comme si elle n’avait rien dit, en revenant au sein de son mensonge confortable. Ça ne me fait plus ni chaud ni froid. Ces mecs me passent dessus et ça m’est égal. J’arrive pas à croire que tu puisses penser que j’y prends du plaisir.

— Tu es sûr que tu n’as jamais pris du plaisir ? Jamais ?

Cette insistance. Insister à ce point, au risque de le blesser au plus profond, uniquement pour avoir raison.

— Avoir des orgasmes ? reformula Jayu. Oui. C’est arrivé. Mais si tu me demandes si j’ai ressenti des sentiments, de l’amour ou même une vague attirance, je te répondrai jamais. Jamais, noona.

Hyuna ne trouva rien à répliquer à cette dernière phrase. Le silence les accabla, tous les deux. Ils se dévisagèrent pendant d’interminables secondes, au cours desquels Jayu crut distinguer matériellement un fossé se creuser entre eux. Puis, au moment où il cessa de trembler, il baissa les yeux, vit la dentelle qui ourlait la robe de son costume de girl. Un malaise l’étreint et avec lui les bras de la jeune femme qui lui supplia de bien vouloir le pardonner.

Un sourire triste, qu’elle ne pouvait pas voir, apparut sur ses lèvres. Les mains frottèrent son dos. Cette forme d’affection, toute maternelle, réconfortante, le plaçait dans une position désagréable.

— Ne sois pas en colère. Ne m’en veux pas, s’il te plait.

— Je ne t’en veux pas, murmura-t-il, même si j’essayais… de la colère ? Contre toi ? J’en suis incapable.

Ce n’était pas sa faute à elle. Pendant un instant, il avait véritablement cru que ce qui séduisait les hommes aurait pu la conquérir. Battre des cils, faire voler les jupons de sa robe… Le malentendu avait été causé par lui et ce genre de garçons qu’il avait toujours été. Il ne pouvait en vouloir qu’à lui-même.

[1] Terme péjoratif en Corée du Sud, équivalent de notre « pédé ».

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