36. D'un automne à l'autre (partie 3)

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Le printemps fit éclater les bourgeons et naitre des feuilles d’un vert trop jeune, qui piquait un peu les yeux. Un concerto de chants d’oiseaux accompagnait le défilé de Jayu lorsqu’il traversait les jardins de l’hôtel. Il se demandait parfois si la gérante s’y trouvait. Il n’avait presque plus revu Mme Omoni. Il était souvent question d’elle, dans les conversations des employés, mais elle ne venait jamais la nuit. C’était Narae et Hyuna qui lui transmettaient les consignes de la gérante.

Entre autres, c’était Hyuna qui négociait pour lui. Elle et Jayu touchaient 70% des bénéfices. Jayu n’avait pas le droit de conserver les cadeaux que lui offraient les clients et devait rendre à Narae pourboires et autres bijoux, c’était la règle. Recevoir ces suppléments de revenus étaient très importants pour la maquerelle, car elle s’en servait pour évaluer la cote de Jayu. Mme Omoni augmentait ensuite ses prix en fonction de la satisfaction de ses hôtes et de la saturation du calendrier. Jayu ne recevait que cinq hommes par nuit, jamais plus. Si tous les rendez-vous étaient pris sur le mois, elle augmentait les tarifs les mois suivants et ainsi de suite jusqu’à ce que le tarif deviennent dissuasifs. Là, lorsque des places redevenaient vacantes, il convenait de baisser les prix, et de faire comprendre à Jayu qu’un peu de zèle ne serait pas de trop.

Depuis ses débuts, Jayu avait essuyé une seule baisse de salaire, durant le mois de décembre. Des pressions, venant de Narae et de Hyuna, s’exercèrent sur lui pour le forcer à se remettre en question. Jayu s’appliqua davantage à parfaire son éducation sexuelle auprès des putes de l’hôtel. Oxana, en particulier, lui avait appris des astuces, ainsi que les codes qu’il fallait maitriser pour plaire aux hommes : de l’oreille qu’il fallait prêter aux confidences jusqu’à la tonalité de la voix qu’il convenait d’avoir lorsqu’on simulait. Le garçon essaya des tenues, améliora ses positions et corrigea ses attitudes. Il était entendu qu’il devait paraitre le plus juvénile possible. Sa voix déjà aigue, il la forçait, pour prendre des intonations propres aux femmes. Il s’entrainait à baisser les yeux, à dissimuler ses dents lorsque, souvent, il se forçait à rire.

Les efforts consentis afin de gagner en prestige avaient payé et, au mois de mai, il avait multiplié par deux son salaire. Pourtant, ses augmentations permettaient tout juste de compenser l’effet pervers de l’accoutumance. Pour une droguée comme Hyuna, la tentation de la dépense était plus forte que la volonté d’économiser. Si Jayu gagnait plus, elle consommait davantage et la rupture de stock survenait tout de même, comme le prouvaient les fins de mois, rendues difficiles par ses humeurs.

Dans ces moments-là, il arrivait à Jayu de parler des lendemains. Il s’approchait de sa noona apathique pour l’interroger sur l’avenir.

— Qu’est-ce qu’on fera, tu crois, dans cinq ou dix ans ?

Il lui parlait de l’étranger, de voyages et de forains. Il voulait faire des projets avec elle, mais Hyuna avait la capacité de projection d’un hippocampe.

— Dans cinq ans ? Je ne sais pas ce que je vais faire demain ! Dans cinq ans !

Elle avait l’air de se moquer de lui en disant cela. À l’entendre, c’était lui l’insensé.

— Tu nous fais une crise d’adolescence, c’est ça ? Tu n’es pas content de ce que tu as ?

— Mais je ne vais pas pouvoir faire ça toute ma vie. Il faut penser à ça.

— Et qu’est-ce que tu pourrais faire d’autre ? Tu es bon à quoi ? Sorti de la prostitution, avec ton niveau d’étude, tu ne gagneras pas de quoi faire les voyages dont tu me parles. Pourquoi tu voudrais trouver un autre travail, alors qu’ici, tu es le meilleur à ce que tu fais ?

Qu’elle ait raison l’irritait, il n’avait pas d’argument à opposer à sa propre médiocrité. Jayu ne se connaissait aucun talent, à part celui d’être ce genre de garçon qui plaisent à des hommes plus âgés. Ce n’était pas forcément ce qu’il aurait voulu inscrire dans la liste de ses « qualités », mais il en tirait une certaine gratification. Ce n’était pas désagréable d’entendre dire dans la bouche de cette commère d’Oxana que, dans les bruits de couloirs du Taejogung hôtel, des chants de jalousie le poursuivaient parfois.

Toutefois, malgré l’expérience qu’il avait gagnée, Jayu restait le même par certains aspects, par exemple, lorsqu’il s’agissait de s’opposer à un acte sexuel. Les accords de principes faits, entre Mme Omoni et les clients, le protégeaient de la plupart des abus. La majorité d’entre eux ne tentait pas de transgresser les règles. Pourtant, il arriva à quelques reprises qu’une main glisse en direction de son sexe et commence à le caresser.

Un mot, Jayu n’avait qu’un mot à dire et le client désobéissant aurait sans doute arrêté son geste, mais ce mot ne sortait pas et l’adolescent devenait la victime de lui-même. Traitre corps, qui sans son autorisation réagissait à la stimulation érotique, alors que les mauvais souvenirs resurgissaient.

Le pire, c’était que les hommes agissaient ainsi avec lui en pensant lui donner du plaisir et ce n’était certainement pas l’érection de Jayu qui allait leur faire penser le contraire. Il avait trouvé le courage d’évoquer ce problème avec Oxana. Elle lui avait conseillé de penser à autre chose. Elle-même songeait parfois à d’autres personnes lorsque l’apparence d’un client la repoussait.

Cela faisait un an qu’il travaillait au Taejogung hôtel, lorsqu’une fois encore, un client sentimental décida d’aventurer ses mains entre ses jambes, en espérant lui donner du plaisir. Jayu ferma donc les yeux et, sans qu’il n’ait le temps de vraiment y réfléchir, elle surgit sous ses paupières closes : une image nette de Hyuna en train de rire. Il laissa la vision s’installer. La femme de ses pensées se mit à tourner sur elle-même. Jayu osa peu à peu se représenter les autres parties de son corps, quitter son visage, descendre dans sa nuque, glisser sur son dos, caresser son tatouage de fleur de vengeance, aller, plus bas encore, les reins, les fesses. Jayu soupira, autant sous l’effet de l’étreinte de la main qui le touchait que de l’image agréable qu’il venait de bâtir dans son esprit. Constatant qu’il était réellement agréable de penser à elle pendant que son partenaire agissait sur lui, il persévéra, et cette fois, il l’imagina non pas en train de rire, mais en train de jouir : expression sérieuse et profonde, celle d’une joie si intense qu’elle ressemble à de la douleur.

Un miaulement de plaisir s’échappa de la gorge du prostitué. Le client l’embrassait dans le cou, puis sur la bouche. Il ne remarqua même pas que son amant du Taejogung hôtel n’était plus que physiquement présent dans ses bras, son esprit appartenant à d’autres étreintes.

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