16. Le manège à sensations (partie 3)

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Jayu se demanda combien de temps Hyuna mettrait avant de lui dévoiler les véritables intérêts qu’elle lui portait. En attendant, faire semblant de lui sourire ne lui venait pas. Il se sentait pourtant faible avec elle, une faiblesse qui lui donnait envie de croire que, peut-être, cette fois, on agissait envers lui par douceur. Cette perspective lui était si séduisante, elle faisait naitre en lui un espoir si vif, qu’elle lui était intolérable.

Jayu conserva donc sa méfiance et plutôt que de contenter la jeune femme par un sourire, il mit ses mains dans les poches de sa doudoune et baissa les yeux pour dissimuler son embarras. Il craignait qu’elle ne prenne mal son attitude.

— Pardon, dit-il.

Elle n’insista pas. Le prenant par la main, elle l’entraina vers un arrêt de bus, et en montant dans l’un d’entre eux, elle lui demanda :

— Tu ne me demandes pas où on va ?

— Je sais que nous allons à Game-Play, rappela-t-il.

— Tu y es déjà allé ?

— Non.

Jayu n’avait jamais visité un parc d’attractions de sa vie. Les gosses qui grandissaient dans des conteneurs n’y allaient pas souvent.

— Tu vas voir. Tu vas adorer.

Quelques arrêts plus loin, ils arrivèrent. À présent, il faisait parfaitement nuit, ce qui rendait encore plus immanquable l’immense porte qui accueillait les visiteurs de Game-Play. Malgré lui, la bouche de Jayu s’ouvrit en grand, laissant entrevoir ses dents de devant, dans une expression qui amusa la grande fille.

Devant eux, il y avait une grande ouverture de forme romane, de six mètres de haut au moins, très art déco, surmonté par une sorte d’éventail sculpté dans la pierre. Des affiches colorées, éclairées, étaient suspendues de chaque côté. On y voyait des héros de dessins animés qui souhaitaient la bienvenue à Game-Play.

Hyuna le fit avancer dans une maigre file d’attente. Il faut dire que prendre des billets à cette heure-ci revenait à acheter un gâteau entier pour n’en avaler qu’une unique part. Seules des personnes pour qui l’argent n’était pas un problème pouvaient se le permettre.

Devant le guichet, Jayu observa Hyuna sortir les billets offerts par Haïja. Déjà, quand il l’avait vue piocher pour la première fois dans leur réserve, dans la boutique de vêtements, il s’était demandé si cela était bien raisonnable de gaspiller une partie de leurs fonds dans un bonnet. Là, il n’en était même plus à se poser la question. Ils n’avaient presque rien et Hyuna faisait le choix de leur payer des entrées dans le plus convoité des parcs d’attractions de la ville ! « Pas bien raisonnable » était sans doute en-dessous de la vérité.

Jayu garda bien pour lui ses réflexions. Il ne connaissait pas assez Hyuna pour oser la contredire. Et puis, il devait bien s’avouer que la tentation était forte. Il s’agissait de Game-Play tout de même ! Un mystère inassouvi entourait ce lieu dans l’imaginaire de Jayu. Il tentait déjà de regarder par-delà la porte, au-dessus des cloisons occultantes. Il parvenait à percevoir quelques lumières, les sommets des montagnes russes. Plus que ses yeux, ses oreilles s’imprégnaient des excédents issus de cet étrange espace. Il entendait des dizaines de musiques superposées former une symphonie disharmonique. Il entendait les voix amplifiées de chauffeurs de manège promettant des « accélérations » et il entendait les cris de joie d’enfants et d’adultes mêlés.

Il voulait y aller.

— Personne ne pensera à nous chercher ici, chuchota Hyuna. En ce moment, le Pian Kkoch doit être en train de contacter toutes ses relations pour vérifier si une fille dans la vingtaine, blonde et accompagnée d’un petit garçon demande pour une chambre d’hôtel. Mais ils n’auront jamais l’idée de venir nous chercher ici.

Le prétexte était trop beau pour ne pas être décelé, mais Jayu ne souffla mot. L’attente ne fut pas longue et bientôt ils firent face à une guichetière bigleuse et frisée qui mastiquait le bâton d’une sucette dépourvu depuis longtemps de son sucre. Une fumeuse en manque, sans doute.

— Deux entrées et une chambre pour la nuit, s’il vous plait.

— Vous vous y prenez tard. Pour l’hôtel, la réservation est indispensable.

Hyuna parut surprise et désappointée.

— Vous êtes sûres, insista-t-elle, il ne vous reste rien. Pas de désistements ? S’il vous plait... c’est l’anniversaire de mon petit frère.

Hyuna passa son bras autour de ses épaules, le serra contre elle pour simuler une affection fraternelle. L’hôtesse se pencha en avant dans son kiosque pour découvrir Jayu, qui ne répondit pas à son sourire autrement qu’en claquant des dents. Il n’avait pas l’impression d’avoir fait grand-chose pour, mais la guichetière parut attendrie.

— Je vais voir ce que je peux faire.

Après un coup de téléphone, elle leur proposa une chambre. Un jeune couple en lune de miel avait soudainement annulé.

— La femme a appelé à quinze heures, elle pleurait d’après ce qu’on vient de me dire. Comme quoi, le malheur des uns fait le bonheur des autres… Si vous voulez mon avis, les hommes ne sont pas fiables. Les couples sont fragiles, alors que ce que vous partagez avec votre petit frère… La famille. Rien n’est plus solide que la famille.

Tout en parlant, elle remplissait le formulaire d’entrée pour l’hôtel et le tendit à Hyuna qui signa d’un faux nom.

— En revanche, il ne s’agit pas de deux lits jumeaux.

— Ce n’est pas grave, on fera comme quand on était plus jeunes, chez mamie. N’est-ce pas, mon petit oiseau ?

Elle lui adressa un clin d’œil complice. Jayu aurait dû répondre quelque chose, au moins esquisser un signe de confirmation, mais il resta sans bouger à se demander ce que des frères et sœurs normaux font chez leur mamie quand ils sont jeunes.

— Il a déjà douze ans ou non votre petit frère ? Les billets enfants et ados sont différents.

Hyuna jeta un rapide coup d’œil vers Jayu, comme si elle cherchait à deviner son âge. Puis, elle fit semblant de bien connaitre la réponse à cette question :

— Oui, déjà… douze ans aujourd’hui, il grandit trop vite.

Jayu conserva le silence. Il aurait été malvenu de contredire Hyuna dans ces circonstances. Il fit donc semblant d’être en accord avec tous les mensonges qui venaient d’être proférés.

— Reste enfant le plus longtemps possible, petit, ajouta la vendeuse en lui tendant son billet adolescent.

Jayu attrapa son ticket brillant et oublia bien vite cette histoire d’âge en entrant dans le parc. Ses yeux ne savaient plus où se poser. Tout était étincelant, clignotant, sonore. Tout était joyeux, absurde ou mystérieux. Il y avait des enfants qui couraient, des couples se tenant par la main, des personnes déguisées et des stands de friandises qui lui mirent rapidement l’eau à la bouche. Il y avait tant à voir qu’il faillit à plusieurs reprises tomber, à force de garder les yeux levés sur toutes ses distractions fabuleuses.

Il avait remarqué que Hyuna se délectait de ses réactions, mais il ne chercha pas à paraitre moins ébahi. Elle lui proposa des beignets recouverts de sucre rose. Il obtint à la place une pomme d’amour, avec son glaçage traditionnel, moiré et rouge. Jayu aimait tout ce qui était en sucre, tout ce qui fondait, collait, piquait, pétillait et glissait sur la langue. Ici, la couche de sucre épaisse colla sur ses dents plusieurs minutes. Il adora, au point d’en souhaiter, mais il n’osa pas demander.

Hyuna avait proposé de tourner dans le parc et de choisir ensuite ce qui lui ferait le plus plaisir. Jayu avait accepté, soulagé, il lui sembla préférable de laisser le temps à son esprit d’assimiler ce qu’il désirait vraiment. Il ne le montrait pas, mais son cœur battait très vite, surexcité par autant d’amusements. Un tour de parc pour prendre le temps de se calmer un peu l’apaiserait. Il fallait qu’il prenne son temps, s’il se jetait sans se mouiller la nuque dans un bain de joie pareil, il risquait l’hydrocution psychologique.

Ils avaient pratiquement fini leur tour de parc, lorsqu’ils passèrent devant un grand manège à sensation. Jayu cessa soudainement de marcher et de suivre Hyuna. Il était trop curieux de connaître l’avenir de ces aventuriers, ceux qui avaient osé grimper à bord de cette étrange tour. La structure, tout en hauteur, était en fait un pilier qui hissait en altitude une plate-forme sur laquelle les passagers étaient assis. Leurs chaises montaient, donc, lentement, à la verticale, à près de vingt mètres au-dessus du sol.

Jayu regarda leur visage. Ils souriaient pour la plupart, malgré la menace évidente qui pesait sur eux. Soudain, la plate-forme redescendit en chute libre. Jayu en eut la chair de poule. Les gens crièrent à plein poumons.

La machine s’amusa ensuite avec eux, avec la cruauté du chat qui s’amuse à relâcher sa proie pour mieux la rattraper. Elle montait, toujours avec cette lenteur destinée à provoquer l’anticipation des passagers, à leur faire sentir que bientôt leur châtiment reprendrait. Puis, le manège les lâchait, soudain, sans prévenir, pour des chutes plus ou moins longues, plus ou moins brutales, par petites saccades ou de toute la hauteur d’un coup. Il mettait ses occupants dans un état d’écartèlement mental : pris entre la certitude qu’il y aura une chute et l’imprévisibilité de son intensité.

Et les gens criaient, criaient, et riaient aussi. Un paradoxe étrange que l’adolescent ne parvenait pas à s’expliquer.

Il ne s’en était pas rendu compte, mais en tournant la tête vers elle, il comprit que tout le temps où il observait le tour de manège, Hyuna n’avait pas cessé de l’espionner. Elle lui souriait en coin, avant de regarder, elle aussi, vers le manège à sensation. Il repéra alors sur ses traits cette peur primaire du vide.

— Pourquoi ? interrogea-t-il.

Hyuna rit.

— Se faire torturer par un manège en forme de tour peut être formidablement réjouissant. Je crois qu’il faut monter dessus pour comprendre.

— Tu l’as déjà fait ?

— Trop haut. Je n’ai pas peur de la vitesse, mais le vide… Toi, tu devrais essayer.

Son ventre se tordit à cette proposition. Il fallait reconnaitre qu’il en avait un peu envie, pour voir. Mais d’un autre côté…

— Non, dit-il finalement.

— Tu as peur, se moqua-t-elle.

Jayu lui jeta un regard vexé. Elle osait se moquer, alors qu’elle-même reconnaissait avoir peur d’y monter, elle qui était plus vieille.

— Et alors ? Toi aussi. Mais… c’est juste que…

La plate-forme était revenue au sol, les occupants détachés descendaient les uns à la suite des autres, en claudiquant un peu, mais visiblement ravis. Ils parlaient fort et échangeaient leurs impressions avec leurs amis, leur amoureux, leurs parents. Plusieurs d’entre eux retournèrent aussitôt faire la queue, pour s’offrir un tour supplémentaire. Jayu observa et en connaissance de cause déclara :

— Je n’ai pas envie d’y aller tout seul. Personne ne fait ce manège seul.

Puisque sa compagne de fête foraine avait le vertige, il avait là une très bonne excuse pour ne pas monter sur cette tour. Il s’apprêtait à repartir, lorsque Hyuna prit une grande inspiration.

— Si je monte avec toi, Jayu, tu le fais ?

Il l’observa sans comprendre.

— Mais tu viens de dire...

— J’ai changé d’avis. Je te regarde depuis des heures et c’est la première fois que quelque chose t’intrigue à ce point. Tu as peur, mais tu as envie de monter. Et je serais une très mauvaise grande sœur si je ne prenais pas un peu sur moi pour te montrer l’exemple. Je fermerai les yeux pour ne pas voir la hauteur. Ou bien, je ne regarderai que toi, jamais en bas. Je peux le faire. Ce n’est qu’un manège après tout.

Il étudia l’attitude de la jeune fille. Blaguait-elle ? Le ferait-elle ? Jayu vit son excuse parfaite disparaitre. Incapable de justifier un nouveau refus, il haussa les épaules.

— Pourquoi pas.

Cent fois, dans la file d’attente du manège, il réfléchit à une excuse pour se défiler ; cent fois, il espéra que Hyuna ne change d’avis. Il ne pouvait détacher ses yeux des gens qui l’entouraient : l’un d’eux était plus jeune que lui, un garçon caucasien, blond. Il n’y avait rien sur son visage pour trahir sa peur, il n’était qu’excitation, sautillant sur ses pieds et parlant dans une langue qu’il ne connaissait pas. Si un gamin étranger de cinq ans son cadet pouvait faire ce manège, il pouvait le faire.

Jayu évitait de regarder Hyuna. Il avait peur de se trahir et de perdre la face. Lorsque l’employé du manège le fit s’assoir, au centre de la rangée, à gauche de Hyuna, et qu’il plaça les sangles autour de son torse, Jayu renonça et dévisagea la jeune blonde. Rien de bien rassurant : elle était déjà solidement attachée à sa chaise, les paupières lourdement fermées, et la peau un peu trop blanche.

Leurs chaises les secouèrent au démarrage de l’appareil. Jayu laissa échapper un cri, autour de lui, les rires lui parurent aberrants. Puis, dans un vrombissement, ils s’élevèrent. Le sol s’éloignait, ses pieds devenus inutiles battaient le vide. Petit à petit, sous ses yeux écarquillés, qu’il ne parvenait pas à fermer, le paysage de tout Game-Play devint visible, en miniature. Bientôt, il fut possible d’apercevoir les grattes ciels de Nasukju, à l’extérieur du parc. Les mains de Jayu serrèrent les sangles de toutes leurs forces.

L’ascension s’éternisait. Sachant que monter signifiait descendre, Jayu se demanda à quel point la sensation qu’on lui réservait serait insoutenable. Il lui semblait impossible qu’il puisse apprécier la suite. Un coup d’œil vers Hyuna lui confirma qu’elle n’avait toujours pas rouvert les yeux.

Et ce fut la chute libre. Jayu ferma les yeux et hurla. C’était une sensation hallucinante, un truc affreux, un truc insupportable. Son ventre lui envoyait un signal de détresse profond d’incompréhension. Puis, la sensation disparut aussi vite qu’elle était arrivée. Il rouvrit les yeux et constata qu’il était en bas. La sensation folle de son bas-ventre était partie, mais il en gardait un souvenir… délicieux. C’était fou, tout simplement fou. Pas douloureux, non, dingue. C’était une sensation absolument dingue.

Il voulut partager sa surprise imminente avec quelqu’un, elle. Les mèches dorées se trouvaient éparpillées, plaquées sur le visage de sa voisine. Se sachant en bas, elle avait osé ouvrir ses paupières. Elle paraissait un peu éprouvée, mais lorsqu’il attrapa son regard, aussitôt, elle lui fit un grand sourire complice.

Jayu sentit exploser en lui la joie issue de l’absurdité de la situation. Il était si dérisoire d’avoir ressenti une peur si grande, pour une chose si fulgurante, si vite libérée. Un soulagement intense, une excitation saine et une joie infantile remontèrent depuis son ventre malmené jusque dans sa gorge. Il partit d’un rire puissant, un rire fou, un fou rire, qu’il ne parvint plus à arrêter, jusqu’à en avoir les larmes aux yeux.

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