12. Le Pian Kkoch sur le dos (partie 2)

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Hyuna laissa éclater son hilarité. Jayu écouta : un rire de gorge s’achevant par une vibration plutôt grotesque. Un rire qui aurait dû être communicatif, mais lui-même resta silencieux. Toute forme de colère ou de dispute le mettait en alerte. Il était bien loin de s’amuser en ce moment, tout comme Haïja :

— Ça te fait rire ?

— Tu l’as bien remise à sa place, la pouf.

Haïja sembla désespérée. Pour la première fois, elle remarqua sa présence. Elle le dévisagea, les sourcils froncés.

— C’est qui lui ?

— Il s’appelle Jayu, répondit Hyuna à sa place.

Haïja laissa échapper un ricanement.

— Et moi, je suis le Premier ministre ! Sérieusement ! Hyuna, c’est qui ce gosse ? C’est quoi son vrai nom ? C’est le fils de qui ? Y’a une rançon sur sa tête ? Y’a quoi ? Elle est où l’embrouille ? Dans quelle merde tu t’es encore mise ?

— Oh ! Tu exagères ! Ça va ! Je gère la situation.

Jayu se demanda sincèrement si elle disait vrai. Haïja se laissa tomber sur une chaise à roulettes, à côté de la table de tatouage vide.

— Je suis trop vieille pour ces choses-là. Le tatouage, c’était une façon de me ranger. Pas prendre de risques. Mais je crois que j’attire les emmerdes. Je n’ai pas assez brûlé d’encens au temple. Les divinités se vengent.

— Arrête de dramatiser. Ça va, je te dis !

— Mademoiselle, tu violes l’un des grands codes des gangs en désertant et tu viens me chercher en disant que ça va ! Tu es folle ! Ils te tueront quand ils t’auront. Ils me passeront à tabac s’ils savent que tu m’as parlé.

Elle s’était mise à crier. Hyuna s’était approchée d’elle, à un mètre, mais sans oser la toucher. Jayu resta prudemment en retrait.

— S’il te plait, poursuivit Haïja, arrête de me dire que ça va et explique-moi ? Tu as fait quoi ?

— Je suis sortie du Pia…

— … Ne dis pas ça à haute voix !

— Mais tu as posé la question.

— Je sais, mais ça ne se dit pas. On ne quitte pas le Pian Kkoch, c’est un sacrilège de dire qu’on va se ranger. Tu as donné ta parole. Les gangs, ici, ce n’est pas comme un mariage, c’est pour la vie.

— Pourquoi ?

— D’abord, parce que c’est le code et que le code, c’est le code ! On ne discute pas le code. Ensuite, parce que tu en sais trop, que tu peux les trahir en parlant. Mais je ne sais pas pourquoi je te dis ça, tu le sais ! Tu le sais tout ça ! Tu es dans le Pian Kkoch depuis dix ans…

— …Onze, presque douze !

— Peu importe ! Tu sais mieux que moi pourquoi ils ne donnent pas de retraite, pas de pot de départ, pas de parachute doré... Depuis combien de temps tu es partie ?

— … Quatre heures, cinq peut-être.

Haïja se leva de sa chaise et attrapa Hyuna par les épaules.

— Rentre ! Rentre ! Il n’est pas trop tard. Prétends que tu t’étais perdue.

— Je ne peux pas faire ça.

— Mais si tu peux.

Hyuna tourna la tête brusquement vers lui et fut rapidement imitée par Haïja. Jayu se tendit. Cette soudaine attention sur lui ne le mettait pas très à l’aise.

— Si je le fais, ce garçon va mourir.

Jayu ne sut pas quoi penser de ce qui venait d’être dit sur un ton si solennel. Était-ce une façon de parler ? Une référence à la vie qu’il menait, qui l’aurait tué, sans doute, petit à petit ? Ou bien un mensonge pour tromper la tatoueuse ? Ou est-ce que c’était sérieux ? Était-il en danger et pour quelle raison ?

— Qui est-ce ? demanda Haïja calmement.

La dame écarta doucement Hyuna pour s’avancer vers lui. Il resta immobile, incertain de la démarche à suivre, de l’expression qu’il aurait dû montrer. Qu’attendait-on de lui ? Dans le doute, il ne fit rien, alors qu’Haïja s’accroupissait pour se mettre à sa hauteur. Elle commença à le dévisager. Jayu reconnut ce qui lui semblait être de la pitié. Hyuna n’avait pas eu une expression bien différente, à l’hôtel de passe, lorsqu’elle l’avait vu pour la première fois.

Haïja avança doucement la main en direction de son visage. Il fut tenté de se soustraire, mais il résista à cette tentation. Ce n’était qu’une femme. Seulement une femme. Elle ne lui ferait rien. Sa frange fut écartée avec douceur pour dégager son front, ses yeux. Haïja poussa un soupir résigné.

— Hyuna, pourquoi le Pian Kkoch voudrait-il du mal à un enfant ?

— Ce n’est pas le Pian Kkoch, seulement un homme qui lui veut du mal.

— Qui ? Je le connais ?

— Malheureusement, oui. Tout le monde le connait ou plutôt croit le connaitre. Mais, en fait, il n’y a que moi qui le connaisse réellement.

— Qui ? On dirait que tu as peur de me dire son nom.

— Je n’ai pas peur, dit-elle, vexée. Il s’agit de Luka.

Jayu avait une vue imprenable sur les yeux fardés de la tatoueuse. Lorsqu’elle entendit le nom de Luka, lui-même ne le connaissait pas, sa pupille s’élargit. Elle resta immobile plusieurs secondes, avant d’inspirer longuement et d’annoncer :

— J’ai besoin d’un verre.

La tatoueuse se leva en prenant appui sur ses épaules et se dirigea derrière le comptoir de son salon. Elle disparut derrière en se baissant. Sa voix demanda :

— Tu veux quelque chose ? J’ai de la vodka Poliakov, de la Asahi et du soju.

Hyuna ne répondit rien.

— Y’a quelqu’un ? insista Haïja. Dis oui ou non ! Après ce que tu viens de me dire, je pense qu’il nous faut un truc fort.

Haïja réapparut, avec deux bouteilles à la main. Jayu les reconnut immédiatement, des bouteilles vertes de la marque Jinro. Son père laissait traîner les cadavres de cette marque partout dans leur conteneur. Haïja tenait aussi une canette de Coca-cola. Jayu devina qu’elle serait pour lui. La dame fit sauter une première capsule, qui tomba au sol et roula. Elle tendit le soju ainsi ouvert à Hyuna. Une deuxième capsule sauta, pour elle-même, et elle ouvrit la languette de la canette de soda avec ses dents, tout en se dirigeant vers lui.

— Je ne sais pas quoi te dire, Hyuna, expliqua-t-elle sans regarder la jeune fille. C’est comme si tu m’annonçais que, des années après t’être fâchée avec le soleil, tu venais de t’engueuler avec la lune. Tu ne seras en sécurité ni en plein jour ni dans l’obscurité de la nuit, à présent ; où que tu ailles, à Nasukju, tu seras en danger. Il faut que tu quittes la ville.

Elle s’était de nouveau accroupie devant lui. Elle but sa première rasade avec cœur et lui mit la canette de soda dans la main, sans lui demander son avis.

— Non, opposa Hyuna sur un ton catégorique.

La tatoueuse, avec sa main libre, recommença à déplacer les cheveux de Jayu et plongea son regard dans le sien. Il baissa aussitôt la tête, pour ne plus voir que le bas du visage de Haïja. Elle parla lentement et il pouvait suivre le mouvement de ses lèvres, apercevant par moments une langue rose, percée d’une pointe conique.

— J’ai une impression de déjà-vu, murmura-t-elle. Je ne sais pas si tu es au courant… Jayu, mais il y a onze ans, une petite fille a cogné à la porte de ce salon de tatouage. Il était un peu plus de vingt-et-une heures, j’étais en train de faire mes comptes. Il n’y avait personne dans la galerie à part elle et moi. C’était un jour férié. Tout était fermé. La petite fille pleurait et elle demandait de l’aide. Et j’ai voulu savoir ce qui n’allait pas. Elle m’a dit une phrase que je n’oublierai jamais. C’était il y a longtemps, mais je m’en souviens comme si c’était la semaine dernière. Est-ce que tu t’en souviens, Hyuna ?

Jayu regarda par-dessus les épaules d’Haïja pour observer l’intéressée. Elle était debout, immobile, grave. Il eut même l’impression qu’elle avait peur. Ils attendaient tous les deux que la jeune femme parle. Elle se décida :

— J’ai dit : « Il a tué ma mère ».

Haïja acquiesça :

— C’est ça, exactement ça. Et j’ai demandé : « Qui ? ».

— « Lee Baehyun », compléta Hyuna comme si prononcer ce nom lui faisait du mal et du bien à la fois, une croûte que l’on arrache.

— Quand elle a dit ce nom, j’ai su qu’elle disait vrai, expliqua Haïja. Il avait tué sa mère et, à son tour, elle était menacée par ce meurtrier. Nous nous sommes cachés et nous avons attendu que Baehyun quitte complètement la galerie et qu’il reprenne l’ascenseur qui le ramènerait dans la rue. Je me suis retrouvée avec la petite fille. Ensemble, nous avons trouvé une solution.

Haïja se redressa. Lorsqu’elle était debout, Jayu lui arrivait à la poitrine.

— Pourquoi tu lui racontes ça ? demanda Hyuna avec une moue boudeuse.

— Parce qu’il doit connaître la solution que nous avons trouvée toutes les deux à l’époque. Comprendre pourquoi tu es entrée au Pian Kkoch. Je veux qu’il sache et je veux que toi tu te rappelles. Tu n’as pas oublié pourquoi tu devais rester là-bas, Hyuna ? Tu n’as pas oublié ?

— Baehyun ne doit plus penser à moi, maintenant. Il a dû m’oublier. Même s’il me croisait dans la rue, il ne me reconnaîtrait pas. Haïja, c’est du passé.

— Si tu n’es plus un membre du Pian Kkoch, Baehyun a le droit de te traquer et de te tuer. Tu ne seras plus protégée par le pacte de non-agression passé entre le Pian Kkoch et le Jusawi.

— Il n’y a pas de raison qu’il l’apprenne. Le Pian Kkoch fait très attention. Ils savent que le pacte ennuie le Jusawi. J’ai entendu des rumeurs, les membres du gang disent que le Jusawi cherche une excuse pour détruire le pacte et déclencher une guerre de gangs. Tout le monde sait qu’actuellement le Jusawi est plus puissant que nous.

Hyuna ajouta comme pour se corriger elle-même.

— Qu’eux.

La tatoueuse sembla réfléchir. Apparemment, les arguments de Hyuna étaient convaincants.

— Tu es sûre de ne pas pouvoir faire marche arrière ? Il n’y a pas un moyen ?

— Je ne reviendrais pas en arrière. Le plus dur, c’est le premier pas…

— Qu’attends-tu de moi ? Je ne suis pas puissante. Je ne suis qu’une tatoueuse, Hyuna ! Mes relations sont limitées… surtout quand tu t’obstines à te mettre à dos les hommes les plus dangereux de Nasukju. Tu devrais quitter la ville !

— Non, répéta-t-elle.

— Les personnes qui n’ont peur ni du Pian Kkoch ni du Jusawi sont rares à Nasukju. Ceux que je connais doivent se compter sur les doigts d’une main… et encore, je vois large.

— Qui ? Qui ?

La tatoueuse se mit à réfléchir, tout en continuant de boire son soju.

— Quelques politiciens… mais ils ne t’aideront pas. Il y a aussi le juge, mais celui-là, il te conseillera de quitter la ville. Et il ne te protégera que si tu acceptes de trahir le gang, de révéler des informations.

Haïja consulta Hyuna en levant un sourcil interrogateur. La jeune fille confirma qu’elle ne trahirait pas, en secouant la tête de gauche à droite.

— Il ne reste plus que Omoni[1].

Hyuna parut surprise, la tatoueuse rectifia aussitôt.

— Pas ma omoni. Eunjung se fait appeler Omoni, mère, dans son établissement. J’avais l’habitude de l’appeler ainsi, quand on s’est connu. Elle n’a peur de rien et suffisamment de moyens pour te cacher sans éveiller les soupçons. Seulement, elle te demandera une contrepartie…

— Qui est ? Je ne veux pas à nouveau vendre mon âme.

— Elle ne te demandera pas ton âme. Elle tient une sorte de maison close, à Gangseo-Gu. C’est la seule proxénète qui peut faire ce qu’elle veut à Nasukju, sans verser un centime à un gang, quel qu’il soit. Elle est protégée par des gens très puissants, alors, tant qu’elle s’en tient à son commerce, sans les emmerder, elle peut faire ce qu’elle veut.

À la mention d’une maison close, Hyuna ne put s’empêcher de le regarder, lui. Un coup d’œil qui ne lui échappa pas. Lui-même s’était crispé, mal-à-l’aise à l’idée de retourner dans un bordel.

— Est-ce que tu peux me donner les coordonnées de chez Omoni, s’il te plait ? demanda finalement Hyuna.

— Tu as compris ce que je viens de te dire ? Elle ne t’aidera pas, à moins que tu…

Même si elle lui tournait à moitié le dos, Jayu sut que l’amie de Hyuna faisait une grimace, entre pitié et dégout, la pire de toute.

— Je me débrouillerai, coupa la jeune femme. Donne-moi ses coordonnées et je ne t’embêterai plus. Mais avant, il faut que tu me rendes un dernier service.

— Qui est ?

— Je veux que tu violes le code pour moi, Haïja.

— Pour changer, ironisa-t-elle.

[1] mère

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