31. L'entretien (partie 1)

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Jayu ne posa aucune question, tandis que Hyuna l’accompagnait vers le bureau de la propriétaire des lieux. Elle qui comptait sur lui pour engager la conversation, qu’elle aurait subtilement déviée sur le sujet qui l’intéressait, fut déçue de le trouver si peu bavard. Bien qu’en y pensant, son manque de verve ne soit pas vraiment nouveau.

Ce ne fut qu’une fois devant la porte du bureau de Mme Omoni qu’elle prit l’initiative de lui parler. Elle se baissa pour se mettre à sa hauteur et mit deux mains rassurantes de chaque côté de son corps, posées sur ses avants bras. Elle le regarda directement, pour bien lui faire comprendre que ce qu’elle s’apprêtait à lui dire était très important :

— Écoute-moi bien, mon petit oiseau. Est-ce que tu veux qu’on reste tous les deux ? Est-ce que tu veux rester avec moi ?

— Oui.

— Tu le veux vraiment ? À quel point ?

Il ouvrit la bouche plusieurs fois, la refermant avec gêne. Il ne semblait pas trouver de mots pour lui exprimer ce qu’il ressentait. Aux yeux de Hyuna, ce comportement en disait plus long sur son attachement à elle que n’importe quelle déclaration orale.

— Je vois ! Et si je te dis que ça ne dépend que de toi, tu feras ce qu’il faut pour qu’on reste ensemble ?

— Oui.

Il était un peu circonspect, ne sachant pas exactement de quoi il en retournait, et en même temps si fiable dans son envie de la satisfaire, si dévoué… Elle resserra un peu son emprise sur ses bras.

— Alors, on va rentrer et tu vas accepter ce qui arrive, d’accord ? Tu verras, ça se passera bien, ici, ça n’a rien à voir avec ce que tu as connu avant. Je te le jure. Crois-moi ! Et puis, je suis là, maintenant. Je veillerai sur toi pour que ça se passe bien. Ça va aller… Écoute ! Si elle te pose des questions, dis-lui la vérité, sauf si elle veut des infos sur nos tremblements ; là, tu ne dis rien. Pour le reste, fais-moi confiance. Tu me fais confiance ?

— Oui, noona.

— Parfait. On y va.

Elle soupira, puis se redressa. Les yeux du petit n’avaient presque pas tremblé. Elle sut que tout se passerait bien, comme elle l’avait prévu dès le départ, dès qu’elle avait entendu Haïja lui parler de la profession de son amie Omoni. Bientôt, grâce au pouvoir qu’avait Jayu sur les hommes, ils auraient un abri et surtout de l’argent, pour qu’elle puisse redevenir invincible et le protéger de tout. Un plan d’une clarté affolante se déroulait dans l’esprit de la repentie : ils économiseraient, elle trouverait un moyen de faire la peau à Baehyun et, ensemble, ils quitteraient Nasukju et seraient heureux pour de bon. La prostitution, c’était provisoire. Le temps de se retourner, de se relever et quand ils seraient debout, la ville entière pourrait aller se faire voir, parce qu’ils seraient enfin libres.

Hyuna fit entrer Jayu devant elle. Aussitôt, le gosse fut stupéfié par les oiseaux, levant des yeux vers une cage suspendue devant son nez. À cet instant, un rayon de soleil vint caresser la nacre de son visage. Il fut auréolé de lumière, la bouche entrouverte, le menton relevé. Hyuna songea que les éléments eux-mêmes avaient décidé de sacrer Jayu. Mme Omoni s’était assise dans son grand fauteuil et tira sur ses cervicales pour mieux voir celui qui venait d’entrer. Elle prit une taffe sur une cigarette et, avec les ongles de son autre main, martela le cuir de son accoudoir. Elle eut le sourire tombant des gens qui ont mal vieilli.

— Asseyez-vous, ordonna-t-elle finalement d’une voix sèche et sans formule de politesse.

Il n’y avait aucun siège en face d’elle. Hyuna fit la moue : s’assoir où ? Jayu, lui, comprit ce qu’on attendait d’eux. Il prit place à genoux, devant la maîtresse des lieux. Lui, à même le sol, elle, sur son trône ; elle le dominait et c’était exactement ce qu’elle voulait. Hyuna hésita, moins habituée que Jayu à s’abaisser devant les autres. Se résignant, elle rejoignit le gamin en se mettant en tailleur et attendit que Mme Omoni engage la conversation.

— Sais-tu qui je suis ?

Hyuna faillit répondre, mais s’en garda, la patronne s’adressait au garçon.

— Oui, dit-il simplement avec son éloquence habituelle.

— Moi, j’suis la propriétaire de cet hôtel et j’ai besoin de te poser des questions pour savoir ce que je vais faire de toi et de la fille qui se trouve là, à côté. Mon temps est c’que j’ai de plus précieux, alors je vais dire les choses simplement, tu vois. Pour commencer, dis-moi comment tu t’appelles, petit ?

— Jayu. Ce n’est pas mon vrai nom et je peux vous dire mon vrai nom, si vous voulez. Mais il n’a plus aucune importance à mes yeux.

— Hum… Jayu est un nom très joli… très joli… Jayu…

Elle fermait les yeux en énonçant ce surnom, eut l’air serein pendant plusieurs secondes, avant de reprendre fatalement son masque de tenancière intraitable.

— Bien. J’me fiche de savoir ton vrai nom. Tu as de la famille d’façon ?

— Non, je n’ai que Hyuna, ma grande sœur.

— Tu as quel âge ?

— J’ai quinze ans.

Hyuna s’étrangla. Si elle s’était trouvée en train de boire, elle aurait recraché sa gorgée violemment, aussi bien par la bouche que par le nez. Heureusement, Mme Omoni ne se mit pas en colère, elle dit sur un ton neutre :

— C’est inutile de me mentir, tu peux me dire ton vrai âge.

— Mais… j’ai vraiment quinze ans, insista Jayu embarrassé.

— Et tu penses que je vais t’croire !

Elle se tourna brusquement vers Hyuna :

— Pourquoi est-ce qu’il me ment ?

— Je ne sais pas, je ne sais pas. Jayu, tu peux lui dire.

Le jeune garçon observa tour à tour Hyuna et Mme Omoni.

— Mais je ne mens pas, se défendit-il en haussant la voix. Je suis né le 1er novembre 1997, à la clinique du nord-Nasukju. Bon d’accord, c’est le mois prochain, mais j’ai presque quinze ans.

Mme Omoni fronça les sourcils, jeta un regard noir à Hyuna en soufflant un jet de fumée avec agacement.

— Hum… c’est dommage que tu ne sois pas plus jeune. Enfin. Peu importe. D’façon, tu auras l’âge que je te dirai d’avoir. Pour les clients, tu diras que t’as douze ans, et pour la police, tu diras que t’as dix-huit. Tu préfères travailler la nuit ou le jour ?

— Je ne sais pas.

— La nuit, intervint Hyuna.

Elle songea que la nuit viendraient des hommes moins pressés, plutôt des groupes d’amis en sortie de boites que des hommes mariés, qui trompent leurs femmes, en prétendant un rendez-vous professionnel. Une clientèle plus jeune et moins sobre, cela lui sembla préférable.

— T’es d’accord avec ce qu’elle dit ?

— Oui, Mme Omoni.

— J’ai besoin que tu saches que dans l’hôtel, y’a toujours un gars de la sécurité. Si un client part sans payer, tente pas d’intervenir tout seul, préviens le gars qui sera là, il viendra et il réglera le truc. T’auras le numéro de portable du gars, un téléphone dans la chambre, en plus du tien si t’en as un. J’vais pas tout t’expliquer maintenant, mais j’veux que tu saches qu’on est organisé, professionnel, mais que ça empêche pas qu’on est aussi là les uns pour les autres. Ça veut dire que si tu bosses pour moi, j’ferai en sorte que tu sois ici comme chez toi. Je me fais appeler Omoni, parce que je suis comme une mère pour les filles qui bossent pour moi. Toi, t’es un gamin, mais c’est pareil, si tu bosses ici, j’ferai attention à toi et toi tu feras attention à pas chercher les emmerdes. Tu sais ce que ça veut dire : pas chercher les emmerdes ?

— Non, Mme Omoni.

— D’abord, c’est la règle la plus importante : ce qui se passe au Taejogung hôtel, reste au Taejogung hôtel. Si on te questionne, tu venais ici pour dormir. Le silence est très important, évidemment, si on apprend que toi ou des gens de ton entourage (elle jeta un regard appuyé sur sa voisine) ont été trop bavards, y’aura des conséquences. Tu comprends ?

— Oui, Mme Omoni.

— L’autre règle, c’est d’être très clair sur ce qu’on attend les uns des autres. J’force personne, tu vois. Alors, si tu veux pas faire des trucs, il faut le dire maintenant, comme ça on s’arrange avec les clients. Avant même le rendez-vous, ils savent déjà ce que tu accepteras de faire ou pas. Voyons, y’a un truc spécial qui t’rebiffe ?

Hyuna observa Jayu, avait-il compris ce qu’on attendait de lui, de quel travail il s’agissait ? Elle le trouva d’abord confus, comme s’il ne saisissait pas la question, puis gêné et enfin, il baissa la tête pour réfléchir. Cela s’éternisa.

— Alors ? s’impatienta l’ajumma.

— Je… je ne veux pas être battu… étranglé… pas qu’on me tienne par les cheveux…

Hyuna n’avait plus de doute à se faire : Jayu avait bien compris ce qu’on attendait de lui. Lorsqu’il énonça ces mauvais traitements, Hyuna eut honte. Il y avait un risque pour que Mme Omoni croit qu’elle, la grande sœur, avait laissé faire ce genre de choses.

— Je t’arrête tout de suite, coupa la vieille femme. Les comportements de ce genre sont déjà interdits. Je n’accepte pas qu’on vous brutalise. Les clients savent qu’ils n’ont ni le droit de marquer ni celui de provoquer la douleur volontairement. Ils savent que la qualité a peut-être un prix, mais que ce n’est pas qu’une histoire de thunes.

Jayu se remit donc à réfléchir, avec une application qui le fit cligner des yeux frénétiquement.

— Je ne veux jamais qu’ils soient plusieurs, jamais.

Il serra un peu les poings sur ses genoux. Hyuna regretta d’être présente. Elle aurait préféré apprendre ces blessures autrement, à un moment où Jayu aurait choisi de les lui confier. Même Mme Omoni fronça les sourcils.

— Habituellement, pour ce genre de choses, moi, je préviens toujours à l’avance et je vois avec la fille pour le cachet qui va avec, mais… j’ai bien compris, j’te ferai pas de proposition dans ce genre. Ce sera chacun son tour, c’est entendu. Autre chose ?

— Je ne sais pas si… mais je ne veux pas que l’homme me caresse.

Cette fois, la grimace sur le visage de Mme Omoni se fit sévère. Elle expira de la fumée de cigarette par le nez, comme un taureau enragé dans un froid hivernal, avant de répliquer :

— Il y a un minimum à accepter, tu vois. Pas de caresses, ça risque de faire que tu n’me serviras à rien. Il faut que les clients te touchent et te baisent. C’est le minimum ! Bientôt, tu vas m’dire que tu veux pas la sodomie, ça va être compliqué. Certaines filles veulent pas qu’on les embrasse, mais les caresses…

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, rectifia Jayu. Je n’avais pas terminé. Je ne voulais pas parler de toutes les caresses. Seulement de celles… qui…

Incapable de trouver les mots, le voisin de Hyuna descendit sa propre main en direction de son entrejambe et mima le geste par-dessus son pantalon. Le mouvement obscène dérangea Hyuna, mais pas Mme Omoni qui fut satisfaite de comprendre enfin ce qu’il voulait dire. Elle retrouva une figure moins contrariée.

— Ah ! s’exclama-t-elle. Tu ne veux pas qu’on te masturbe ? C’est ça ?

— Oui, Mme Omoni. Je n’avais pas le mot, on m’a toujours dit : « caresser ».

Pour la première fois, Mme Omoni rit devant Hyuna. Elle avait un rire de gorge, franc et rocailleux.

— Et moi, je dis plutôt branlette. Il va falloir préciser un peu les choses : tu es contre toutes les formes de branlettes ?

— Je…

— Tu serais d’accord de branler un homme, avec tes mains.

Jayu hésita, avant de dire :

— Je veux bien.

— Bonne nouvelle ! Et si on te demande de te branler toi-même, le client ne fait que regarder.

Jayu écarquilla les yeux.

— Non… non, je ne saurais pas.

— Dommage. Tu m’prives de certains clients là, tu vois. Disons que j’accepte ces conditions, mais du coup, je veux que tu fasses les fellations.

— Quoi ?

— Sucer. Es-tu d’accord pour sucer ? reformula Mme Omoni devant l’incrédulité de Jayu.

— Ah ! comprit-il. Ça… Oui.

— Oui ?

— Oui, je veux bien.

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