30. Le Taejogung hôtel (partie 2)

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En pénétrant dans la pièce où Mme Omoni tenait à la recevoir, Hyuna fut tout de suite saisie par le bruit. Il faut avoir été une fois dans sa vie dans une volière pour savoir combien des oiseaux minuscules peuvent produire un capharnaüm monstrueux. Des dizaines de cages à oiseaux de toutes tailles, de toutes formes - sur pied, suspendues ou sur roulettes - emprisonnaient des centaines de volatiles. Ces bestioles piaillaient leurs vocalises stridentes et volaient par petits bonds, en battant vigoureusement des ailes.

Le bureau atypique de Mme Omoni tenait du salon de personne âgée mêlé à l’arrière-salle d’un oiseleur. Il y avait bien un bureau, mais il était relégué dans un coin. Ce qui se trouvait au centre de la pièce, l’élément maître de cet espace, était un volumineux fauteuil en cuir, pourvu d’accoudoir et d’un repose-pied. Dans un souci pratique, on l’avait disposé bien en face d’un immense téléviseur.

Mais le plus inhabituel restait, bien entendu, la présence de ces cages à oiseaux. Les volières prenaient pratiquement tout l’espace disponible au sol, et comme cela ne suffisait toujours pas, certaines étaient suspendues au plafond et il fallait faire attention pour circuler sans se cogner la tête.

Hyuna ne la vit pas tout de suite, pourtant Mme Omoni était déjà là : la propriétaire se tenait debout, à l’autre bout de la pièce, à côté d’un guéridon. Elle n’avait pas l’allure que Hyuna lui avait imaginée. Sans trop savoir quels clichés s’étaient joués d’elle, l’ancienne gangster s’attendait à découvrir une femme-tigresse. La patronne aurait eu une silhouette élancée, un grand manteau en vison et une jupe imprimée de motifs léopard. Hyuna avait cru que Mme Omoni ressemblerait à Cruella d’Enfer, la snob puissante des 101 dalmatiens.

En réalité, la patronne du Taejogung hôtel était bien une caricature, mais d’un tout autre genre. Elle incarnait les ajummas : les femmes d’âge mûr, trop veilles pour avoir encore leurs enfants chez elles, mais trop jeunes pour les laisser en paix, celles qui prennent toutes les places assises dans les métros, celles qui promènent leur petit chien sans jamais ramasser leurs crottes, celles qui occupent tous les bancs des jardins publics et que personne, non personne, ne contredit jamais parce que, quand même, ça pourrait être ta mère.

Physiquement, Mme Omoni n’était pas grande, un peu boulotte. Son jogging mauve l’enveloppait plutôt que de la vêtir. Son coiffeur lui avait fait une coupe conçue pour être confortable et facile à entretenir, autrement dit : courte, volumineuse, très frisée et noire.

Elle écrasa son mégot dans un petit cendrier rose, avant de lui adresser la parole, entre deux gazouillis.

— Eh bien ! Présente-toi ! Moi, j’suis pressée, alors fais vite.

Hyuna approcha vers elle pour lui adresser la lettre de Haïja. Son épaule heurta une cage qui commença à se balancer avec son occupant, qui n’hésita pas à manifester bruyamment son inconfort.

— Pardon ! Pardon !

À deux mains, elle arrêta le balancement de la volière et vint remettre l’enveloppe. Auparavant, Hyuna avait refermé cette dernière de façon qu’on ne puisse pas se douter qu’elle avait déjà été ouverte. Mme Omoni lui jeta un regard condescendant en déchirant l’enveloppe. La jeune brune tenta de déceler des réactions dans les attitudes de l’ajumma, mais rien ne fut visible. Elle donnait l’impression de lire les nouvelles dans un journal, et pas des meilleures, apparemment, plutôt un article parlant d’un attentat au Koweït, quelque chose de triste, mais qui ne vous émeut pas. Ses lèvres fermées, tombantes aux commissures, restèrent affaissées. Hyuna songea que si on la suspendait la tête à l’envers, la vieille dame aurait eu l’air de sourire.

— Ben voyons, marmonna-t-elle en achevant le courrier.

Elle froissa le papier et le déposa sans sentiment sur le guéridon, près du cendrier.

— J’peux rien faire pour toi, annonça la patronne de l’hôtel.

— Vous ne pouvez pas me dire ça…

— Moi, je dis ce que je veux. Je suis chez moi.

— Mais vous ne voulez même pas en discuter ?

— Discuter de quoi ? Haïja n’aurait jamais dû t’envoyer. Qu’est-ce qu’elle croit ? Un couple d’oiseaux pour que je cache deux fugitifs et que ça me rapporte rien… Pfff… elle aurait au moins dû me proposer des gorges bleues à miroir ou un perroquet gris du Gabon. Et le Pian Kkoch ! Et le Jusawi ! J’aime autant rester en dehors de tous vos problèmes, moi, tu vois ! Et à bien te regarder, je veux pas que tu te vexes, t’es plutôt mignonne, mais je ne suis pas certaine que tu vailles les prix des emmerdes qui t’accompagnent. T’es jolie… un peu grande… mince… Voyons, j’aime bien les jambes. Mais franchement, c’est commun ! Des filles qu’sont belles comme toi et qu’ont besoin de thunes, il y en a d’autres et elles, au moins, elles sont pas compromises comme toi, tu vois.

Hyuna avait envisagé cette situation. Elle avait tourné plusieurs fois le problème dans sa tête, pour en arriver toujours à la même conclusion.

— Je ne pensais pas vous proposer de travailler pour vous, en fait. Je pense que… j’ai avec moi quelqu’un de plus intéressant.

Mme Omoni ne montra aucune curiosité, feignant de s’intéresser davantage à cette offre qu’à celle d’un vendeur d’aspirateur.

— Vous n’avez que des femmes, ici ? demanda Hyuna.

— J’avais des hommes, mais ils préfèrent se prostituer dans un autre quartier, maintenant. Je n’ai plus de clients pour ce type de services. Ils se sont tous donnés le mot et trouvent tout ce qu’il leur faut, en s’arrangeant entre eux, sans bonnes femmes, dans cet autre quartier.

Hyuna ne se démonta pas.

— Et des mineurs ?

Elle eut peur d’être allée trop loin. Même dans ces milieux-là, qui se fichaient pas mal des lois et de la morale, prostituer un enfant pouvait être une limite que tous ne franchissaient pas. Impossible de dire si Mme Omoni faisait partie d’un camp ou d’un autre. En tout cas, la vieille la regarda droit dans les yeux, comme pour chercher à savoir si elle était sérieuse. Ce n’était pas évident, mais Hyuna crut enfin percevoir de l’intérêt dissimulé au cœur de ce visage grincheux.

— Voyons, voyons… en ce moment, non. Tu pourrais me dire une fois pour toutes ce que tu veux dire ? Parce que, moi, j’suis pressée.

— Promettez-moi d’abord que vos employées ne sont jamais maltraitées, battues ou autre chose ; et qu’elles touchent la plus grande part de vos recettes ; et qu’elles sont libres de vous quitter quand elles le veulent ?

— Tu exiges, maintenant… prétentieuse.

— Jurez-moi !

— Tu parles à une professionnelle, tu sais. Je peux même te faire un contrat de travail, si tu veux. Il n’aura aucune valeur devant la loi, mais tu sais ce qu’on dit : les paroles s’envolent, les écrits restent. Alors, tu me dis enfin ce que tu me proposes ?

Hyuna osa un sourire.

— Un garçon m’accompagne, un adolescent. Et je pense que si j’étais un homme, un homme du genre à apprécier les jeunes garçons, les très jeunes garçons, alors je serais forcément attiré par celui que je vous amène.

— Et lui, il en pense quoi ? railla la patronne.

— Je le convaincrai… en plus, il a déjà fait ça auparavant. Lui aussi, c’est un professionnel.

— Euh… J’peux rien te promettre avant de l’avoir vu. Il faut que j’voie de mes propres yeux, qu’il faut qu’il soit très spécial pour valoir le prix du risque que je prendrai en te gardant ici.

— Oh, il le vaut ! Il le vaut, j’en suis certaine.

— Ça, c’est à moi d’en juger. Eh bien ! Reste pas perchée là… va le chercher.

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