29. Le Taejogung hôtel (partie 1)

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Ils arrivèrent à l’heure convenue, sur la rive ouest du fleuve Nakong, exactement comme si rien n’avait perturbé leur trajet jusqu’à la résidence de Mme Omoni.

Hyuna vérifia l’adresse. Devant elle se dresssait un vaste hôtel, moins impressionnant que les hôtels-buildings de la plage, mais plus imposant que ne pourrait l’être une maison d’hôte. Hyuna compta trois étages, avec un quatrième plus modeste, qui donnait l’impression qu’un appartement avait été posé sur l’immeuble. À chaque étage, elle compta six fenêtres, côté route. Elle supposa que le rez-de-chaussée était réservé au bar, au restaurant et à l’accueil. Le dernier étage lui semblait soit être une suite royale soit des appartements privés. Un rapide calcul, si on supposait que d’autres chambres donnaient aussi côté jardin, permettait d’obtenir le chiffre approximatif de trente-six chambres.

Les lieux étaient trop attirants pour ne pas être destinés à des services d’hôtellerie. Tout était étudié pour plaire à des touristes ou à des hommes d’affaires. Hyuna avait remarqué avec les années que les hôtels à vocation particulière, c’est-à-dire ne recevant jamais de clients intéressés par la literie, ne faisaient aucun effort en ce sens. La décoration, la restauration et le service étaient soit inexistants, soit en rapport avec l’imaginaire érotique.

Par le passé, elle avait surpris une conversation, entre un gangster et un proxénète. Le criminel venait d’utiliser gratuitement les services de l’hôtel, il avait dit au mac que quand même, il pourrait faire un petit effort pour rendre leur façade et leur salle d’accueil moins laide. On lui avait répondu qu’il s’agissait d’une fausse bonne idée. Rendre le bâtiment moins vilain avait pour effet d’attirer des clients normaux. Il fallait ensuite mentir pour les mettre dehors, insister, s’ils étaient du genre collant. Les maquereaux ne voulaient pas de ces clients-là chez eux : ils payaient peu et restaient toute la nuit, en occupant une chambre qui devenait alors inutilisable. En fait, tout le monde y perdait, les filles parce qu’elles se sentaient regardées comme d’horribles curiosités par ces gens, le mac parce qu’il avait peur d’une dénonciation et les clients eux-mêmes qui se rendaient rapidement compte qu’ils n’étaient pas tombés dans un hôtel classique, mais qui restaient tout de même pour ne pas admettre s’être trompés. Le mac avait conclu en disant que le meilleur moyen de se prémunir, c’était d’avoir l’air à l’extérieur d’être ce que l’on était à l’intérieur : un bordel.

L’entablissement de Mme Omoni, le Taejogung hôtel, était trop propre pour ne pas attirer des clients normaux. Si Hyuna ne savait pas qu’il s’agissait d’une maison proposant des services de prostitutions, elle ne s’en serait jamais douté.

Le bâtiment épousait l’angle d’une rue, ce qui lui donnait un certain charme, en cassant un aspect qui aurait pu sembler trop rectangulaire autrement. L’architecture lui plut tout de suite : plutôt moderne, mais reprenant des codes de l’architecture traditionnelle, celle des hanoks coréens.

Les volets en bois sautaient immédiatement aux yeux. Clairs et travaillés, ils recouvraient chaque fenêtre, avec pudeur, comme des paravents. Des frises horizontales décoraient les façades blanches, sculptées dans le bois, tout comme les jolis volets. Sur l’un des côtés de l’hôtel, dépourvu de fenêtres, une fresque représentant deux phénix enlacés attirait le regard.

Impossible que personne ne se soit dit un jour, en passant par hasard devant ce bâtiment : « dormons ici ». Hyuna en déduisit que l’activité principale de l’hôtel de Mme Omoni n’était pas la prostitution.

Cette impression d’établissement fréquentable demeura quand elle entraina Jayu à l’intérieur. Ils durent franchir le seuil en grimpant les quelques marches d’un bel escalier sombre pour arriver dans une salle de restauration. Un coup d’œil sur la clientèle permettait de constater qu’elle était variée. Il y avait des hommes, mais aussi des femmes et des enfants, chose inimaginable au Harem de l’Empereur.

Jayu semblait aussi enthousiaste qu’elle, il ne le montrait pas explicitement, mais elle vit qu’il observait avec intérêt les éléments de décoration : essentiellement des instruments de musique traditionnel coréen. Hyuna dut chercher loin dans ses souvenirs d’écolière pour se souvenir de leur nom : un janggu, un kkwaenggwari, un taepyeongso ou un geomungo. Tous ces instruments de musique étaient suspendus aux larges poutres de bois, elles-mêmes portées par des colonnes.

Même si l’endroit était chic, il n’était pas trop guindé, contrairement à tous ces grands hôtels de luxe où tout semblait conçu pour faire comprendre au petit peuple qu’il n’y était pas à sa place. Hyuna avait toujours pensé que si les grands hôtels dégageaient une ambiance digne du plus épais blizzard de Russie, c’était pour mieux exclure les classes sociales moyennes. Il fallait en effet être très riche pour accepter le sacrifice de l’authenticité au plaisir de se retrouver dans un entre-soi.

Malgré cette bonne première impression, Hyuna déchanta un peu lorsque la fille de l’accueil leva un sourcil interrogateur en l’apercevant. Son visage trahissait ce qui se passait dans sa tête : que fait dans mon hôtel cette fille au maquillage trop appuyé, à la dégaine malpropre, à la coiffure délaissée et au mini-short vulgaire ? Elle a dû se tromper.

Si on mettait de côté son expression suffisante, le visage de cette hôtesse était remarquable, et plutôt de la meilleure des façons. Au premier abord, il aurait pu sembler disproportionné : un menton imperceptible, des lèvres et un nez minuscule, très plat, ainsi que des yeux en amande particulièrement allongés, ce qui lui donnait un regard très pénétrant, presque dérangeant. Enfin, ses pommettes, outrageusement larges, donnaient à son visage la morphologie d’une poire. Pourtant, il fallait concéder que l’ensemble avec du caractère, qu’un telle tête restait imprimée dans l’œil et devait encore hanter les hommes qu’elle rencontrait plusieurs jours après la rencontre.

Le nom et la fonction écrits sur son badge informaient respectivement : Narae et hostess.

— Bonjour, Madame et Monsieur. Avez-vous réservé ? demanda-t-elle.

— Non, je suis venue voir Mme Omoni.

La petite bouche de l’hôtesse s’entrouvrit de surprise.

— Mme Omoni ? Avez-vous rendez-vous ?

Il fallut lui avouer que non et lui expliquer qu’ils venaient de la part de quelqu’un. Dubitative, la femme au visage de poire décrocha le téléphone fixe du comptoir pour contacter sa patronne. La divulgation du nom de Haïja eut l’effet escompté.

— Oui… ils sont deux… Très bien.

La femme raccrocha et se tourna vers eux :

— Mme Omoni n’accepte jamais personne sans rendez-vous. Exceptionnellement, elle accepte de vous recevoir, à condition que seulement l’un d’entre vous ne monte. Elle m’a dit de vous dire : « Nous ne faisons pas porte ouverte ».

Les deux arrivants échangèrent un regard et Hyuna posa une main sur l’épaule du plus jeune :

— Je ne serai pas longue. Assieds-toi là, je reviendrai te chercher dans quelques minutes, c’est promis.

Elle le vit obéir en prenant place sur l’un des fauteuils de l’accueil, à côté d’un jeune homme gras, réellement trop serré dans ses vêtements, qui feuilletait un livre : Warren Buffet, le gourou de la finance. Elle ressentit du soulagement : mener des négociations avec la gérante serait plus facile si elle ne l’avait pas avec lui.

— Où dois-je me rendre… s’il vous plait.

— Ah oui ! Excusez-moi. Jung va vous accompagner. Jung !

Le voisin de fauteuil de Jayu sortit brutalement de sa lecture. Il salua Hyuna en s’excusant pour une faute que lui seul connaissait. Une fois debout, il s’avéra qu’il s’agissait d’un géant, peut-être bien aussi grand que Luka, mais au moins deux fois plus lourd. Elle l’avait pris pour un client, n’ayant pas remarqué tout de suite le badge pincé à sa veste en velours côtelé - bien trop chaude pour la saison -. Il y était inscrit : Jung Daewon, security agent, dans une belle police, plus élégante que lisible.

L’agent déposa son livre sur le comptoir en demandant à l’hôtesse de bien vouloir le lui garder jusqu’à son retour, d’une inaudible voix de petit garçon fautif. Ensuite, il fit monter Hyuna dans les étages, jusqu’au quatrième. Ils empruntèrent plusieurs couloirs, avant d’entrer dans un territoire réservé aux employés. Hyuna sut qu’ils étaient arrivés, lorsqu’ils parvinrent dans un cul-de-sac. Au bout du couloir, l’agent actionna la sonnette en regardant ses pieds, qui dépassaient du petit paillasson.

Après, avoir sonné, il se poussa, fit un signe de tête et lui ouvrit. Ensuite, quand elle eut passé le seuil, il referma derrière elle.

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