20. Confidences

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Les lumières éteintes, Jayu ne trouvait pas le sommeil. Il supposait qu’il n’était pas le seul, parce qu’à ses côtés, le rythme respiratoire de sa noona n’avait pas ralenti. Parfois, elle soupirait, en se retournant sur l’une ou l’autre de ses oreilles. Finalement, elle voulut le regarder et leurs yeux, résolument ouverts, se croisèrent.

— Tu ne dors pas, petit oiseau ? murmura-t-elle, comme si elle risquait de réveiller quelqu’un dans la chambre d’à côté.

— Non.

— Pourquoi ?

Le savait-il au moins ? Et elle ? Et elle, pourquoi est-ce qu’elle ne dormait pas ?

— Je ne sais pas, finit-il par avouer.

— Sais-tu à quoi je pense ?

— Non, comment est-ce que je pourrais ?

Jayu entendit un tout petit ricanement. Qu’avait-il dit de drôle ?

— Je pensais à nous. Il est possible que l’on partage tout à partir d’aujourd’hui. Si tu le voulais, on pourrait veiller l’un sur l’autre, tu vois ? Tout se dire, tout partager. On serait encore plus proches que ne le seraient les vrais frère et sœur. Nous, nous n’aurions aucun secret l’un pour l’autre. Tu comprends ?

— Je ne sais pas.

— Tu as un secret, Jayu ?

L’estomac de Jayu se contracta. Il ne laissa rien paraitre de son trouble. Logiquement, il pouvait encore prétendre n’avoir aucun secret. Il hésita. Il pouvait aussi répondre : « oui » ; il ferait alors un pas vers elle, pour qu’ensuite elle lui en demande davantage. Il n’était pas sûr d’être prêt.

— Pas vraiment, éluda-t-il. Quel genre de secret ?

Même dans le noir, son mensonge crevait les yeux.

— Depuis que je t’ai vu, je me dis que toi et moi on est pareil, poursuivit Hyuna. Il y a quelque chose à l’intérieur de toi… J’ai du mal à l’expliquer. Mais je crois que je me sens prête à te révéler des choses, à te confier des mots que je n’ai jamais dits à personne. Et je crois que si je suis prête à le faire, aujourd’hui, c’est peut-être parce que je sens, cette chose compliquée à expliquer, qui se trouve à l’intérieur de toi, je l’ai aussi. Moi aussi, on m’a fait quelque chose de terrible.

Sous la couette, son nœud à l’estomac ne se desserrait pas. Il repensa à ce qu’elle lui avait dit lors de leur premier échange, se pouvait-il qu’elle comprenne le mal qu’on lui a fait ? Il ne voulait pas qu’elle le comprenne. Il ne voulait pas que Hyuna ait souffert comme lui. Ça l’effrayait. Comment était-il supposé s’y prendre pour la consoler ? N’était-ce pas ce qu’un frère devait à une sœur, même plus âgée que lui, la réconforter ? Il ne saurait pas…

— Je te jure, promit-elle. Je n’ai jamais rien dit de tout ça avant. Je sais que je ne devrais peut-être pas te parler de mon secret, c’est dur… Tu es si jeune. Et on se connait à peine. Pourtant, je n’arrête pas de me répéter : « dis-lui ! débarrasse-toi de ça ! ». À cause de cette envie que j’ai de te parler, je n’arrive pas à fermer les yeux. En fait, je crois que si, toi et moi, on veut arrêter de se sentir seul, c’est par là qu’on devrait commencer… je crois. Tu ne crois pas, toi ?

Jayu répondit sans délai :

— Si. Tu dois avoir raison. Je crois aussi.

Sans doute la question aurait mérité une véritable réflexion, mais sa réponse était sortie spontanément.

— Hum… En fait, tu te souviens de ce Lee Baehyun, dont on parlait dans le salon de tatouage ?

— Oui, je me souviens. C’est l’homme qui a tué ta mère, mais je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas pourquoi il a tué ta mère.

— Il aurait dû devenir mon beau-père. Ma mère s’appelait Minji. À l’époque où elle a connu Baehyun, c’était une jeune veuve, plutôt jolie. Très jolie même. Ma mère était une femme qui avait de l’allure. Elle vivait comme une femme noble. Elle allait régulièrement chez le coiffeur, chez l’esthéticien, le manucure… elle avait toujours de beaux vêtements, des vêtements de marques. Et pas des contrefaçons ! Non. Des vrais, des vêtements de là-bas, des vêtements français. Elle avait un train de vie de bourgeoise, alors qu’on touchait des allocations et que l’assurance-vie de mon père se réduisait davantage chaque année. Je me souviens que j’étais une petite fille très indépendante ; j’allais souvent chez des amies, et du coup, ça ne me dérangeait pas que ma mère passe plus de temps avec les siennes qu’avec moi.

« Lorsqu’elle m’a présenté Baehyun, j’ai tout de suite compris pourquoi elle l’avait choisi lui. Il était opulent. Ses richesses étaient aussi apparentes que bien réelles. Il était exactement tout ce que ma mère attendait d’un homme : il était riche - c’est ce qui comptait le plus -, il n’était pas trop vieux - à peine huit ans de plus qu’elle -, il avait un côté mauvais garçon, un peu motard, un peu voyou, et en même temps la moitié de la ville était à ses pieds. Il était divorcé. Peut-être que c’est pour ça qu’il s’en foutait que ma mère ait déjà été mariée. La plupart des hommes la repoussaient. Ils voulaient une femme pure, et surtout, sans enfant. Lee Baehyun se foutait des convenances. Il aimait montrer qu’il était assez puissant pour les transgresser. La première impression qu’il m’a faite était très bonne. Il donnait l’impression de bien m’aimer. Il était drôle. Il me gâtait. Il m’appelait « princesse ». Je te jure, cet homme, il ne manquait pas de charme. Je sais pas si ça s’est passé brutalement pour toi, moi ça a été un choc. Cet homme… je lui faisais confiance.

« Ma mère et Baehyun se sont fiancés et il nous a offert de résider chez lui. Chez lui, c’était vraiment très grand. J’étais heureuse, parce que ma chambre était bien plus spacieuse que celle que j’avais chez ma mère. Le soir, il venait pour me dire bonne nuit. Quand j’ai eu douze ans, il a sorti un petit dé de jeu rouge à points blancs. C’est le nom de son gang, tu sais ? Jusawi. Moi, je ne savais même pas qu’il était chef de gang. C’était mon beau-père, presque mon beau-père. Bref, il a mis ce dé rouge dans la paume de main et il m’a dit que si je faisais six, il me donnerait quelque chose. Le premier soir, je n’ai pas fait six. Nous avons été tous les deux déçus. Les soirs suivants, il est revenu pour me refaire tirer ma chance.

« Baehyun disait souvent que la chance était tout ce qui comptait réellement dans la vie, qu’il avait réussi grâce à elle et qu’il faisait tout en laissant le hasard décider. Si je me souviens bien… j’ai tiré le dé chaque soir, pendant environ… trois semaines. Le six ne venait pas. Je maudissais ma malchance… »

Hyuna eut un rire sans joie, ironique. Elle parlait en chuchotant, n’éprouvait aucune difficulté à évoquer son passé. On ne sentait aucune peur dans sa voix, ni tristesse, comme si elle était coupée de ses émotions. Jayu se demanda comment elle pouvait faire pour rester si calme, alors que lui-même, dans la pénombre de cette chambre, en fixant un plafond sombre, tremblait déjà depuis le début du récit. Il ne voulait pas que Hyuna réussisse un lancer gagnant.

— Mais, à force, il a bien fallu que je fasse un six. Il ne m’a rien donné. Il m’a pris quelque chose. À douze ans, il m’a violée.

Cette fois, Jayu sut que son cœur allait mettre longtemps, très longtemps avant de battre normalement. Il se demanda si les petites filles souffraient plus que les petits garçons dans ces cas-là. Une question qu’il refoula. Était-il si égoïste ? Cela revenait à se demander si Hyuna avait plus souffert que lui.

— Je n’ai rien pu dire à ma mère, évidemment, continua-t-elle, toujours avec ce ton froid. Je t’ai dit, j’avais honte. J’avais l’impression qu’elle allait m’en vouloir si elle apprenait que j’avais… couché avec son fiancé. Ma mère ne se rendait compte de rien. Mais le pire, ce fut que Baehyun ne s’est pas arrêté là. S’il dormait à la maison, s’il ne rentrait pas trop tard - heureusement ce n’était pas si souvent - il disait à ma mère qu’il allait me border. En réalité, il me mettait son maudit dé rouge dans la main et il m’ordonnait de tirer. J’avais une chance sur six pour qu’il me viole. Lui-même devait être frustré cinq fois sur six, mais il respectait toujours les règles de son jeu. Le hasard avant ses pulsions.

« En tout cas, j’ai retenu la leçon : une chance sur six, c’est vraiment un risque beaucoup trop élevé. Quand j’étais enfant, je haïssais ce dé, plus que Baehyun lui-même. J’avais l’impression que tout était la faute de cet objet, toutes mes souffrances, tout ce dégoût à l’intérieur… c’était la faute d’un dé. On est bête quand on est enfant. C’est bien un homme qui a fait ça, un homme et pas un objet… »

Ce fut la première longue interruption dans son monologue. Le cœur de Jayu n’arrivant pas à se calmer, sa voix trembla un peu quand il brisa le silence :

— Combien de temps ?

— Deux mois, les préparatifs pour le mariage venaient juste de se terminer lorsque ma mère nous a surpris. Elle ne venait jamais me dire bonne nuit. Elle disait que j’étais trop grande. Mais, en fait, même quand j’étais vraiment petite, elle ne le faisait pas. Cette fois-là, elle avait oublié de déposer ma robe de demoiselle d’honneur dans le tiroir de ma chambre, là où elle avait prévu de la ranger. Elle a dû traverser toute cette grande maison pour nous rejoindre. La porte s’est ouverte, ma mère était là. Il fallait que le seul soir où ma mère vienne me voir dans ma chambre soit un soir où le dé ait fait six. Pas de chance, hein ?

Jayu pensa en effet que ce devait être une chose affreuse. Il n’aurait pas voulu que sa propre mère assiste à ça. Elle entendait. C’était bien assez.

Hyuna lui expliqua, ensuite, comment sa mère était entrée dans une rage folle en découvrant la réalité ; comment elle avait mordu, griffé et insulté Baehyun.

— Ma mère l’a traité de « porc ». Je m’en souviens très bien, de « porc ». Elle était comme ça ma mère, elle avait toujours les mots justes.

Jayu écouta ce récit sans dire un mot. Il ne s’était pas attendu à ça. La mère de Hyuna avait donc agressé Baehyun ! Incompréhensible. Dans son esprit, le garçon imaginait, comme une vidéo, la scène que lui décrivait Hyuna, seulement, à la place de la tête de Minji, il greffa celle de sa propre mère, au niveau du cou, à coup d’agrafes chirurgicales, obtenant ainsi une sorte de monstre de Frankenstein féminin. La tête de sa mère se mit alors à crier : « Porc ! Porc ! », et frapper, et mordre. Mais elle ne frappait pas l’agresseur. Elle s’en prenait à lui, son fils. « Mauvais fils ! Si tu n’étais pas ce que tu es, enfant du diable, rien de tout ça ne serait arriver ! Tu l’as perverti ! Il n’était pas comme ça avant de te connaitre. » Sa mère ne pouvait insulter que Jayu. C’est pourquoi, aussi horrible que fut le discours de Hyuna, à partir de là, il l’envia ; elle au moins avait eu une mère qui avait tenté de prendre sa défense.

Jayu écouta Hyuna lui décrire, sans omettre de détails, la façon dont Baehyun avait assassiner Minji ; puis, comment elle était parvenue à s’enfuir.

— Tu as eu de la chance… commenta-t-il.

— Ne dis pas ce mot.

— Pardon. Tu as eu du courage.

— Tu aurais fait pareil.

— Tu crois ?

— J’en suis certaine. Quand je disais qu’on avait la même chose à l’intérieur, je ne parlais pas que de la blessure. J’ai aussi vu ta force pour survivre. Toi et moi, on est des personnes plus résilientes que la moyenne, on a survécu à des choses qui en auraient tué et détruit plus d’un. Mais pas nous. Nous on est invincible.

Jayu réfléchit. Il ne savait pas quoi en penser. Il lui semblait que leurs histoires avaient peu en commun. Surtout, il ne se sentait nullement fort, ou invincible.

— À ton tour, Jayu.

La soudaineté de cette phrase le cloua sur le matelas. Elle le prenait de court, alors qu’il n’avait rien décidé. Devait-il lui raconter son plus grand secret ou non ? Il tourna les yeux vers elle. Il parvenait un peu à la distinguer. Elle semblait toujours aussi calme. Comment faisait-elle pour être si confiante ?

— Je ne sais pas, dit-il encore en s’en voulant de n’avoir que ces mots-là à lui donner.

— Si tu sais, mais tu ne dois pas te sentir forcé. En plus, je pourrais m’être trompée. Tu n’as peut-être aucun secret à me révéler. Mais… quand même, on ne se retrouve pas prostitué sur la presqu’île de Seo quand on est un gamin sans histoire. Comment tu as atterri là-bas ? Dis-moi comment ça t’est arrivé. Dis-moi pourquoi tu as quitté les conteneurs du quartier de Saha-Gu ?

Tout à l’heure, en choisissant de laisser Hyuna le prendre dans ses bras, il lui avait permis de faire un pas considérable vers lui. Il s’était ouvert à quelqu’un physiquement et il n’avait pas eu à le regretter. Dans cette affection, il avait trouvé un moyen de se tenir chaud qui - contrairement aux thés, aux pulls et aux radiateurs - avait entamé de faire fondre le glaçon qui gelait ses entrailles. Il faudrait encore beaucoup de moments comme celui-ci pour le faire disparaitre, mais quel soulagement de voir ce bloc de glace défaillir. Jayu ne s’était jamais senti aussi vivant, depuis bien longtemps.

Même s’il regrettait que Hyuna ait traversé des moments aussi pénibles, même s’il jalousait cette mère prête à se battre pour son enfant, il mesurait le privilège qu’il avait eu d’entendre cette histoire. Il était le garant d’un secret, et il sut qu’il ne le trahirait jamais, qu’il garderait ce don précieux dans son cœur, avec respect et reconnaissance.

Et puisque Hyuna lui avait parlé du jour le plus important de sa vie, Jayu laissa de nouveau tomber ses défenses face à elle. Il lui raconta la journée la plus importante de la sienne.

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