11. Le Pian Kkoch sur le dos (partie 1)

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Régulièrement, la jeune fille blonde se retournait pour le regarder. Chaque fois, elle avait l’air de le redécouvrir, d’être surprise par sa présence à ses côtés. En se faisant cette réflexion, Jayu se rendit compte que lui-même devait avoir la même expression abasourdie lorsqu’il la contemplait.

Depuis le pont aux chats, ils n’avaient plus parlé. Aussi silencieux l’un que l’autre. Ils avaient effectué un changement de bus, puis, ils étaient arrivés dans une rue dédiée à la consommation. Les immeubles, autour d’eux, étaient tous des centres commerciaux à étages, sur lesquels des annonces de la taille d’une baleine avaient été collées. Des publicités habillaient les buildings. Jayu se laissait aller à lire certaines d’entre elles. Une réclame blanche et rouge, recouverte d’hangeuls gras et noirs, qui prônait les saveurs authentiques d’un restaurant à bibimbap. Jayu essaya de ne pas prêter attention à son ventre qui se tordait déjà d’un désir audible. Difficile devant les photographies des galettes de porc sautées ou frites, enroulées dans leur couette de riz et leur couverture de nori, de ne pas saliver. La salive humectait déjà sa bouche. Il se détourna pour observer une publicité représentant une belle Coréenne à la peau blanche, étendue sur le ventre, ses pieds battant l’air avec nonchalance, alors qu’elle n’était recouverte que d’une serviette sur le bassin. Une tranche de concombre recouvrait son œil droit. Une deuxième serviette s’enroulait autour de ses cheveux. Cette fois, les hangeuls avaient été remplacés par des lettres romanes : « Paris beauté 3D ».

Jayu se demanda pourquoi la plupart des instituts de beauté avaient des noms de villes ou de pays occidentaux. En tout cas, le 3D, il savait ce que ça voulait dire. Cela signifiait qu’il fallait prendre un ascenseur pour se rendre dans cet institut. Troisième étage, porte D.

Jayu dut soudain arrêter d’observer les campagnes : Hyuna le tira sur sa droite. Elle les entraina entre deux immeubles. Là, ils trouvèrent la porte d’un ascenseur, qui donnait directement dans cette impasse, à l’air libre.

Ils entrèrent à l’intérieur et Hyuna lança son doigt à la recherche de la bonne destination. Tous les numéros d’étages étaient accompagnés d’une longue liste de commerces. La jeune fille pressa le niveau « -2 » et l’ascenseur les fit descendre.

Il leur fallut encore marcher dans un large couloir de galerie marchande, éviter les nombreux clients, trop perdus dans leurs conversations pour regarder devant eux. Puisque la lumière du jour ne parvenait pas en ces lieux, Jayu eut l’impression qu’il faisait nuit. Ici, à n’importe quelle heure, l’ambiance lumineuse devait toujours être la même. Les lampes artificielles remplaçaient le soleil.

Etant donné que Hyuna avait fini par lâcher sa main, Jayu avait parfois du mal à la suivre. Devant lui, elle marchait avec de plus en plus d’enthousiasme, avec tant de certitude que les passants qui croisaient sa route, lui cédaient toujours le passage. Elle allait droit devant et c’étaient aux autres de zigzaguer. Jayu, derrière elle, n’avait pas la même assurance. Les personnes lui rentraient dedans, sans s’excuser, et lorsqu’un groupe de jeunes étudiants se disloqua pour laisser passer Hyuna, il se referma ensuite sur lui. Il perdit un peu de temps à se sortir de l’attroupement. Il courut pour rattraper la jeune femme, qui s’était arrêtée devant une porte. Elle le cherchait des yeux et, le voyant arriver, un sourire soudain et franc, se forma sur ses lèvres. Elle ouvrit prestement la porte de la boutique et, toujours avec ce sourire engageant, d’un petit signe de tête, elle lui fit signe d’entrer.

Quelques secondes suffirent à Jayu pour comprendre l’activité qui avait lieu entre ces quatre murs. Pourtant, c’était la première fois qu’il entrait dans un salon de tatouages.

La pièce n’était pas très grande, surchargée. Des rideaux occultants séparaient deux espaces de tatouages. Ils étaient noirs, tout comme le plafond, le sol, les posters, le comptoir de l’accueil… Seuls les murs, bruts, en briques rouges, apportaient un peu de lumière et de couleurs vives. Ce monochrome sombre avait pour effet d’accentuer l’absence de fenêtre qui semblait plus gênante ici que dans les couloirs. Il ne faisait pas sombre pourtant. L’éclairage était même puissant, sûrement pour permettre aux tatoueurs de travailler dans de bonnes conditions.

Il n’y avait qu’un client. Ou plutôt une cliente. Elle était jeune et jolie, comme Hyuna. Elle devait avoir à peu près le même âge qu’elle et, comme elle, elle était teinte en blonde. La comparaison s’arrêtait là. La cliente, allongée sur le dos, avait une jambe repliée et l’autre étendue. Une chaussure et une chaussette étaient abandonnées sur le sol. Mais surtout, elle criait :

— Enfoiré ! Fait chier ! C’est forcé de faire aussi mal !

— Je vous avais dit que le pied, c’était pas une partie de plaisir. Vous vous attendiez à quoi lorsque j’ai dit : « douloureux » ?

Celle qui avait parlé tenait le dermographe et traçait sur le pied de la jeune femme les contours d’un papillon de nuit.

Jayu releva l’expression de Hyuna, alors qu’elle regardait la professionnelle à l’œuvre. La jeune femme qui était en train de l’aider à s’enfuir était très émue.

Le garçon ressentit aussitôt une vive curiosité envers la tatoueuse. Il détailla son apparence. Ses cheveux gris, taillés très courts et rasés de la base du cou jusqu’à ses tempes, était presque le seul indice qui trahissait son âge. Il était bien possible qu’elle ait déjà des petits enfants et pourtant, aucune ride ne marquait son visage concentré. Elle était très svelte, presque osseuse. Ses vêtements ne recouvraient pas beaucoup sa peau mate, peut-être pour laisser tout le plaisir aux gens de contempler les dessins qui parcouraient chaque centimètre de son corps. Les tatouages étaient très variés, en couleurs ou en noir et blanc, leurs formes et leurs styles, certains semblaient récents, d’autres très anciens et pourtant, les mandalas en noir et blanc, les fleurs et les têtes de mort, les écritures gothiques et les arabesques dansaient tous ensemble, sans faute de goût. Sa beauté originale au modernisme dérangeant contrastait avec cette prestance stable que seules les personnes d’un certain âge peuvent se vanter d’avoir.

Pour l’instant, elle n’avait pas levé les yeux vers eux. Jayu supposa que c’était parce qu’elle était trop concentrée sur son travail.

— Bougez pas surtout, dit-elle. C’est une rature à vie après.

Elle avait une voix qui trahissait davantage son âge que le reste, une voix enrouée, celle d’une femme qui avait déjà bien vécu et trop fumé.

— Haïja ! interpela Hyuna, lorsqu’elle en eut assez d’attendre que la tatoueuse se décide toute seule à leur accorder un peu d’attention.

Ainsi, elle s’appelait Haïja. Ses sourcils très noirs et épais, bien qu’épilés avec minutie, sursautèrent au son de la voix de Hyuna. Aussitôt, la femme arrêta son engin et leva ses smoky-eyes vers celle qui lui avait parlé. L’expression de joie qui apparut sur son visage rendit Jayu bizarre. Les manifestations d’amour, chez les autres, entre les autres, l’excluaient systématiquement. Cette fois-là ne fit pas exception. La tatoueuse n’avait pas eu un regard pour lui. Il était devenu invisible, totalement éclipsé par la présence radieuse de la jeune femme qui l’accompagnait.

— Hyuna, c’est vraiment toi ?

Puis, elle s’adressa à sa jeune cliente :

— On fait une pause, ça vous fera du bien.

La cliente n’eut pas le temps de donner son avis, Haïja arriva pour prendre Hyuna dans ses bras. Une accolade qui rappela à Jayu celles que se font les hommes entre eux, tapes dans le dos comprises.

— Tu as encore bien grandi, tu es si grande et si jolie, remarqua la tatoueuse. Quelle femme ! Rien à voir avec la dernière fois. C’était quand déjà ? Noël, il y a deux… ou trois ans ?

— Trois. Ça va, Haïja ?

— Le salon marche bien, j’ai pas à me plaindre. Surtout pas quand je vois tous les commerces qui ferment… Et toi ?

Hyuna redevint soudainement grave.

— En fait, pas vraiment. Je suis là à cause de ça. Je dois me cacher… encore. Je viens de… quitter le Pian Kkoch.

L’ambiance changea soudainement. Jayu aurait juré que la pièce venait de perdre plusieurs degrés. Gravement, la connaissance de Hyuna demanda :

— Qu’est-ce que tu viens de dire ?

— Je suis en train de fuir le Pian Kkoch.

— Chut ! coupa-t-elle. Tais-toi ! Tu es folle ! Dire des choses pareilles à haute voix. Et deux fois en plus.

— Mais c’est toi qui m’as demandé de répéter…

— …Tsss. Si c’est une blague, dis-le. Maintenant !

La fausse blonde garda le silence. C’est alors que Haïja se retourna vers sa cliente :

— On ferme !

— Comment ? Mais le tatouage n’est pas terminé…

— C’est terminé pour aujourd’hui. Ne réglez rien et revenez demain !

— Mais…

Haïja attrapa sa cliente à deux mains. La vieille dame était maigre comme un flamant rose, mais elle avait de la poigne et la cliente dû descendre de sa table contre son gré. Elle remit sa chaussette, puis sa chaussure, en rageant :

— Je ne… Je ne me laisserai pas faire. Je vais vous pourrir sur internet. Mon avis va être désastreux.

L’étudiante dégaina son Samsung et chercha le bon site en faisant glisser son doigt sur l’écran.

— Non, vous n’allez pas faire ça, dit Haïja.

Elle l’attrapa de nouveau et la mena de plus en plus brutalement vers la sortie, tandis que l’autre menaçait :

— Ah, je vais me gêner !

— Je connais votre adresse.

— Comment ?

La cliente leva soudain son nez de son téléphone, les yeux exorbités. La colère ne lui allait pas bien. Elle lui donnait un air ignare. Jayu trouva qu’elle ressemblait de moins en moins à Hyuna. Il était certain que si sa nouvelle amie se mettait en colère, elle aurait l’indignation fière. Un peu comme Haïja à cet instant, l’aïeule ne manquait pas de noblesse.

— Je disais que je connaissais votre adresse. Vous vous souvenez ? … La carte de fidélité, pour la réduction du premier tatouage et la garantie.

Apparemment, la cliente se souvenait.

— Et ? Et quoi ? Vous connaissez mon adresse, et alors ?

— Vous avez parfaitement compris. Je ne tatoue pas que des jolies pucelles, petite. J’ai aussi de mauvaises fréquentations.

L’étudiante regarda par-dessus l’épaule de Haïja. Elle cherchait peut-être dans le salon, par terre, la trace des mauvais garçons qui avaient pu passer par ici. Elle n’y trouva que Jayu et Hyuna et cette dernière se retenait de rire.

— Moi non plus je n’aime pas arrêter mon travail de cette façon, poursuivit Haïja avec diplomatie. Mais, j’ai un gros contre-temps, une urgence, ça arrive à tout le monde. Je n’ai rien contre vous, mais me faites pas chier.

Haïja fit un pas en avant et la cliente recula, encore sous le choc d’une menace sans objet. La porte de la boutique claqua à quelques centimètres de son nez.

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