7. Une rencontre en enfer (partie 1)

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Dans le quartier de la presqu’île, la rue dédiée aux plaisirs nocturnes se trouvait tout au nord. Affectueusement surnommée la rue Nono par les habitants, Hyuna la détestait. À force de passer toutes ses nuits ici, crépuscule après crépuscule, les hangeuls[1] de néons roses avaient perdu de leur superbe et lui faisaient plutôt l’effet de vieilles guirlandes de Noël en plein mois d’août, désenchantées.

La jeune femme avait l’habitude de venir ici pour travailler ou pour trainer dans les bars, au risque de croiser le regard que lui jetaient les serveuses, bien au courant de son domaine d’activité. En général, cette défiance contaminait toute la jeunesse de la salle et les personnes de son âge la fuyaient. Difficile, en effet, de lier des amitiés sincères dans des établissements rackettés par son propre gang.

Les seules relations humaines qui lui étaient permises, étaient celles entretenues avec les autres membres du Pian Kkoch, essentiellement des hommes, souvent plus vieux qu’elle. Pour la plupart, tout dans les muscles et rien dans la cervelle. Elle avait pourtant pris l’habitude de terminer ses nuits avec eux dans les carrés V.I.P. des discothèques. À force de ne trainer qu’avec des hommes, elle aurait pu devenir un garçon manqué. Mais Hyuna n’avait pas accepté cette fatalité. Bien au contraire, elle surexprimait sa féminité, qui était la dernière chose qui lui donnait l’impression de ne pas être totalement comme eux.

Au moment où on l’avait appelée pour cette mission, Hyuna avait dû prestement s’habiller. Elle n’avait pas eu le temps de réfléchir et s’était emparée des premières fripes qui lui étaient tombées sous la main : un jean, une paire de cuissarde auburn, un t-shirt et sa petite veste de la veille, portée à cru sur ses bras.

Le petit matin donnait à la rue Nono une ambiance différente de celle que Hyuna lui connaissait. Des étals de poissons présentaient les marchandises fraîches qui avaient été pêchées la veille. Se concentrer sur la façon dont les écailles de daurade réverbéraient la douce clarté du soleil l’aidait à ne pas trop ressentir la présence dérangeante de Luka, si près d’elle. Son tuteur dirigeait cette mission matinale et impromptue. Hajoon et La paire complétaient cette équipe. Au moins, Luka n’allait sans doute pas tenter quelque chose contre elle pendant une mission.

Les gangsters passèrent entre deux étals de crustacés, écartèrent les rideaux de coquilles suspendues qui leur barraient la route et arrivèrent devant un hôtel : le Harem de l’Empereur. Hyuna soupira. Le sort s’acharnait sur elle en lui imposant des missions désagréables, dans des lieux nauséabonds, comme si découvrir que son mentor tuait des enfants sur son temps libre n’était pas suffisant, comme si sa vie n’était pas déjà suffisamment merdique de cette manière.

Hyuna pénétra dans le hall d’entrée et porta la main à son nez. La puanteur des lieux l’avait prise à la gorge, des effluves écœurants de relations tarifées : sueur, foutre et humidité.

Il n’y avait personne à l’accueil. Luka donna ses instructions. Hyuna devait aller au deuxième étage pour y récupérer tous les employés et toutes les employées de l’hôtel.

Elle sortit de sa ceinture le Canik Shark et le prit à deux mains, puis grimpa l’escalier, en mettant son arme devant elle, en position de garde. Lorsqu’elle arriva devant une porte, elle abaissa la poignée et donna un coup de pied. Son canon menaça immédiatement les occupants.

Un vieux pervers - qui ne devait plus savoir bander sans une bonne dose de viagra - était exposé dans toute sa nudité. Hyuna vit son dos et son cul sursauter, avant de tomber pitoyablement sur les nattes. Le sexe de l’homme s’affaissa aussitôt, tel un ballon de baudruche humide. Sur le lit, la prostituée, les jambes encore écartées, hurla.

— Chuuut ! ordonna Hyuna, c’est pas la peine de gueuler. La ferme !

La menace du Canik Shark calma la prostituée, aussi laide et âgée que son client, décolorée et permanentée, les seins petits et dégonflés. Elle enferma dans ses mains à la fois ses cris et son visage et commença à pleurnicher.

— Toi, le vieux tout nu. Enfile ce que tu veux, mais si tu n’es pas sorti de cet enfer dans trente secondes, cette baise inachevée sera la dernière de ta vie.

Puisqu’il semblait hésiter, elle ajouta :

— J’ai déjà commencé à compter.

Le client s’affola, saisit un slip sale, une paire de lunettes. Il enfila son pantalon en sautant à cloche-pied vers la sortie. Il manqua de tomber. Ensuite, il ne prit pas le temps d’enfiler le haut et fuit avec le reste de ses vêtements sous le bras, les pieds toujours en chaussettes.

Hyuna se retourna alors vers la prostituée, assise et tremblante :

— Tu vas me suivre. Les employés du Harem de l’Empereur sont tous invités à une petite réunion, en bas.

Avant de conduire la vieille à ladite réunion, Hyuna ouvrit une à une les chambres du deuxième étage, toutes étaient vides. Elle vérifia les toilettes et les salles de bains. Personne ne devait échapper à la leçon. Finalement, il n’y eut que cette prostituée, qui miaulait continuellement à sa suite :

— Mademoiselle, mademoiselle… ? Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

— Ta gueule, putain !

Elle força la pute à descendre devant elle, dans les escaliers de la maison close. Les marches en bois couinaient sous son poids. Hyuna n’avait qu’une hâte : quitter cet endroit miteux. L’action avait du bon, à commencer par mettre de côté des problèmes auxquels elle n’avait pas envie de penser. Mais, à force de voir des cafards morts dans les douches, des poils pubiens abandonnés dans les bidets, des mouchoirs en papiers froissés et des capotes encore humides dans tous les coins, elle se demandait dans quel établissement sordide elle venait d’atterrir.

— Vous allez nous faire du mal ? insista la fille de joie.

— Non. Pas à vous.

— Kwang-bom ?

Hyuna marmonna en guise d’affirmation. La prostituée n’eut pas l’air de beaucoup s’émouvoir pour le fameux Kwang-bom.

Arrivée au rez-de-chaussée, Hyuna poussa la pute sur le sol, à côté des autres employés de l’hôtel. Les gangasters les avaient réunis là. Elles devaient être une demi-douzaine, nombre approximatif, car Hyuna ne prit ni le temps d’observer leurs têtes ni de les compter. Elle fixa toute son attention sur le fameux Kwang-bom. Contre lui, les hostilités avaient déjà commencé.

Le proxénète était assis sur une chaise, face à ses employés, ses mains attachées dans le dos. L’arcade sourcilière avait dû être la première chose à exploser. La lèvre inférieure était également fendue. L’œil droit disparaissait presque totalement derrière les paupières tuméfiées. Son nez avait tenu bon, pour l’instant.

La jeune fille observait le passage à tabac en croisant les bras. Elle était satisfaite de ne pas avoir à frapper. Ce n’était pas tellement qu’elle se sentait compatissante envers une telle crapule, mais cogner avait tendance à faire souffrir ses phalanges. Elle resta donc là, à mastiquer son chewing-gum nerveusement, puis entreprit d’arranger ses cheveux artificiellement blonds en une longue queue de cheval, pendant que Luka cognait une nouvelle fois sur le visage mutilé.

Il continua de battre l’homme plusieurs minutes. Ses poings prirent une teinte écarlate. Après un énième coup qui eut raison du nez de sa victime, le gangster porta lentement sa solide main à son propre visage. Il se gratta le menton. Un peu de sang se prit dans le creux de sa fossette. Une fois de plus, le tuteur de Hyuna avait une barbe de quelques jours.

Luka essuya sa main sur la veste tachée du proxénète. Il la glissa ensuite dans son manteau de cuir noir et en sortit un long couteau cranté qu’il approcha de la gorge de l’homme.

— J’ai assez frappé, je crois.

— Non ! Non ! Ne me tuez pas !

— Est-ce que tous les employés sont là ? questionna Luka sans se retourner.

— J’ai vidé le premier étage, précisa La paire.

L’un des compagnons de crime de Hyuna était surnommé La paire. Cela faisait très lubrique mais, en réalité, l’allusion portait sur sa paire de lunettes de soleil qui ne quittait jamais sa tête chauve.

— Et moi le deuxième, acheva Hyuna. Le Harem est vide maintenant. Tout le monde est là.

— Alors ! Toutes ses putes vont être les témoins de ce qui arrive quand on trahit le Pian Kkoch.

— Je vous paierai, se plaignit le proxénète. Je vous paierai ! Je le jure ! Laissez-moi un peu de temps, simplement un p…

L’homme se crispa et cessa toutes paroles. Luka venait de saisir ses cheveux, de basculer brutalement sa tête en arrière et à présent la lame caressait sa pomme d’Adam.

— Un peu de temps ? C’est ce qu’ils veulent tous. Mais pourquoi vouloir vivre plus longtemps quand la vie est si minable ? Est-ce que tu veux vraiment vivre ou est-ce que c’est simplement la peur du vide, Kwang-bom ? Est-ce que c’est simplement la peur du jugement dernier ?

— J’aurai votre argent. J’aurai…

— C’est trop tard pour ça, continua Luka. Le Pian Kkoch a tenu la police à l’écart de ton business, nous avons toujours fait notre part du contrat.

Un spasme agita le condamné.

— Et toi, malgré notre bienveillance, tu ne paies pas tes dettes.

— Je n’ai plus assez d’argent. Les temps sont durs.

— Sais-tu pourquoi le Pian Kkoch a ordonné ta mise à mort, Kwang-bom ? En général, les mauvais payeurs, on leur coupe un doigt, puis deux, puis trois… On prend notre temps, pour récupérer plus d’argent. Un homme mutilé paie mieux ses dettes qu’un mort. Mais toi. Toi, on va te tuer et tu sais parfaitement pourquoi. Et je veux que tes filles le sachent également. Alors, confesse-toi !

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.

— Ça ne sert à rien de tenter de mentir. Tu n’as pas de chance. Tu es allé voir le mauvais flic. Il nous a tout répété. Tu es une balance.

— C’est faux ! C’est faux ! Il ment ! Ce flic ment !

— Tellement pathétique, poursuivit Luka sans faire attention aux protestations de Kwang-bom. Qui aurait voulu de tes renseignements de troisième main ? Et maintenant, je suis là pour montrer à tes filles ce que le gang fait aux balances.

— Je vous en prie. Vous ne pourrez pas trouver plus loyal que moi après ça. J’ai compris la leçon. Ne me tuez pas. Faites-moi ce que vous voulez, puis, je vous servirai. Je ferai tout ce que vous voulez.

Dans la masse ensanglantée, les larmes n’attendrirent pas Hyuna et, à en croire leur impassibilité, aucun des gangsters réunis autour du condamné ne l’était davantage.

— Les règles du Pian Kkoch sont les règles du Pian Kkoch, conclut Luka. Dans notre monde, personne n’est au-dessus du code. Celui qui trahit meurt.

Le gangster fit glisser son arme avec une étonnante facilité à l’intérieur des chairs de Kwang-bom. Il n’y eut aucun hurlement de sa part. En revanche, plusieurs employées du Harem crièrent en contemplant l’exécution de leur patron, le sang qui s’écoulait hors de son corps et les jambes qui remuaient vivement. Luka lâcha finalement la chevelure de l’homme et la tête s’écroula mollement.

[1] Alphabet coréen

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