4. La traque

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Sa veste avait légèrement glissé, dévoilant le haut de ses omoplates. Hyuna la remonta aussitôt, pour recouvrir l’imposant tatouage qui lui ornait le dos et se protéger des courants d’air du port de Nasukju. La tenue de la jeune femme s’avérait bien trop légère pour courir dehors, en pleine nuit, alors que l’été touchait à sa fin. Sa jupe en jean, trop courte, laissait ses jambes à la merci du vent. Malgré le froid, un masque de détermination figeait ses traits. Elle progressait à vive allure, leste sur ses chaussures de sport, aussi confiante que possible, car elle tenait à la main son Canik Shark 9 mm, chargé et armé, et qu’elle sentait les effets montant de sa dernière dose de coke se combiner avec ceux de l’adrénaline.

Ses lèvres roses s’agitaient en mastiquant son chewing-gum. L’arôme de fraise du morceau de pétrole peinait à masquer la puanteur du port. Les bennes à ordures dégorgeaient leurs saletés : des entrailles arrachées aux poissons, des coquilles de balane cassées, des moules évidées et des huiles cuites et recuites.

Hyuna tendit l’oreille, les pas convergeaient tous dans la même direction, à la poursuite de Joohung. La prostituée avait été aperçue entrant dans la zone consacrée à l’empilement des conteneurs. Hyuna et six autres gangsters s’étaient jetés à leur tour dans le dédale de ferraille. Ils s’étaient séparés, afin d’emprunter toutes les étroites ruelles formées par les grandes caisses métalliques.

Au bout du corridor, Hyuna distinguait un vide béant : la mer et le ciel, noir sur noir, l’horizon dissolu entre les deux. Elle parvint hors du labyrinthe, une bourrasque fit voler ses cheveux décolorés, en lui giflant les joues. Des réverbères projetaient, à ses pieds, une étendue de lumière jaune, dans laquelle se découpait une ombre humaine, en mouvement, en train de grimper aux amarres géantes des paquebots.

— Elle est ici ! hurla Hyuna.

Joohung tentait de prendre appui sur les maillons, pour se hisser sur le toit d’un conteneur, qui était lui-même posé sur un autre. Elle escaladait à plus de huit mètres du sol. La fugueuse n’avait plus de chaussures, ses pieds nus glissaient sur l’acier vaseux. Sa robe s’était déchirée, s’ouvrant sur les jambes telle une jupe portefeuille. Hyuna braqua son arme sur la femme.

— Joohung ! Rends-toi ! Rends-toi !

La femme retrouva un appui stable et parvint à poser le pied sur le maillon suivant. Elle n’était plus très loin de pouvoir lui échapper.

— Bordel ! Tu bouges encore, je tire ! Arrête ! Redescends !

Les mains de Joohung se posèrent sur le conteneur. Hyuna devait tirer. Ils étaient venus pour l’empêcher de fuir, une mission ni courante ni exceptionnelle. Chaque année, plusieurs putes asservies au Pian Kkoch tentaient de retrouver leur liberté.

Joohung ne prit pas en compte ses avertissements. Hyuna la tenait dans sa ligne de mire. Un tir simple, facile. Elle n’avait qu’à presser la détente pour la faire chuter et achever la mission. Ses doigts exécutèrent la manœuvre et une détonation claqua dans le port. Joohung ne tomba pas, bien au contraire, elle termina son ascension et disparut pour de bon sur les toits.

Hyuna avait manqué sa cible, non pas par maladresse, mais par faiblesse.

À cet instant, un homme la rejoignit sur le quai, en se retournant, elle reconnut Hajoon.

— Où est-elle ?

— Elle a grimpé. Elle est sur les conteneurs.

— Vas-y en d’abord ! Je te suis, dit-il en rangeant son flingue dans son pantalon et en retroussant ses manches.

Hyuna aurait préféré éviter d’en passer par là. Pourtant, elle ne traina pas pour poser sa basket sur la chaine d’amarrage. Elle se hissa, sans effort. Il lui fallut se discipliner pour ne pas regarder en bas. Depuis toujours, l’altitude la mettait mal à l’aise. Elle savait qu’un coup d’œil vers le vide risquait de la paralyser, ou pire, de la déséquilibrer. Elle se concentra donc sur ses prises, en essayant de ne pas penser à la hauteur à laquelle elle se trouvait. Cinq mètres, six mètres. Sa grande taille et sa souplesse lui permirent d’accéder sans trop de difficultés au sommet. Elle essuya la crasse qui collait à ses mains sur la toile de sa jupe et souffla pour calmer ses nerfs.

La brume venait de tomber et obscurcissait une nuit déjà trop sombre. Il fallut un peu de temps à Hyuna pour repérer la fugueuse dans cette atmosphère lugubre. Celle-ci fuyait plein Ouest. Pas le temps d’attendre que Hajoon finisse d’escalader, Hyuna courut à sa poursuite. Elle se fiait moins à sa vue embrumée qu’à son oreille, qui percevait le bruit des pieds nus sur les conteneurs.

La course ne fut pas longue, car Joohung était parvenue à l’extrémité d’un conteneur qui ne trouvait pas de prolongement. Face à la prostituée, l’extrémité du toit formait un précipice de huit mètres de haut. Dans son dos, un gangster la mettait en joue.

— Ne bouge plus ! cria Hyuna.

La jeune blonde fit un pas vers celle qu’elle avait acculée. La pute se retourna. Le brouillard les encercla et les isola du reste du port. Hajoon n’avait pas su les rejoindre. Sans doute les avait-il perdues de vue, avant de partir dans une mauvaise direction. Les deux femmes étaient seules à présent, se faisant face, l’une clairement en position de force, menaçant l’autre avec son Canik Shark.

— N’approche pas ou bien je saute.

— Ne fais pas ça.

Hyuna arrêta sa marche, mais ne baissa pas son arme. Elle vit que Joohung approchait dangereusement du bord. Le visage de cette femme qui, comme elle, n’avait que la vingtaine, exprimait la détermination de celle qui n’a rien à perdre.

— Ne fais pas ça ! répéta-t-elle.

— Pourquoi ? Donne-moi une raison de ne pas en finir maintenant.

Hyuna réfléchit et ne trouva aucune parole sensée pour convaincre cette femme de vivre et de se rendre. La prostituée eut un rire amer.

— Tu vois ! Tu ne trouves rien. Tu ferais quoi, à ma place ?

— Je ne me ferais pas prendre en vie, avoua-t-elle, surprise de sa propre honnêteté.

Hyuna n’aurait jamais dû dire ça. Ce n’étaient pas les consignes du Pian Kkoch. Les prostituées étaient considérées comme de la marchandise et, à ce titre, avaient une valeur. Il fallait les abattre en dernier recours, les prendre vivantes si possible.

Elle aurait dû lui mentir, lui promettre qu’il ne lui serait fait aucun mal si elle se rendait gentiment, lui raconter l’histoire des filles qui s’en sortent, le mythe dans lequel la femme rencontre un client à la fois très amoureux et considérablement riche, qui recouvrerait ses dettes et lui offrirait un nouveau départ dans la vie. Voilà ce qu’aurait raconté Hajoon, avec un faux sourire charmeur. D’autres ne se seraient pas embarrassés à la baratiner et auraient tiré dans ses jolies jambes. Mais pas Hyuna. On avait beau la seriner : « Réfléchit avant d’agir ! Utilise ta tête, plutôt que tes tripes ! », elle avait l’impulsivité dans le sang. Ainsi avait-elle dit la vérité.

Joohung avait écouté et parut soudain accablée, elle eut un mouvement, comme si elle prenait son élan pour sauter.

— Non, attends ! cria Hyuna

Elle baissa son arme et fit un pas de côté. De cette manière, elle ne bloquait plus le passage.

— Va-t’en !

Joohung ne comprit pas tout de suite la chance qu’on lui offrait. Suspicieuse, elle resta un instant sans bouger, puis, ne trouvant pas le piège, elle passa devant Hyuna en courant. Elle ne pensa pas à la remercier, s’éloigna sur les toits dans une autre direction.

À peine eut-elle disparu que Hyuna regretta son geste. Quelle bêtise ! Joohung n’avait aucune chance de s’en sortir, les autres membres du gang encerclaient la zone. Cet élan de générosité était risqué pour elle et sans intérêt pour la pute. Condamnée de toute manière.

Le brouillard se dissipa et Hyuna put observer la silhouette de la bête traquée courir vers une capture certaine. Le paysage lugubre s’offrait à elle : les toits des conteneurs, les silhouettes titanesques des paquebots au loin. Rapidement, elle ne distingua plus la femme qu’elle avait laissé s’échapper. Elle se retourna et soudain, son cœur manqua un battement, chaque poil de son corps se souleva d’effroi. La brume qui se déplaçait lui permit de voir ce qu’elle n’avait pas vu jusqu’à présent. De l’autre côté du précipice, un autre empilement de conteneurs formait une terrasse de métal, surélevée par rapport à l’étage auquel elle se trouvait. Un autre gangster se tenait là, debout, les mains dans les poches et les yeux droits dans les siens, Zhang Zixuan Luka. Il ne faisait aucun doute qu’il n’avait rien manqué de sa trahison.

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