5. Gang séculaire (partie 1)

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Hyuna fumait. Elle et quatre autres gangsters s’étaient réunis autour d'une table basse et d'un cendrier mauve. La moitié des néons dysfonctionnaient, plongeant la pièce aveugle dans la pénombre. Les membres du Pian Kkoch affectionnait les lieux en-dessous du niveau zéro. Le gang s'était incrusté dans le vaste réseau de sous-sols qui rampait sous les gratte-ciels de la presqu'île de Seo. Dans ce quartier, comme partout à Nasukju, la vie nocturne se déroulait essentiellement dans des bangs[1], des chambres souterraines aux multiples fonctions : bars, discothèques, restaurants branchés. Les quidams accédaient facilement à la partie civilisée de ce monde des cavernes, par un escalier descendant depuis le trottoir. Ils venaient jouer au jeux vidéo dans des PC bangs, chanter dans des Noreabang et embrasser des filles, dans des Kissbang. Beaucoup ne se doutaient même pas que, de l’autre côté des murs, les criminels proliféraient. Des chambres souterraines cachées derrières d’autres chambres souterraines.

Fut un temps où le Pian Kkoch contrôlaient les sous-sols de tout Nasukju, des banlieues éloignées jusqu’au port de commerce ; aussi bien sur la rive Est que sur la rive Ouest du fleuve Nakong. Nasukju avait été le territoire indisputé du gang, jusqu’à l’arrivée du Jusawi. L’organisation présidée par Lee Baehyun avait reclus le gang séculaire sur cette presqu’île, garroté par un pacte de non-agression humiliant.

Des cendres chutèrent depuis l'extrémité calcinée de la cigarette de Hyuna et voltigèrent gracieusement. Les yeux de la jeune femme suivirent les arabesques dessinées par les poussières en chutant. L’image n’avait rien à envier aux pétales des fleurs de cerisier. À part la couleur peut-être.

— Tu ne dis rien ? demanda Hajoon.

En effet, la jolie blonde se murait dans le silence depuis le début de la soirée. Mal à l’aise, elle ne pouvait s’empêcher de surveiller le coin de la pièce. Un gangster s’y était retiré, projetant derrière lui une ombre gigantesque, inhumaine. Les yeux de cet homme, scrutateurs, regardaient continuellement dans sa direction, la forçant à se détourner. Depuis qu’ils étaient revenus, Luka ne la lâchait pas.

— J'suis pas d'humeur, dit-elle sèchement.

— Qu'est-ce qu'y a ? On a réussi, on la tient, la salope ! On est même rentrés assez tôt. Vite fait, bien fait.

Hyuna n’avait pas vraiment besoin qu’on lui rappelle qu’elle s’était compromise pour rien. Joohung avait été rattrapée quelques minutes seulement après cette décision stupide. La prostituée était ici, séquestrée trois pièces plus loin. Au moins, celle-ci ne criait pas. Cela arrivait, parfois, que les fugueuses enfermées dans les galeries du Pian Kkoch gardent le silence, quels que soient les sévices que les gangsters lui faisaient subir.

— C’est pas ça, mentit-elle. C’est pas la mission, je suis en pleine descente, j’ai besoin d’une dose.

— Déjà, s’étonna Hajoon. Tu t’étais pris un rail avant l’alerte, j’me trompe ?

— Tsss, j’en ai quand même besoin. Il n’y a que ça qui pourra m’aider à supporter ta conversation.

Les truands éclatèrent de rire, sauf le concerné, bien entendu, et Luka, insensible à l’humour. Au milieu des fous rires, un homme entra dans la pièce et s’adressa au groupe :

— La pute manque d’exercice, Pansu, ça t’intéresse ?

Le dénommé Pansu, petit caïd intégré depuis peu, se leva, écrasa son mégot dans le cendrier mauve, essuya ses mains sur son pantalon de jogging, avant de passer une main dans ses longs cheveux. Quelques gars applaudirent, se réjouissant de voir leur partenaire exercer sa première fille. Hyuna réprima un haut le cœur. Pansu n’avait même pas eu l’air d’hésiter. La première fois qu’elle avait vu cet adolescent, elle lui avait trouvé des airs de lycéen pas très malin, qui se la jouait un peu trop. Une maladresse qui le rendait plus sympathique que détestable. Il lui avait même tenu la porte d’entrée, tout à l’heure. Mais c’était sans espoir, Pansu était un gangster membre du Pian Kkoch. Comme les autres, il irait dans la chambre de la captive ; comme les autres, il irait battre la fugueuse, pour l’exemple ; comme les autres, il allait la violer, pour qu’elle ne s’use pas ; et comme les autres, il reviendrait se joindre au groupe, un sourire rassasié aux lèvres.

Pansu se dirigea vers la sortie, sans se rendre compte de la haine nouvelle que lui portait son ainée. Il passa devant Luka et, confus, demanda à son supérieur :

— Luka, vous vouliez peut-être ? Je ne voulais pas vous passer devant.

D’un geste de la main, le gangster expérimenté fit comprendre à Pansu qu’il pouvait disposer, ce qui ne surprit pas Hyuna. Luka n’était justement pas comme les autres. Lui, n’irait pas rejoindre la fugueuse. Il ne l’avait jamais fait. Un peu du dégoût qui empoisonnait la jeune femme se dilua en observant Luka. De tous les membres du Pian Kkoch, il était celui qui avait le plus d’importance dans sa vie.

Zhang Zixuan Luka, né en Russie, de parents chinois, se faisant plus communément appeler Luka. Il était devenu son tuteur grâce à la décision du président du Pian Kkoch, M. Sung. Quand Hyuna avait été intégrée, elle était une jeune fille sans défense, un poids pour l’organisation. Elle avait été mal accueillie par ses camarades. Ils n’auraient jamais osé la brutaliser, car le code du gang interdisait formellement de lever la main contre un pair. Toute bagarre était d’ailleurs sévèrement réprimée. Mais, même s’ils ne la frappaient pas, ils parlaient, ils riaient, ils ne la respectaient pas. Le soutien du président Sung, qui était le seul à connaitre les véritables raisons de son intégration, n’avait plus suffi. Le chef de gang s’était rendu compte que la jeune fille grandissait, devenait femme, une femme avec des atouts des plus attirants. Un jour ou l’autre, un membre risquait d’oublier ce qu’elle était et de la violenter. Pour déjouer cette fatalité, il avait inventé le rôle de tuteur et il avait nommé Luka pour être en charge de l’instruction et de la protection de Hyuna. La jeune fille se souvenait parfaitement, comme, du jour au lendemain, plus aucun gangster n’osa la regarder de travers.

Luka inspirait aux criminels une crainte métaphysique. Pour elle, c’était différent : l’homme l’incitait au respect. Pourtant, au départ, il lui avait fait peur, car physiquement, il sortait du lot. Il dominait d’une tête ou deux la plupart des autres membres, du haut de son mètre quatre-vingt-quinze.

Généralement, les gens très grands dégagent une forme de maladresse, comme s’ils se sentaient encombrés d’eux-mêmes, comme s’ils ne savaient pas où laisser pendre leurs bras trop longs. Luka ne donnait pas cette impression de lourdeur un peu gauche. Il parvenait à regarder les autres de haut sans baisser la tête, à passer les portes sans jamais se cogner. Il savait très bien où mettre ses bras et comment plier ses jambes dans l’espace.

Malgré cette carrure impressionnante et son allure austère, Hyuna l’avait rapidement considéré comme un mentor. Il avait pris très à cœur son rôle de tuteur et ils avaient passé du temps à s’entrainer ensemble, à parler. Il était ce qui se rapprochait le plus pour elle d’un père, d’une famille. Certes, il n’avait jamais été chaleureux, ce n’était pas son genre. Luka restait en toutes circonstances aussi expressif qu’un tigre au repos. Il ne souriait jamais et n’utilisait que le nombre minimal de mots nécessaires pour survivre dans un gang. Malgré cette rigidité, il demandait souvent comment elle allait, si quelqu’un l’emmerdait, si elle avait des difficultés. Hyuna se sentait en sécurité sous son aile, avait pu prendre de l’assurance et, grâce à ses conseils, avait appris à se défendre toute seule.

Au-delà du rôle important qu’il tenait pour elle, Hyuna le trouvait différent. Sa façon de parler le faisait paraitre moins bête que les autres gangsters. Contrairement à eux, il ne se préoccupait pas autant de son apparence, n’allait pas chez le coiffeur, ne se rasait qu’un jour par semaine. Il n’aimait pas les accessoires de luxe. D’ailleurs, aussi loin que remontaient les souvenirs de Hyuna, Luka n’avait jamais porté un vêtement de couleur. Il ne mettait que du noir. Il n’essayait jamais de prendre des pauses de caïds pour impressionner, ne s’asseyait pas en écartant trop les jambes. Il ne crachait pas par terre, ne reniflait pas. Enfin, il ne l’avait jamais regardée de cette façon sale qu’avaient les hommes, en général, quand ils la dévisageaient.

Ce soir-là, il posait néanmoins sur elle un regard désagréable, inquisiteur. Hyuna prit soudainement une décision. Elle ne pouvait plus attendre de savoir le sort qui l’attendait, si elle serait ou non punie pour son acte de trahison. Elle souffla profondément une dernière bouffée de fumée toxique et, en quelques grandes enjambées, elle approcha de son mentor.

— Parlons, dit-elle.

Elle progressa ensuite dans le couloir, un long corridor qui courait, parallèlement à une ligne de métro. De temps en temps, on entendait le vacarme causé par le passage d’un train. Elle marcha sur une centaine de mètre, parvint à une intersection et se posta sous un néon qui grinçait. Elle attendit ensuite qu’il la rejoigne, ce qui ne tarda pas.

— Hyuna ? interrogea-t-il en arrivant à son niveau.

— Luka, vous allez en parler au président Sung ?

— C’est mon devoir.

Intérieurement, elle fut déçue. Une part d’elle-même avait espéré qu’il la protégerait, y compris de ses propres erreurs. Elle ne chercha pas à le convaincre de revenir sur sa décision. C’était inutile.

— Je comprends.

— Avant la mission, tu voulais me parler de quelque chose ? N’est-ce pas ?

— Oui. Mais, avec ce qu’il s’est passé, je ne sais pas si c’est le moment…

— Parle.

— Très bien. Je voulais vous dire que je m’étais beaucoup entrainée pour l’espionnage et les filatures discrètes, comme vous me l’aviez appris. J’ai fait de grands progrès et, je voulais vous dire que… maintenant, je serais même capable de vous suivre, vous.

— N’exagère rien.

Hyuna, qui s’était préparé à cette réaction, sortit son téléphone portable de sa veste et y afficha une photographie. Elle tendit ensuite l’appareil à Luka qui regarda en plissant les yeux. Il parut surpris. Hyuna attendit dans l’espoir que son expression change et qu’il devienne enthousiaste. En lieu d’admiration, une lueur qu’elle ne lui avait jamais vue passa dans ses yeux. Soudain, il saisit son bras au biceps, elle cria de douleur.

— Aïe !

— Tu m’as suivi.

— Oui… je voulais prouver…

Il regarda encore la photo sur laquelle on le reconnaissait sans aucune méprise possible. On le voyait entrer à l’intérieur d’une jolie propriété sécurisée du quartier de Gangseo. L’emprise se resserra impitoyablement sur son bras.

— Qu’as-tu vu exactement ?

— Je… je vous ai vu entrer dans la maison… y entrer et en ressortir. Je suis restée devant et j’ai pris les photos.

— Pouvais-tu voir à l’intérieur ?

— Comment aurais-je pu ? Tous les volets étaient fermés…

Il la relâcha. Elle soupira de soulagement, se massant aussitôt le bras.

— Quoi… ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

— J’étais en mission… confidentielle, et tu n’as pas à en savoir plus. Ça ne te concerne pas… tu n’aurais pas dû… pas dû me suivre. Tu as d’autres photos ?

— Non. Bien sûr que non. J’avais pas l’intention d’en distribuer à tout le monde. C’était une preuve, pour vous, sinon, vous ne m’auriez pas crue…

Luka effaça les dix photographies qu’elle avait prises ce jour-là. Il hésita, puis, lui rendit son téléphone.

— Ne parle jamais de cela à personne.

Il disparut dans les couloirs, comme si la vue de la jeune femme lui était devenue pénible. Hyuna resta immobile sous le néon qui craquait.

Que venait-il de se passer ? Elle se demanda si la honte avait motivé sa réaction. Il n’avait peut-être pas apprécié d’être suivi sans s’en être rendu compte ? Mais elle avait l’impression que cela n’était pas dû à un sentiment futile, mais à une crainte plus raisonnable, une peur tangible. Luka avait peut-être réellement un secret à protéger.

À présent, comment ne pas céder à la tentation de savoir ce que Luka fabriquait dans la maison bourgeoise de Gangseo ? Quel type de mission confidentielle le Pian Kkoch pouvait-il mener qui puisse justifier tant de secret vis-à-vis d’elle ?

Il fallait qu’elle tente d’en savoir plus. Son tuteur en connaissait suffisamment sur elle et sur ses erreurs pour la faire trembler. Il serait très intéressant qu’elle en apprenne autant à son sujet.

[1] Bang : chambre ou pièce, en coréen.

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