4. Sanction

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 Le Général Abraïmovitch tapotait nerveusement sur son bureau. Une tension extrême régnait dans la pièce, renforcée par le silence impatient des deux hommes qui attendaient leur captif depuis de longues minutes. Le chef des colonisateurs, vêtu d’un uniforme usé, mais dont les médailles et insignes rutilaient encore, ruminait. Il ne comprenait pas comment il avait pu être ainsi trompé. Comment un individu pouvait-il l’avoir aidé des semaines durant pour finalement tout foutre en l’air ? Le garçon était bien trop stupide pour avoir pu planifier tout ça.

 Assis de l’autre côté du bureau, le dos légèrement tourné pour faire face à la porte, Henri Pescard était d’humeur morose. La mission qu’il venait d’accomplir avait exigé beaucoup de sacrifices, en vain. Tout ce qu’il avait gagné, c’était la méfiance des survivants et surtout, de son propre fils. Forcer Maxime à trahir sa meilleure amie et bannir deux gamines pour de fausses raisons, voilà ce qu’il avait dû faire pour la cause. Sans la fuite de Célia, tout ceci aurait pu valoir le coup. Henri était cependant rassuré par le retour des deux filles. Au moins la populace serait-elle apaisée. Enfin, tout dépendait de ce qu’avait prévu le Général à leur sujet. Il rompit la trêve de parole pour s’en enquérir.

 — Les petites ? Tu sais bien qu’on les a fait sortir pour piéger Célia. Ce qui a plutôt bien marché, il faut le dire.

 Avant qu’elle lui échappe, le Général avait été fier de son stratagème pour coincer la jeune scientifique. Il la soupçonnait depuis longtemps de mener des recherches dans son dos. Conscient de son talent, il la savait capable d’obtenir des résultats pouvant lui permettre de consolider le projet de colonisation spatiale. Il n’était toutefois pas dupe quant à son refus de collaborer. Pour bénéficier de ses découvertes, il lui faudrait les prendre par la force. Lorsqu’Henri était venu le voir en lui annonçant la merveilleuse nouvelle, qu’il tenait de son gosse, le Général avait saisi la balle au bond.

 — Elle a accouru dans la chambre de ton gamin. Des témoins l’ont vue. Elle a ensuite dû aller chercher ses notes pour les cacher. C’est là qu’on aurait dû la coincer. Ou dehors, ou à son retour ! Mais la morveuse a préféré fuir — autant dire se suicider — plutôt que sauver ce qu’il reste de l’humanité… Ces deux gamines sont de la même engeance. Dans la tête des survivants, elles ne sont déjà plus là. La plupart ont sûrement déjà fait leur deuil. Elles retourneront donc bouffer de la neige avec leur copine. Avec un peu de chance, elles tomberont même sur les cadavres de leurs défunts pères.

 — Mais… Général ! Ce n’est pas ce qui était prévu ! Je les ai accusées à tort en pensant que cela n’aurait au final aucun impact, puisqu’elles devaient revenir. Vous vous rendez compte que tout le monde me hait ?

 Henri était dépité. Il tenait à soigner son image. Il le gardait pour lui, mais il se voyait depuis longtemps diriger le volcan. Abraïmovitch n’était qu’un parachuté de Paris. Il n’avait pas connu l’histoire sanglante des débuts du complexe. Il n’avait pas connu la fermeture des portes. Il n’avait pas eu à donner l’ordre de tuer pour assurer la survie de tous… Il était un émissaire du Gouvernement français, qui cherchait à maitriser à distance chacun des bastions de survivants qui subsistaient en France, pour qu’ils contribuent au plan de colonisation.

 — Tu crois qu’on est là pour être adulés, Pescard ? Va jouer de la guitare dans la grande salle, si c’est ce que tu recherches. Notre but est d’assurer l’ordre et de permettre à tout le monde de survivre durablement. Tout repose sur notre autorité et notre crédibilité à diriger ce complexe. Les gens sont en colère, oui. Mais ils finiront par croire que notre décision était nécessaire. Si on revient dessus, on passe pour des cons, rien de plus. Va leur expliquer qu’on a risqué la vie de deux gamines pour récupérer des papiers ! Et après ça, essaye de prendre une seule décision qui ne soit pas vivement contestée ! 

 Alors que le ton commençait à monter, la porte s’ouvrit. Gaya et sa silhouette massive apparurent, suivis de celle bien plus frêle d’un jeune homme à l’allure incertaine. Le Général fit signe à son bras droit de lâcher le prisonnier.

 — Mon garçon, te voilà enfin… Dis, j’aimerais vraiment comprendre. Tu sais, je suis pas du genre à faire confiance facilement, encore moins quand tout porte à croire que je ne devrais pas. C’est vrai quoi, faire confiance à un homme à qui on demande de trahir une femme qu’il regarde avec des yeux pleins d’amour et le sexe érigé jusqu’au nombril, ça peut paraitre un peu stupide au premier abord. Pourtant, on a beaucoup discuté tous les deux. Et tu as fini par me convaincre de te faire confiance. Alors, j’aimerais comprendre. J’aimerais comprendre pourquoi tu l’as aidée à s’enfuir !

 Le général bouillait. Il avait tonné cette dernière phrase en tapant violemment du poing sur son bureau. Agacé par le silence du jeune homme, visiblement tétanisé, il reprit :

 — C’était pourtant clair. Si elle fuyait ou sortait pour dissimuler quoi que ce soit, tu devais prévenir immédiatement le premier milicien venu. Or, d’après Gaya, au moment où elle s’apprêtait à sortir, tu l’as croisé. Sans rien lui dire. Heureusement qu’il a entendu les portes s’ouvrir… Ça n’a pas suffi à la rattraper elle, mais toi oui. Et crois-moi, maintenant, tu vas coopérer mon garçon. Pas librement, puisque visiblement ça ne te réussit pas. Tu vas le faire sous la contrainte, sous la menace, et même sous la douleur. Gaya ? Fais-lui comprendre.

 Alex, ne prononçait toujours pas le moindre mot. Il ferma les yeux, comme si ne rien voir pouvait lui permettre de ne rien sentir. Il perçut pourtant avec discernement le choc à la jambe que lui infligea le colosse. Le garçon s’effondra et offrit aux trois hommes le plaisir d’enfin entendre sa voix. Il poussa un cri à faire trembler les murs, si ces derniers n’avaient pas été épais de plusieurs mètres. Le coup de pied avait été porté au niveau du genou, de façon latérale. Sa jambe s’était pliée en deux selon un angle tout à fait improbable et au son d’un craquement lugubre. En sanglots, il se mit à convulser en voyant son membre inférieur totalement à l'équerre. Gaya vint près de lui, le prit sous les épaules et le leva. Alex, incapable de tenir sur sa jambe meurtrie, chancela un instant, puis sa jambe valide lâcha également, l’entrainant lourdement au sol. Quatre fois Gaya le remit debout. Quatre fois il chuta de la même manière. Seuls ses cris changeaient, toujours plus aigus et déchirants.

 Lentement, les bras derrière le corps, le Général approcha du jeune homme prostré par terre. Il s’accroupit près de son visage et annonça, d’une voix aussi calme que glaciale :

 — Mon garçon… Ce soir, tu vas pouvoir te rafraîchir les idées. Tu passeras la nuit dehors. Avec une jambe en moins, n’espère pas trop t’éloigner pour rejoindre celle dont tu rêves la nuit. D’ailleurs, je suis certain qu’à partir de demain, ce seront plutôt des cauchemars, quand elle rejoindra tes songes. À partir de demain, tu comprendras que cette fille est la cause de tous tes problèmes. Tu comprendras qu’elle est responsable de la mort de deux gamines. Et peut-être de la nôtre à tous si on ne trouve pas ses foutus documents. Bonne nuit mon garçon. Gaya ? Porte 25. »

 Dans la hiérarchie des sanctions, une nuit à la porte 25 était le dernier échelon avant le ban. Elle donnait sur un à-pic vertigineux. Au-delà de quelques pas, la pente devenait tellement abrupte qu’on ne pouvait espérer mieux qu’une chute de plusieurs centaines de mètres si on s’avançait trop. Lorsque Gaya eut refermé la porte derrière lui, Alex pleura de plus belle. Ses ultimes paroles pour Célia avaient été pour l’accuser du sort de Maureen et de Justine. C’était pourtant lui et lui seul qui les avait menées à leur exil définitif. Si seulement il avait alerté Gaya… Il avait espéré convaincre Célia de coopérer, dans les jours suivant la dissimulation de ses notes. Mais on l’avait entendue sortir et tout s’était alors accéléré. Maintenant, Célia était en fuite, les deux petites allaient être expulsées du complexe et la recette miracle pour que les colonisateurs foutent le camp serait sûrement introuvable à jamais.

 Après de longues minutes à ruminer sur son sort et celui de ses amies, contemplant les blanches plaines désertes en contrebas de la montagne, Alex perçut un bruit au loin, sur sa droite. En rampant tant bien que mal et avec prudence pour ne pas trop s’approcher du précipice, il parvint à localiser la source du son. Quelques mètres plus bas, sur le flanc du volcan, deux hommes venaient de sortir. Ils accompagnaient Maureen et Justine. Alex serra les poings et les dents. Sa rage fut décuplée quand il vit que, non contents de les bannir, les militaires violentaient les filles. L’un des deux donnait des fessées à l’adolescente et semblait y prendre un grand plaisir. Le jeune homme se mit à craindre le pire en observant cette scène. Après les avoir rouées de coups, ils firent volte-face en riant, et retournèrent dans le complexe, laissant pour mortes leurs ex-prisonnières. Maureen, l’ainée, releva sa petite sœur, et entreprit de descendre le Puy-de-Dôme en lui tenant la main. Alex plongea en plein dilemme. Devait-il rester là, à sagement les regarder partir vers une fin certaine ou bien devait-il au moins essayer de les rejoindre ? Elles s’éloignèrent dans la neige, cependant que le crépuscule tombait. Abattues, elles s’arrêtaient régulièrement pour se retourner en direction du volcan, dans l’espoir que, peut-être, leur mère en sortirait pour leur dire de revenir. Alex versa une larme. Lui seul pouvait leur offrir cette chance, au péril de sa vie.

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Ici, les lecteurs de Votre Récit ont décidé qu'Alex devait tenter de descendre pour rejoindre Maureen et Justine, plutôt que de rester en sécurité près de la porte.

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