Chapitre 3 : Deux hommes en cavale

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Alfred s’enfonce dans la nuit dans la direction "initiale" de Chartres, bien décidé à se séparer du neveu de Mathilde en le mettant dans le train. Le jeune homme est « plié » dans le coffre de la 4L à l’arrière et ne semble pas s’agiter, encore sous les effets des somnifères et du chloroforme. Depuis qu’il roule, son esprit conçoit mille scénarios et finalement, il s’oriente à présent vers la Belgique pour amener le gamin à l’aéroport de Bruxelles Charleroi, directement…

[Sur le plan d'eau, les choses avaient bien failli mal tourner]

Rien que de ressentir le duel sur la barque, cela faisait remonter de la tension dans le corps d’Alfred, et dresser les poils de ses avant-bras comme s’il avait froid. Il plongeait dans un nouvel état d’énervement, incontrôlable, irrépressible.

Il se mit à s’exciter violemment sur le volant crénelé de la Renault. Tapant du plat des mains à s’en faire mal aux doigts, tout en lâchant des jurons, il pulvérisa au passage des gouttes de salive en tous sens.

Finalement, il finit par se calmer.

Alors, passant le revers de sa main sur sa bouche pour essuyer un peu de bave, il réalisa le rugissement du moteur. Il en avait oublié de passer un rapport et la pauvre 4L se plaignait du manque de sollicitude du pilote, en hurlant. La vieille dame n’était plus de première jeunesse. Elle n’en avait pas moins de la répartie.

Tendant le bras droit dans la pénombre de l’habitacle, il attrapa une bouteille d’eau sur le fauteuil passager et avala goulument plusieurs gorgées, ce qui eut pour effet d’apaiser sa gorge irritée par ses derniers coups de sang.

— Ah vingt dieux ! Il va me faire crever ce morveux. Et tout ça pour les délicatesses d’une rombière. Je ne sais pas si elle le mérite vraiment ?

Alfred revint à l'instant présent et se concentra sur sa conduite.

Dans le halo poussif des phares jaunes, il distinguait une succession hypnotique de bandes blanches sur les accotements et sur le milieu de la chaussée. Il n’avait pas pris délibérément les grands axes. Privilégiant la discrétion, il roulait pour l’instant sur la D926 depuis Paulnay, au début, vers le sud-est puis à présent, nord-est, en direction de Vierzon.

Chaque carrefour ou passage busé dans les zones boisées se distinguaient par des bornes dont certaines de couleur bleue, aux pastilles phosphorescentes, signes de présence d’eau, lui donnaient un coup de fouet. Pourtant son état de fatigue était extrême.

Perdu à nouveau dans ses pensées, il plongea dans un autre souvenir…

Il se revoyait jeune facteur dans la ville de Châteauroux et toutes ses années de "messager" d’abord sur un vélo, puis successivement sur une mobylette et enfin dans une voiture de service.

Il semblait les avoir avalées comme dans la traversée d’un long tunnel, oubliant au passage la perte de ses parents, enterrés dans leur village, lors d’un méchant hiver. Puis ses sœurs, s’expatriant vers des iles lointaines pour suivre des maris antillais.

Sa carrière avançant, le voilà dans un centre de tri avec des responsabilités et une équipe. Alors, il commença par se mettre quelques économies pour se constituer un petit pécule. Puis il se loua une maison, plus confortable qu’un appartement. Sise dans un ancien corps de ferme, elle se trouvait rue de la Poste, près de la place Sainte-Étienne, à deux pas du centre rural du village de Paulnay.

On lui proposa une pré-retraite.

Comme il n’avait pas trouvé de chaussure qui tint longtemps à son pied, il jetta son dévolu sur la pratique de la photographie animalière qu’il complèta par des croquis et par la pratique de la pêche en profitant des nombreux plans d’eau du parc naturel régional de Brenne.

Ces activités convenaient parfaitement à son naturel contemplatif. Toute cette région au centre de la France était extraordinaire. Moins connue que la Sologne, elle était très appréciée des ornithologues pour la qualité et l'abondance des observations migratoires.

Un parc animalier au zoo de « La Haute Touche » [i], situé au Nord-ouest du parc régional, offrait le plaisir de shooter de grands félins que l’on ne trouvait en liberté que dans la savane africaine.

Un nombre impressionnant de plan d’eaux permettait à des colonies entières de variétés d’oiseaux migrateurs de nicher dans ces lieux à l’abri de prédateurs.

Pour toutes ces bonnes raisons, il s’était loué un vieux hangar près d’un plan d’eau, une barque et il pouvait ainsi se faire des sorties tout en profitant de la Nature.

La pêche n’était finalement qu’un prétexte pour profiter de la vie…

[Oiseaux de nuit...]

Alfred venait de donner un grand coup de volant alors qu’il se trouvait au milieu de la chaussée. La voiture se balança de droite et de gauche sur ses suspensions plutôt élastiques. Une chouette venait de passer dans la lumière des phares et la fatigue aidant, Alfred avait tardé à réagir.

Le rapace de nuit emportait avec lui comme un dangereux présage et bien que peu superstitieux, il se fit instantanément plus à l’affût. Guettant d’autres gibiers nocturnes, de la sueur affleura dans ses mains et à ses tempes et le palpitant vint à monter en régime.

— Il faut qu’il fasse une pause, le gars ! se dit-il à voix haute, comme pour se convaincre…

Le courrier qu’il avait déposé plus tôt dans la boîte aux lettres de son village, à l’attention de Mathilde, précisait que Jérémy prenait un train au départ de Chartres à destination de Paris. Le reste du texte était suffisamment vague et pouvait être interprété.

Ce qu’il avait en tête en réalité était d’emmener le gamin jusqu’à Bruxelles pour le mettre dans un avion pour les Caraïbes, vol aller sans retour.

Quelques papillons passèrent devant les yeux d’Alfred et une douleur lui vrilla la tempe.

Cela ne faisait pourtant pas plus d’une heure qu’il roulait. Mais les évènements sur le plan d’eau puis dans la cabane et jusqu’à l’embarquement dans la voiture lui avait coûté une énergie considérable. Il avait beau se dire qu’il dormirait plus tard ou bien quand il serait très vieux, cela ne suffisait pas.

— Il faut vraiment que je fasse une pause, se dit encore Alfred qui accusait de plus en plus, le coup…

Il se rangea dans un dégagement, assez brusquement, à hauteur du lieu-dit « la Fresnaye » dans la commune de Saint-Gemme pour reprendre ses esprits. Il allait bientôt sortir de la forêt. La nuit était merveilleusement lumineuse et projettait des ruissellements de lune à travers les ombrages des sous-bois.

L’endroit paraissait féérique.

Il s'avérait cependant idéal pour faire le point et surtout se réveiller.

Il avait ouvert sa thermos et savourait le café qui fumait et dont la vapeur s’immisçait dans ses narines. Il en profita pour faire le tour, regarder les pneumatiques et surtout écouter si ça bougeait à l’arrière.

Pas de gémissement, ni de ronflement.

En ouvrant la porte arrière, avec attention, il finit par capter une respiration provenant du coffre. Une lampe torche en main, il souleva le capot avant et jeta un rapide coup d’œil au moteur. Pas d’odeur de brûlé.

— Increvable cette brave fille ! Allez, on y retourne, dit-il comme pour s’encourager.

Rabaissant le capot, comme rassuré sur la mission qu’il s’est donnée, il braqua sa lampe de poche sur une carte routière qu’il déplia sur le métal chaud de la carosserie. Pas très à l’aise avec les smartphones et les outils embarqués de navigation, il essaya de se dresser un itinéraire.

Il s’était pris un gros crayon de maçon rouge et bleu et traça avec la mine grasse, un trajet assez linéaire qui éviterait les autoroutes et les péages. Un premier jet lui permit d’évaluer son arrivée à Rethel vers 08 : 00 du mat’. A partir de là, il lui faudrait se faire discret en cherchant à éviter la foule, les lieux de passage.

Et qu’il ait une conversation sérieuse avec le gamin…

Alors s’il évitait les grands axes, et faisait des pauses pour dormir un peu, il en avait facilement pour une bonne douzaine d’heures avec sa vieille Renault poussive mais encore opérationnelle. Plus tout jeune, et encore pas mal chamboulé à la suite de la sortie sur le plan d’eau, il envisageait de poursuivre vers Reims, Rethel donc, puis les Ardennes, Couvin, Charleroi et Bruxelles en Belgique.

Alfred repartit dans ses pensées : Il n’en revenait toujours pas de la tournure des évènements de ce dimanche …

Et cette poussée d’adrénaline !

Il n’avait pas ressenti cela depuis l’âge de ses vingt ans au moins. Cela faisait du bien et en même temps, cela posait question. Il devait comprendre. Il devait faire la lumière. Derrière le gamin semblait enfin bouger dans le coffre et murmurait dans ses rêves agités.

Devant, il distinguait les faubourgs de Vierzon.

Passant comme une fleur dans la ville déserte, il se retrouva sur la D30 vers Aubigny sur Nère, joli village plein de charme avec ses vieilles maisons. Une zone humide, suite au passage d’un gros nuage, laissa dans l’air une odeur de métal et rafraîchit l’intérieur de la voiture. Les pneumatiques chantaient sur la route et rendaient la conduite plus légère, plus aérienne.

[Seuls dans la nuit...]

Depuis plusieurs kilomètres à présent, il décelait une paire de phares ronds et blancs. Un véhicule semblait suivre le même itinéraire que lui mais sans jamais se rapprocher. Parfois dans le relief du terrain, la traversée de villages et même certaines pauses techniques, il perdait tout contact avec d'autres véhicules. Et très peu de semi-remorques de routiers également.

[Et après...]

Alfred avait envie de fumer une cigarette.

[i] http://www.zoodelahautetouche.fr/

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