Chapitre 2 : Le Deal

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— Alors Jérémy ! C’était plus fort que toi. Tu n’as pas pu résister. T’as eu les yeux plus gros que le ventre !

Jérémy est assis, ligoté à une vieille chaise d’écolier. Alfred lui a bâillonné la bouche avec de l’adhésif large et toilé gris métal et masqué la vue à l’aide d’un sac de jute. Le jeune homme semble pitoyable, sale et défait, dégoulinant.

Il rend de la vapeur dans cette sorte de pièce dont il ne peut pas percevoir les contours. Ses poignets entravés commencent à violacer et les extrémités de ses doigts s’ankylosent.

Les deux "compères" ont trouvé refuge dans une ancienne cabane d’ornithologue. On entend le clapot de l’eau des étangs proches et le bruissement de volatiles dans le couchant. Une lumière blafarde passe par des interstices entre les murs faits de planches mal ajustées.

Quelque part, le tic-tac caractéristique d’un chronomètre de montre à gousset suspendu à un clou fiché dans le linteau d’une ouverture égrène le temps. Cette seule fenêtre à clairevoies donne à la scène une ambiance dramatique laissant le passage à des rais de lumière pâles sur un fond d’obscurité.

— T’es qu’une sale petite ordure !

  • ...
  • T’as voulu me faire la peau ! Fumier !

Entre chaque déclaration, Jérémy tressaille et tente de réagir mais il ne sort de lui qu’une bouillie informe de mots incompréhensibles. Il lui semble qu’Alfred accuse le coup. Puis il l’entend cracher... se moucher en abondance.

— Si t’avais été patient, on se serait fait une vie de château avec "la Mathilde". Mais, non ! Il a fallu que tu foutes la merde. Pourtant tu héritais de la maison. Moi, j’avais les délicatesses de la vieille.

Alfred se ménage des moments de pause où il reconstitue sa salive. Son visage est convulsé. Un afflux massif de sang enfle les veines de son cou et lui éclaire la face d’un rouge violet.

— Mais ça, ce n’était pas assez pour toi. Il te fallait tout, mon salaud ? Comme si j’allais t’enlever le pain de la bouche, hein ? Minable !

N’y tenant plus et pour se soulager d’une violence trop longtemps contenue, Alfred décoche d’une main large comme un battoir une tarte monumentale dans la mâchoire de Jérémy qui encaisse en poussant un long gémissement.

Sous le choc, la chaise bascule entrainant le corps qui s’affale sur la terre battue soulevant un nuage de poussière. Le sang explose dans la bouche du gamin lui donnant un goût métallique. Malgré l’adhésif, des suintements de salive et de sang se frayent un passage et poursuivent leurs courses sur le menton et sur la chemise en éclatant en multiples gouttes. D’autres finissent dans la poussière produisant de minuscules cratères.

— Et tu vois, le plus drôle dans tout cela, c’est qu'tu pensais m’avoir mis le compte. Et c’est toi qui manque de te noyer au milieu des roseaux du bord de l’étang. Une chance pour toi, si l’on peut dire, que j’ai repris mes esprits et malgré une migraine du diable, je t’ai sauvé la peau. Nom de Dieu !

Jérémy revoit par bribes stroboscopiques en noir et blanc, la sortie pêche sur l’étang. Puis vient l’instant fatidique où basculant de la barque dans les eaux glacées, il se voit, encore sous la surprise et l’incompréhension, descendre vers le fond sombre et encombré de racines et de tiges végétales.

Et soudain remonter vers la surface. Puis haler par les mains calleuses et les bras encore vigoureux d’Alfred sur le cordage de l’ancre. Campé sur ses jambes dans l’embarcation, affichant un visage barré d’un filet de sang suintant d’un gros hématome au sommet du crâne, il ahane et le hisse dans la barque.

Alfred reprend son monologue.

  • Alors, écoute-moi bien. Je vais te laisser une petite minute pour réfléchir mais voilà le deal. Dans une enveloppe, j’ai là une jolie liasse de billets de 100 francs belges dont on peut tirer auprès de collectionneurs, pas moins de 27 euros la pièce.
  • Pour faire une juste mesure, poursuit-il, j’ajoute quelques bons au porteur placés sur un compte au Luxembourg. Je les gardais de côté pour mes vieux jours. Mais vu que tu vas te refaire une vie très loin d’ici et que je ne veux plus jamais voir ta sale tronche, je te laisse ce viatique.
  • Alors, si t’es d’accord, tape du pied.

Jérémy est à bout. Il sait qu’il a présumé de ses forces.

L’ancien facteur se montre un solide gaillard et s’il n’y prend garde, il risque de ne plus revoir le jour. Aussi donne-t-il une ruade en guise d’assentiment tout en lâchant quelques larmes de rage.

  • Soit ! Puisque nous sommes d’accord sur le principe, tu vas me rendre un petit service.
  • Tu vas me rédiger, dit-il avec délectation, un petit mot adressé à ta tante dans lequel tu lui diras ne pas être intéressé par sa succession et vouloir lui montrer que tu sais voler de tes propres ailes. Tu viens de retrouver un copain d’enfance qui te propose une place en or à prendre de suite comme personnel de maison dans un grand hôtel des Caraïbes. C’est une superbe opportunité. Elle sera fière de toi !

Un instant, Alfred semble divaguer dans ses pensées, imaginant la tournure des évènements à venir et reprend alors plus inspiré.

  • Aussi, sans attendre, tu as demandé à Alfred de te déposer à Chartres pour prendre le train vers Paris et Bruxelles et profiter ainsi d’un billet d’avion avantageux pour t’envoler en direction de mers plus chaudes. Tu lui souhaites du bonheur, tu l’embrasses, tu dates et tu signes.

Joignant les actes à la parole, tout en exposant son plan, Alfred remet sur pied la chaise avec le jeune homme, défait en partie les entraves et retire la cagoule. Il lui laisse la main droite libre et relie l’autre aux chevilles par un nœud coulant.

Dans cette position hiératique et inconfortable, le visage tuméfié, Jérémy s’habitue au peu de lumière. Son regard hagard embrasse la pièce et revient devant lui.

Alfred rapproche de lui une table d’écolier avec les emplacements réservés pour l’encrier et les crayons et porte-plume. Il devine des graffitis incrustés dans le bois, témoins de l’imaginaire et des talents de sculpteur de quelque élève de primaire creusant des sillons avec un bon vieil Opinel.

Comme une fenêtre lumineuse, une liasse de feuilles de papier de qualité médiocre se détache sur la surface vernissée du bois. Un stylo plume nacré, à peine éclairé pour une lampe de poche posée en équilibre sur sa fixation métallique, jette des reflets sur le vernis craquelé de la table.

Fébrile, Jérémy entame sa rédaction.

A peine a-t-il terminé son œuvre qu’Alfred se saisit des feuillets pour parcourir le texte et peser une dernière fois la vraisemblance de son stratagème. Ensuite, tout se passe très vite.

L’ancien a planqué une 4L encore vaillante dans un vieux hangar. Il y a bien longtemps que la vieille guimbarde ne fait plus partie du fichier des immatriculations. Une épave ressuscitée. Il charge dans le coffre Jérémy sans entraves mais rendu inconscient avec une bonne dose d'éther et l’ingestion forcée de somnifère qu'il gardait dans une petite pharmacie, en dépannage.

Sur la route, dans une cabine téléphonique en état, il passe un rapide coup de fil pour donner des nouvelles à la tante quelque peu inquiète. Il lui explique qu’il emmène Jérémy rejoindre un de ses amis qui propose un emploi. Et il a conseillé au gamin d’écrire un mot à sa parente. Il lui dit encore qu’il ne rentrera pas de la nuit.

Plus loin sur la route, dans une boîte aux couleurs des Postes, il dépose la lettre du gamin dans son enveloppe timbrée à l’attention de Mathilde. Les mains gantées, en position sur le volant de la Renault à dix heures dix, Alfred et son véhicule s’enfoncent dans la nuit, un passager inconscient à bord. Sur la place avant trône une thermos de café remplie lors d’une pause dans un relai routier.

[Trois jours plus tard, le mercredi matin au lever du soleil]

  • France Info, 8 : 00. Une nouvelle journée commence assez radieuse. Tout de suite vous retrouvez votre flash d'informations avec notre journaliste de la rédaction Gilles Tardieu et l’annonce d’une sordide et macabre découverte à la frontière franco-belge.
  • En effet, Fabienne, ce mardi matin à l’aube, des patrouilles belge et française en bordure frontalière, alertées par un éleveur français dont les terres jouxtaient la commune de Cendron ont découvert la présence d’une Renault 4L carbonisée ayant versé dans le bas-côté, inondé.

Le journaliste poursuit en apportant une grande quantité de détails assez sordides.

  • Selon les premiers éléments de l’enquête, l’endroit était peu fréquenté, avec des étangs et des zones boisées. A l’intérieur du véhicule encore fumant, les forces de l’ordre ont trouvé à l’emplacement conducteur un corps carbonisé.

Alfred écoute alors avec beaucoup d'attention.

  • Selon les premières constatations du légiste, il s’agirait d’un homme, jeune, brûlé sur tout le corps et en phase partielle de décomposition. Ceci s'expliquerait par la présence d’humidité dans le fossé due à de fortes et récentes précipitations depuis dimanche. La mort remonterait donc entre 24 et 36 heures. Le véhicule n'était plus répertorié, bien sûr. Aucun document ou signe extérieur ne permet pour l'instant de faire un lien avec l’identité de la victime...

Alfred coupe son poste de radio interrompant le programme et se glisse dans son lit.

Il est épuisé par manque de sommeil.

Il n’a pas réussi à mettre un bandage sur ses mains abîmées avec des croutes sanguinolentes et des cloques. Il s’est appliqué du blanc d’œuf, riche en collagène, pour hydrater la peau.

Avant de sombrer, il repense à Mathilde qui risque de chercher une épaule solide pour supporter l'usure du temps. Il revoit son neveu lui faire ses adieux.

Rien ne s’était pas passé comme il l'avait imaginé...

Une retraite tranquille ! Tu parles !

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