Chapitre 1 : Duel sur l'étang

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Mathilde, veuve et fortunée, partage son tendre cœur entre deux amours.

Son unique neveu, Jérémy, âgé de 19 ans, en formation professionnelle par alternance qu’elle héberge depuis le décès accidentel de ses parents.

Un facteur en retraite, d’une soixantaine d’années, prénommé Alfred, encore très entreprenant, passionné de photographie et de pêche à la ligne lui fait une cour assidue depuis plusieurs mois.

Mais comme souvent avec des êtres humains versatiles et passionnés, on bascule de l’amour à la haine. Approchons-nous et voyons comment la conversation se passe entre ces trois individus.

Elle promet de s’avérer peu banale.

Jérémy ne supporte pas la présence d’Alfred aux côtés de sa tante. Il le soupçonne d’un intéressement pour l’argent et les nombreuses œuvres d’art qu’elle détient et qui embellissent les murs et les différentes pièces de cette ancienne maison bourgeoise de province.

Mais ceci reste à prouver et Mathilde qui connaît les doutes de son neveu ne l’entend pas ainsi. A ses yeux, Alfred semble tout tenter pour lui être agréable. Elle ne voit en lui qu’un homme seul, tendre et avenant qui cherche une compagnie pour aller jusqu'au bout du « voyage » comme elle se plait à le dire.

Bien sûr, le retraité se sait épié par le « gamin » comme il dit. Pour lui, il qualifie ce neveu de "parasite", de jeune naïf et stupide, et ô combien inutile. Mais il s’agit là de critères d’évaluation à l’aune d’une expérience de labeur à La Poste.

Préparer la tournée, vérifier l’équipement et le véhicule, organiser la distribution et dans l’ordre, remettre les mandats et délivrer les colis. Et puis dans les derniers temps, il s’alourdissait dans sa charge avec l'arrivée des publicités devant la baisse du volume de plis suite à la venue d’Internet.

  • Tu parles d’un truc de fainéant, venez prendre ma place ! disait-il à l’encan à tous ceux qui se moquaient de son travail.

Cette opposition et cette tension latente seraient dues selon toute logique à la différence d’âge et donc d’éducation. Souvent la cupidité peut modifier les comportements.

Depuis peu, Mathilde envisage de passer devant son notaire pour faire de son neveu son unique légataire. Alfred soupçonne un stratagème en coulisse de « Môsieur Jérémy » pour s’attirer les bonnes grâces de sa tante et profiter de ses bienfaits en le mettant, lui, le retraité et le compagnon attentionné, hors-jeu.

La tante n’est cependant pas née de la dernière pluie.

Pour affronter cette guérilla permanente entre deux caractères bien trempés, elle décide d’amadouer les larrons. Un dimanche matin, alors que les hommes de sa vie sont dans sa demeure, elle leur propose une sortie détente sur l’un des nombreux plans d’eau du parc naturel de Brenne[i], situé à quelques kilomètres.

C’est, comme chacun sait, le paradis des ornithologues, des randonneurs, des chasseurs d’images et des pêcheurs. Des plans d’eau en pagaille, des sous-bois, du gibier et des compagnies d’oiseaux migrateurs mais aussi de bien d’autres nichant à l’année. Il s’ajoute à cela des conditions météo particulières conférant à l’endroit des ambiances de légende.

Pour ce faire, Mathilde s’oblige à convaincre les deux matamores.

Jérémy ne l’entend pas de cette oreille et fait l’enfant. Toujours à lui de faire des efforts, au prétexte fallacieux qu’il serait le plus jeune.

De son côté, Alfred prend la chose avec philosophie et s’engage à se montrer agréable et courtois. Il propose même de prendre ses cannes à pêche et ses appareils photos pour partager ses passions avec le neveu « ouasif » de l’élue de son cœur.

Mathilde préfère rester à la maison ce qui surprend les deux larrons. Elle prétexte des jambes lourdes à l’approche des premières chaleurs de l’été. Depuis quelques temps, des difficultés de circulation lui provoquent des gonflements dans les chevilles. Affichant un sourire charmeur et d’une voix douce, elle promet de se faire pardonner avec un souper mémorable pour fêter « l’entente cordiale » et conclure un dimanche en famille.

Durant le déplacement rapide en bicyclette, les deux hommes n’échangent que quelques humeurs sur la beauté de la campagne environnante. Pour le plus jeune, inutile de s’extasier devant de la "verdure". Alors que notre ancien y voit réconfort, imagination et contemplation.

Les voilà assis sur une embarcation en plein milieu du plan d’eau.

Quelques punaises glissent de manière frénétique à la surface. De temps à autre, des bulles de gaz remontent à moins que ce ne soit la bouche ouverte d’une tanche.

Tout semble très calme, trop calme.

Des insectes vrombissent en surfant dans la brise de chaleur. Les gibiers ne sont pas en reste avec des poules d’eau au corps noir de geai et au bec rouge et jaune gambadant dans les joncs. Des couples de colverts traçent de magnifiques ridules en V sur la surface étale.

Alfred ne résiste pas longtemps et brisant la trêve, abreuve Jérémy de ses éminentes connaissances en matière de navigation se flattant de maîtriser l’orientation grâce à sa main sûre à la barre.

De son côté, Jérémy bougonne devant l’usage simultané et éreintant des rames. Transporter « sa majesté » au milieu du minuscule mais profond et vaseux plan d’eau est insupportable. Fort heureusement, ayant atteint un emplacement central sur l’étang, la navigation cesse pour céder la place à la détente.

Les cannes à pêche sont « armées » et les fils presque à l’horizontale, sous l’effet de la dérive et perlés de fines gouttelettes. Les bouchons rouges dodelinent sur la surface huileuse aux reflets d’or et d’argent.

Le temps s’étire emportant notre photographe dans la digestion d’un pique-nique pris à bord, et un peu trop arrosé d’un délicieux mais tannique vin rouge.

Jérémy bouillonne.

Depuis un moment, entre deux ronflements, il se dit qu’Alfred pourrait terminer sa sieste dans la vase et ceci d’une manière définitive. Ce sale type n’est qu’un gros prétentieux qui se la pète et il aimerait bien lui fermer son clapet.

Il tourne avec nervosité les pages d’un guide touristique du parc et par des coups d’œil furtifs, il examine ce qui semble constituer au fond de la barque, une sorte d’ancre de fortune. En fait, il s’agit d’une barre de métal torsadé, percée d’un chas pour passer un cordage et sertie dans un bloc sommaire de béton.

Assoupi, Alfred égrène le temps de ses respirations bruyantes.

Jérémy pose alors son livret sur le banc et bien que nauséeux et le sang lui cognant les tempes, il se répète en tête l’enchaînement des gestes qu’il devra réaliser sans hésitation et dans un court instant.

Car c’est maintenant qu’il faut agir.

La barque qui a glissé, s’approche à présent de rochers ou de branchages qui affleurent à la surface de l’étang. Au-delà, des roseaux les pieds dans l’eau, jouent avec la brise. Jérémy pense que l’endroit est idéal. Il semble y avoir de la profondeur et l’accès depuis la berge impossible. Donc personne ne viendra par ici.

Alors il se dresse et opère un mouvement de balancier avec son bras chargé et armé. Au même instant quelque chose vient de heurter le fond de l’embarcation. Jérémy affiche une incompréhension totale.

Alfred sort de son endormissement et devant la menace soudaine de Jérémy et de son arme improvisée, il se redresse et oppose une résistance désespérée et farouche aux bras armés de jeune homme.

Emporté par la forte inertie, le jeune homme bascule par-dessus bord. Le cordage s’emmêle dans l’une de ses jambes et le poids du lest en béton l’entraîne par le fond presque sans bruit.

Dans l’élan, Alfred a pris cependant un coup à la tête au passage et il s'écroule dans la barque, heurtant avec violence un élément de structure de la coque qui entraîne son évanouissement. En s’affaissant et comme au ralenti, dans une sorte de rêve, il voit l’eau vaseuse et vivante avaler le corps de Jérémy telle une proie.

Puis tout disparaît.

Il ne remonte que quelques bulles d’air sonore en surface. Entre les herbes aquatiques on devine les reliefs du pique-nique qui tapissent le fond de l’eau malgré la vase.

Ils ont dû verser lors de la gite.

La barque est encore agitée par des ondoiements résiduels et par la brise de l’après-midi qui s’achève. Elle poursuit son chemin comme animée d’une vie propre. Il est vrai que l’embarcation et ses équipements viennent de jouer un rôle funeste dans cette tragédie.

Et la faune locale semble avoir apprécié le spectacle en envoyant force de chants de courlis et d’engoulevents. Des batraciens musiciens donnent bien volontiers la réplique. Des voix de crécelles répondent au loin, des faisans en vadrouille, sans doute.

Une forme humaine, à l’une des extrémités de l’embarcation, comme dans une sorte de prostration, semble endormie, immobile, figée.

Il s’agit bien sûr d’Alfred.

Couvert de sueur, des ridules de sang et de larmes tissent une toile sur son visage grimaçant. Il mène un combat intérieur pour sortir de sa torpeur. Il réalise surtout qu’il est vivant et qu’il vient d'échapper à une mort certaine...

Il aurait bien de la peine à expliquer ce qui vient de se passer...

Il lui faudra peut-être en témoigner, si bien sûr on l’interroge...

Mais surtout le dire à Mathilde.

Et tout cela mouline dans la tête...

Elle ne pourra jamais lui pardonner...

[i] http://www.parc-naturel-brenne.fr/fr/

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