Fouette, cocher !

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Dès le lendemain, le Cadir montait dans un coche, à destination de la capitale. On lui avait indiqué ce moyen de transport comme le plus économique et il s’était senti tenu, en sa qualité de modeste pèlerin en terre étrangère, de se plier aux coutumes locales.

Il va sans dire que cette promiscuité prolongée ne fut guère à son goût ! À sa gauche, une dame imposante tartinait constamment des choses répugnantes sur ses grosses miches de pain, offrant avec libéralité ses rillettes à la cantonade. À sa droite, un petit clerc, tout gris, tout fripé, triait et retriait sans cesse le contenu d’un grand portefeuille en maugréant. Le copiste empestait le renfermé, un mélange d’encre rance, de cire à cacheter et d’aigreur d’estomac.

Vautrée en face de lui – comble d’infamie – jacassait la créature licencieuse qu’il avait eu le malheur de secourir en fin de traversée ! Outrageusement moulée dans une robe à frou–frous, la belle Inurui babillait sans désarmer, jetant à la dérobée des regards égrillards au Cadir confus, chaque fois que les cahots de la route secouaient son avantageuse poitrine d’un balancement lascif. Prenant à témoin ses voisins – un vieux sous–officier flegmatique et un jeune noble assez maniéré, tous deux très attentifs aux ballottements du coche – elle dissertait des petites bassesses des hommes, qu’elle avait intimement côtoyés lors de ses « voyages dans le sud », démontrant ses théories avec force exemples vécus.

Hadhar tâcha de se concentrer sur le paysage verdoyant : sa dignité lui interdisait évidemment d’écouter ainsi aux portes des conversations d'autrui ou de prêter l’oreille à de tels propos de comptoir ! Pourtant, en son for intérieur, il dut reconnaître que le regard acéré et désabusé de l'aventurière ne manquait ni de lucidité, ni d'une certaine indulgence envers le genre humain. Il s'en voulut de cette pensée impie, mais il trouva à Inurui l’exubérante, bien des ressemblances avec le visage mûri de la Déesse aux trois sœurs, dispensatrice de la vie et du pardon.

Il va de soi que le Cadir garda pour lui ses réflexions, conservant le décorum qu'il eût voulu respecté par tous dans ce coche surpeuplé – Toute vérité n’était pas bonne à dire !

Hadhar supporta cette autre forme de traversée avec la bonne grâce qu'il put trouver en son cœur. Il se consolait à chaque halte, s'émerveillant des riantes vallées du Harthor, de la profusion d'eau vive, de la fraîcheur et de la luxuriance des jardins. La richesse de cette terre était indécente... Le fidèle pouvait douter que la Déesse donnât vraiment la préférence à son propre peuple, qui pourtant la vénérait !

Pourtant, à bien y réfléchir, le Cadir remercia la Déesse pour cette épreuve ! L'amour de sa terre ne le quitterait jamais et il était juste que la Déesse fût adorée, là où ses bénédictions s'avéraient nécessaires...

Hadhar s'étonnait du peu de piété des habitants. Aussi réitérait–il ablutions et dévotions à chaque étape, puisant le réconfort dans la répétition du rite millénaire, même s'il ne pouvait s'en acquitter aux heures prescrites par la lune.

Une jeune fille vint puiser de l'eau à la fontaine. Hadhar pensa à sa propre fille. Puisse la Déesse la guider en son absence !

Un jeune homme vint aider la jeune fille à porter son amphore. Hadhar pensa à son propre fils. La Déesse fasse qu'il puisse le ramener !

L'amphore était bien petite et les deux jeunes gens s'étaient croisés à la fontaine comme par hasard... Tous deux se souriaient niaisement en marchant côte à côte, très lentement, vers le foyer de la jeune fille. Hadhar se dit que le prétexte était fort mince et que les jeunes gens se ressemblaient bien sous tous les cieux.

Il en conçut de l'espoir.

.oOo.

Moins de deux heures plus tard, tout le monde débarquait sur une grande place pavée de pierre claire. Tout autour, des palais de marbre rivalisaient de magnificence, les ors des dômes embrasaient les sculptures dans le bleu du soir. La moindre bâtisse rayonnait d'opulence, étalant fièrement les splendeurs impériales d'un art oublié du Grand Sud.

La cité grouillait de monde. Les tuniques Harthoriennes se mêlaient aux braies des nomades du nord et aux burnous du sud. Des femmes se pavanaient en toilettes extravagantes au milieu des boutiques, des artisans de luxe et importateurs de denrées rares. La noblesse du pays y côtoyait les fonctionnaires et les officiers supérieurs, les visiteurs étrangers et la jeunesse estudiantine. Semés de parcs et de fontaines, les quartiers mêlaient avec élégance, ateliers d'art, universités et chancelleries. Des hôtels particuliers, des auberges luxueuses, se succédaient comme dans une farandole de palais aux façades somptueuses.

Harthorian n'était peut–être pas aussi grande que le port de Havrarthir. Mais elle réunissait tout ce que le Harthor et ses principaux partenaires produisaient de plus raffiné.

En lui lançant son paquetage depuis le toit de la voiture, le cocher indiqua au Cadir une auberge que ses compatriotes affectionnaient : l'enseigne du croissant bleu.

Hadhar eut bien du mal à la trouver ! Il dut pour cela demander son chemin à maintes reprises, traverser le fleuve et arpenter des ruelles pittoresques. Il se perdit dans de sombres venelles et tira le sabre pour décourager quelques vide–goussets. Au moment de châtier un larron pour avoir tenté de l’embrocher, son sacrilège et son sentiment de culpabilité lui revinrent en mémoire, et le Cadir retint son bras, laissant fuir le malandrin. Sous tous les cieux, l'opulence appelle le crime, observa le pèlerin en rengainant son arme. Et, distribuant quelques aumônes, il finit par parvenir à bon port.

Lorsqu'il gagna sa chambre – une sous-pente exigüe mais propre, humilité oblige – le Cadir fit ses dévotions à la lueur de la lune, plein de reconnaissance pour être parvenu jusque-là, et plein d'espoir pour le lendemain.

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