Chapitre 55

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Dans un tourbillon de lumière et de couleurs, les sons lui parvenaient comme s’il s’était trouvé derrière un mur. Ou peut-être même dans l’eau. Là, dans les airs, où sa masse ne lui semblait rien, il ressentait cependant tout son être avec une intensité nouvelle. Un contraste auquel un coin de son esprit consacra une bonne partie des précieuses secondes qu’il lui restait. Les meurtrissures, la chaleur étouffante de son environnement, la clameur qu’il sentait comme pulser contre sa peau…, ce dernier coup.

Juste comme ça, pensa-t-il.

Il n’avait pas crié et ne criait toujours pas. Il se trouvait dans un état second où son monde évoluait plus lentement qu’il n’aurait dû. Cela avait été soudain, immédiat…

Le terrain aqueux s’étendait face à lui et le coin de son esprit si rationnel nota qu’il avait la tête en bas en cette fraction de seconde. Il nota ensuite la présence de la forme monstrueuse évoluant avec grâce au fond des eaux. À la grande surprise de ce coin d’esprit si rationnel, il s’en émerveilla, repensant à une foule de petites choses auxquelles il n’avait jamais accordé l’attention qu’il aurait dû.

Ses camarades avaient les yeux levés vers lui et la bouffée d’amour qui monta en lui à leur intention aurait eu de quoi le surprendre en temps normal. Là, maintenant, elle avait sa place et il la laissait éclater telle une bulle de savon.

Un triste sourire lui étira les lèvres alors qu’il avisait leurs propres stupéfactions et les cris silencieux que formaient leurs bouches. Gredins qu’on les appelait, voleurs, assassins et pire… mais eux, ils s’appelaient autrement.

Mes frères…

Il ferma les yeux, enveloppé par les acclamations des milliers de personnes l’entourant. Tel un cocon d’une douce chaleur l’accompagnant dans un dernier voyage. Il se sentait en paix.

Le cri au fond de sa gorge se désamorça de lui-même alors qu’il se retrouvait désormais à contempler le ciel sans nuage d’une radieuse fin d’après-midi et les quelques étoiles brillant déjà au firmament.

Le début de la nuit…

Sa destination lui fut enfin visible. Une étendue d’eau ridiculement petite en comparaison du lac qu’il survolait et un signal d’alarme ne manqua pas de se faire entendre dans ce coin rationnel de son esprit. Cependant, il n’y fit pas attention. Rien ne pouvait le sortir de cet état de torpeur. Cette transition vers…

Il le vit enfin, l’observant comme les autres avec une impassibilité qui jurait avec les réactions de ces derniers. Ce jeune homme, avec son maillet reposant avec nonchalance sur l’épaule, ne manqua pas de réveiller un sentiment en lui. Un sentiment qu’il ne parvint pas à identifier immédiatement avant que ce dernier ne commence à le brûler de l’intérieur.

Un hurlement étranglé sortit de sa gorge alors que sourdait une haine dévastatrice qui consuma sa torpeur à la manière d’une flamme sur une toile.

Ulrich… Brick !!!

Il battit enfin des bras tout en notant que les acclamations autour de lui contenaient nombre de rires. Plus loin, au sein du bac vers lequel il se dirigeait, de longs cous s’élevaient déjà et des yeux avides surplombant des gueules hérissées de crocs le guettaient avec frénésie.

La tête de nouveau tourné vers le ciel assombri, son cri se fit plus puissant, plus rageur encore. Et lorsqu’il fut de nouveau face au terrain, il ne lâcha plus le regard du meurtrier de son sang. Dirigeant sur lui un regard au visage déformé par la colère alors que ses bras s’agitaient furieusement et vainement.

Du bac, d’autres têtes s’élevaient des eaux, guettant la proie qui arrivait des airs. Cependant, il n’y faisait guère attention et alors que l’objet de sa haine portait deux doigts à sa tempe dans un dernier salut, il hurla avec plus de rage encore. Ses poings se fermèrent convulsivement tandis qu’il atteignait le cercle formé par les créatures à son intention. Et il hurlait toujours alors qu’il plongeait comme au ralenti. Son visage épousant les remous à la manière d’une…

— Plume !!!

Le cri de Grosdur retentit avec force alors que tonnait littéralement la voix d’Ulysse Yazak. Couvrant jusqu’à la clameur de la foule après qu’il eut expédié le gredin obèse dès les premières secondes de jeu.

— Voici les règles en ce jour ! s’exclama-t-il tout en fendant les eaux à la manière d’un monstre marin. À chaque point marqué par mon équipe, j’expédierai l’un de nos adversaires ! Les vingt points ne sont plus de mise pour cette finale !

Sa voix adolescente contenait des accents de fureur bien audibles et une clameur plus impressionnante encore accueillit cette nouvelle règle.

Ce n’est pas comme si on suivait les règles depuis le début de toute façon, se dit Caes tout en fendant les eaux à son tour en direction du ravageur adverse.

— Salaud !

Grosdur avait surgi dans le dos d’Ulysse Yazak et tenta de lui assener un coup de bâton dans le dos que le mastodonte évita avec une facilité déconcertante.

— J’ai dit à chaque point ! tonna ce dernier tout en balayant Grosdur d’un revers de sa batte.

Le gredin s’envola pour aller s’écraser contre les filets avant de glisser entre deux bacs pour le terrain. Ulysse Yazak avait sciemment évité les anguilles et son regard furieux continuait de parcourir le public comme s’il cherchait un contestataire.

— Ma sœur et moi avons été désignés pour organiser ces Jeux ! Il s’agissait de la volonté des Architectes afin de leur rendre hommage et de prouver notre vénération. Or, certains participants tâchent les honneurs que nous prodiguons à nos créateurs. Ceci en nous insult…

Il s’interrompit pour esquiver la balle de jeu qui le dépassa à pleine vitesse pour aller s’écraser contre les filets. En chemin, elle percuta le crâne de l’un de ses coéquipiers qui s’affaissa mollement sur les eaux dans une gerbe de sang.

— Ah…, fit Ezéquiel avec un geste d’excuse de la main. Le cerceau est de l’autre côté…

Sans un regard pour son partenaire, Ulysse Yazak tourna vers le jeune prince des yeux brulants de haine.

— Tu seras le dernier, siffla-t-il avec un épouvantable rictus. Je prendrai mon temps avec toi…

Le cri du ravageur adverse résonna alors qu’il effectuait un long vol plané avant d’atterrir avec fracas dans un bac d’anguille qui bouillonna presque instantanément du sang du pauvre homme alors que les mouvances se faisaient plus furieuses encore.

— On dirait qu’on est pas trop mal, déclara Caes en se postant aux côtés d’Ezéquiel et dardant sur le mastodonte un regard empli de défi.

— Et comme les points ne comptent pas, renchérit son compagnon. On va laisser notre apôtre s’handicaper de son point d’honneur avant de s’en prendre à l’un d’entre nous. Je n’ose imaginer qu’il ne s’y tienne pas et ruine son spectacle.

— Tu veux parler de l’honneur aux Architectes ? sourit le chevalier.

Ezéquiel se fendit d’un rire tout en tournant le dos à Ulysse Yazak pour rejoindre Jalil et Yanis qui fonçaient déjà vers la balle de jeu. Plus loin, Lombric et Lamenterre avaient engagé un combat impitoyable contre les attaquants adverses.

Dans le dos de l’apôtre, la gueule de la créature surgit pour happer son partenaire assommé par Ezéquiel. Cependant, l’apôtre n’y accorda pas l’ombre d’une attention, son regard rivé sur le jeune prince.

— Ne t’inquiète pas, lança ce dernier par-dessus son épaule. Nous aussi, on te garde pour la fin !

Le hurlement qui sortit de la gorge de l’apôtre fut à glacer les sangs et Caes eut toutes les peines du monde à ne pas se retourner dans un réflexe défensif. L’incertitude était de mise. Ulysse Yazak allait-il se conformer à ce qu’il avait annoncé ? Ou alors, sa fureur prendrait-elle le dessus, le poussant à les exterminer dans la seconde ?

Le spectacle.

Jalil le leur avait affirmé dans les Fosses lors de l’une de leurs premières rencontres. Il s’agissait là de la plus grande faiblesse de ces Jeux. Une chose à laquelle Ezéquiel croyait lui aussi. Le jeune prince avait même anticipé l’attitude de l’apôtre pour son public et certainement pour sa sœur. Il s’était douté que le mastodonte allait vouloir les pulvériser avec la manière. Une manière qu’eux n’étaient guère obligés d’appliquer.

Il s’agissait là de leur unique chance.

Le cri de l’apôtre se fit plus aigu alors que Lombric, d’un coup de maillet, envoyait l’un de ses adversaires dans un autre bac après une esquive étonnamment habile. Du coin de l’œil, et avec un soulagement palpable, Caes le vit se précipiter à son tour vers la balle en possession du jeune médecin.

L’espoir gonfla en lui alors qu’il se concentrait sur les autres membres de l’équipe adverse. Un espoir ténu car il n’y avait nul doute que le colosse marquerait pour ensuite expédier l’un des leurs. Cependant, cela leur laissait le temps de faire la différence.

Mais ceci suffirait-il ?

— C’était stupide, Ulysse.

Le ricanement de poule d’Harlequin leur parvint alors que l’Archevêque trépignait sur son siège, rouge et les poings serrés.

— Ce n’est absooooluuuument pas ce que j’avais en tête ! éructait-il. Ils pervertissent cet ad… admirable jeu ! Ils salissent mes souvenirs et ils…, ils… Ils salissent les Architectes aussi !

Plus bas, Ulysse Yazak s’était précipité en direction de la balle mais c’était sans compter Jalil Lorel qui se trouvait déjà à ses côtés. D’un coup de bâton, le jeune noir renvoya la balle sur l’ancien garde de l’Échanson. Alors que l’apôtre lui fondait dessus, celui-ci envoya à son tour la balle à Ezie quelques dizaines de mètres plus loin.

Le frère d’Amédée s’immobilisa, semblant hésiter tandis que le jeune homme face à lui le narguait visiblement. Bien que son visage reste de marbre, il faisait mine de viser son propre cerceau avant de secouer la tête pour viser enfin le cerceau adverse, comme s’il avait été sur le point de commettre une bourde malencontreuse.

Avisant une œillade de Lamia dans sa direction, Clare fit promptement disparaître le sourire qui lui était venu aux lèvres. Notant par la même occasion que Sybille semblait comme hypnotisée par cette finale de Drig, elle ne manqua pas de s’interroger une nouvelle fois sur le sujet.

Jusqu’où allaient les pouvoirs de la petite prophétesse ?

Aristide Leor trépignait toujours et un rictus aussi amusé qu’étonné n’avait pas tardé à prendre place sur le visage de Lamia. Clare la comprenait. À l’image du public de plus en plus silencieux, personne ici n’avait imaginé voir un jour un apôtre aussi désemparé, et littéralement tourné au ridicule. Tentant d’attraper une balle que se lançaient Ezie, Jalil et le garde, Ulysse Yazak avait perdu beaucoup de sa superbe. Il ne semblait plus aussi grand ou même aussi rapide. À vrai dire, il semblait perdu.

De l’autre côté du terrain, Caes et les derniers membres de la Perle des Bas-fond luttaient âprement contre les coéquipiers de l’apôtre qui restaient tout de même de solides gaillards. Ces derniers, surpassant de très loin leurs opposants aux Drig, n’étaient par contre pas supérieurs en bagarre. Et l’équipe de Caes gagnait du terrain.

Deux nouveaux coéquipiers de l’apôtre furent envoyés dans les bacs avant que ne retentisse un hurlement d’une profonde fureur, fendant le silence du public telle une lame.

— Ulysse !

L’Archevêque lui-même cessa de trépigner et son accès de rage laissa place à la stupéfaction alors que dans la loge face à la leur se tenait Amédée. Debout, les poings serrés et les bras le long du corps, elle dardait sur son frère un regard si terrible que ce dernier en fut pétrifié. Quelques secondes passèrent avant que le mastodonte ne se redresse de toute sa hauteur.

— Salaud ! hurla une nouvelle fois l’un des membres de la Perle en tentant d’assener un nouveau coup de bâton sur la tête de l’apôtre.

Le geste d’Ulysse Yazak fut à peine visible. Un éclat de jade tandis que son adversaire en était encore à armer sa frappe dans un saut suicidaire. Un bruit aussi sec qu’assourdissant retentit dans la cinquième tortue, y provoquant des sursauts et des exclamations de stupeur de toute part. L’instant d’après, le corps désarticulé du défenseur se brisait littéralement contre un bac à l’autre bout du terrain après quelques ricochets d’une extrême violence sur l’étendue d’eau.

Plus loin, les deux équipes avaient cessé de se battre et l’arbitre fila à toute vitesse par l’un des tunnels tandis que les joueurs contemplaient le dieu vivant qui se dressait au milieu d’eux.

— Tue-les ! gronda Amédée.

Le public entier retenait son souffle. Le mastodonte, lui, hocha de la tête. L’instant d’après, il se trouvait aux côtés de Caes, le surplombant de toute sa hauteur avant de lever son arme.

— Tue-les tous…

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