Chapitre 52

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Les Braies était un quartier particulièrement vivant que certains auraient qualifié d’agité ou même tapageur. En effet, ces habitants étaient si prompts à l’emportement et exagération qu’il y régnait constamment un concert de protestations, de disputes et d’insultes. Bien que cette ambiance turbulente soit impressionnante, il n’y avait nulle véritable violence dans ces affrontements constants. Les nabarois eux-mêmes étaient connus pour leur tempérament de feu démonstratif que d’autres encore qualifiaient volontiers d’excessif. Les Braies n’était que le modèle le plus représentatif de cette facette des Hauts-royaumes. Cependant, en ce jour, il y avait bien un lieu qui détonnait dans le voisinage.

Le Mont des Braies, l’estaminet central du quartier, observait un silence qui ne lui ressemblait pas. Quelques attroupements de badauds parsemaient la rue sur laquelle donnait l’entrée et leurs chuchotements étaient ceux qui étaient à l’origine des rumeurs. À cette même entrée, trois gardes à l’armure violette interdisaient le passage.

— Curieux…, lâcha doucement le duc.

— Pas encore…, soupira Lorain en forçant le pas tout en se dirigeant vers eux, Elias Creed sur ses talons.

Les badauds s’étaient tus et observaient la scène. À la vue des nouveaux arrivants, les trois soldats, main sur la poignée de leurs épées, se mirent en position d’attaque.

— Halte ! s’exclama l’un d’eux.

— Écartez-vous, leur retourna simplement Lorain sans même ralentir.

Les trois hommes n’obtempèrent pas mais furent forcés de reculer précipitamment à l’intérieur de l’estaminet. Ils n’osèrent guère dégainer cependant, et les précédèrent dans le un bar aux allures de peinture vivante. En effet, personne ne bougeait. Des clients, dont certains avaient même encore leurs verres à portée de lèvres jusqu’aux soldats en livrée violette qui étaient désormais tournés vers eux tout en affichant des expressions incrédules. Au nombre de quatre, ils entouraient un homme juché sur un tabouret et littéralement affalé sur un bar poisseux de bière.

— Qu’est-ce que vous faîtes ici ?! gronda l’un des soldats dont les galons indiquaient un grade de lieutenant.

— Voilà une question que l’on pourrait lui retourner, s’amusa la voix mélodieuse d’Elias Creed.

— Je veux savoir ce que fabriquent une fois de plus les soldats du Rhondos à Nabar, commanda Lorain qui s’avança entre les trois soldats qui les avaient précédés.

Cette fois, ces derniers s’écartèrent et le baronnet les dépassa pour se camper devant le gradé du royaume voisin. Un soldat que Lorain connaissait bien. Autoritaire et opportuniste, Ron Gleb était l’un des hommes à tout faire du baron Graber. Peu compétent, il devait sa position d’aujourd’hui à son opportunisme, justement.

Totalement dominé par son interlocuteur, il tenta de gonfler la poitrine pour se faire plus imposant.

— Nous avons ordre de ramener ce déserteur pour interrogatoire, déclara-t-il en désignant l’homme dont le visage était dissimulé au creux de ses bras croisés. Il est crucial que nous…

— S’agit-il d’un sujet du Silat ? s’enquit Lorain.

— Dans une certaine mesure, cela donnerait une raison presque valable au Silat d’intervenir en territoire nabarois, intervint Elias Creed qui se trouvait de nouveau aux côtés du jeune capitaine. Dans une certaine mesure…

Il laissa sa phrase en suspens sans lâcher de son regard hypnotique Ron Gleb qui avala difficilement sa salive. Il fallait dire que les deux jeunes gens faisaient pratiquement la même taille et le dominaient de presque deux têtes. Il inspira et expira avec précipitation tout en s’humectant les lèvres avec nervosité. Une fine pellicule était presque aussitôt apparue sur son front désormais luisant.

— Les Hauts-royaumes sont alliés, tenta-t-il de s’indigner sans succès. Pour notre sécurité à tous, nous devons soumettre cet homme à…

— C’est la moitié de la population des Haut-Royaumes que vous soumettez à vos interrogatoires, coupa Lorain sans lâcher l’homme des yeux.

— Vous devriez voir le visage de cet homme, reprit le duc Creed à l’attention de Lorain.

Toujours cet amusement dans la voix alors qu’il semblait véritablement à son aise. Visiblement, il en savait beaucoup et la raison même pour laquelle il avait demandé au jeune capitaine de venir seul était évidente.

Lorain connaissait l’individu ivre mort.

— Il en va de la sécurité de nos royaumes…, continuait le lieutenant du Rhondos.

Le jeune capitaine le poussa sans ménagement et ne prêta aucunement attention aux exclamations des soldats. Dans son dos, il percevait Elias Creed qui s’était retourné pour leur faire face et leur bloquait le passage de son corps.

L’homme respirait par à-coups et ses longs cheveux noirs trempaient dans la pellicule de bière recouvrant le bar. La livrée qu’il portait, bien qu’en piteuse état et difficilement reconnaissable, était celle de Nabar. Une livrée uniquement arborée par les privilégiés de ce royaume.

Lorain hésita un instant avant de relever l’individu qu’il dévisagea un autre instant sans vraiment y croire.

— Mais que t’es t’il arrivé ? Qu’est-ce qu’il s’est passé là-bas ?

Inconscient, Gaylor de Nabar fut bien incapable de lui répondre autrement que par un pitoyable gémissement. Lorain grimaça alors que succédait aux deux soldats nus sur le pont de Nabar ce nouveau retournement de situation.

— Gleb, commanda-t-il en sentant le lieutenant se raidir dans son dos. Escortez cet homme, il doit se présenter devant le baron de Nabar sur le champ !

L’homme lâcha une expression étranglée à cet ordre avant de se reprendre sur le champ.

— Nous avons déjà ordre de mener cet homme au Silat, rétorqua-t-il.

— Au Silat ? répéta Lorain, peu commode, en se faisant face au soldat. Vous êtes à Nabar et la seule autorité légitime ici est celle qui représente François de Nabar, lui-même.

Elias Creed bloquait toujours la garde du Silat de sa personne et aucun des soldats n’avait osé le dépasser. Il allait sans dire que Lorain appréciait le soutien du duc des Tisseuses. Un sourire nerveux et triomphant - une bien curieuse combinaison – se dessina enfin sur le visage de Ron Gleb. Il gonfla même un peu plus la poitrine.

— Et c’est sur son ordre que nous escortons ce déserteur au Silat pour l’interroger.

Le silence se fit tandis que Lorain se figeait. Dans un premier temps, incertain qu’il ait bien entendu. Dans le dos du lieutenant, Elias Creed tourna légèrement la tête par-dessus son épaule, trahissant ainsi sa surprise.

— Il est mon cousin, dit Lorain d’une voix blanche.

— Il est un déserteur, répliqua Gleb avant d’ajouter à l’intention de ses soldats. Saisissez-le !

Ces derniers ne bougèrent pas d’un pouce car Elias Creed leur bloquait toujours le passage. Toujours par-dessus son épaule, ce dernier trouva le regard de Lorain, exprimant sa question muette. Sans attendre, Lorain posa une main ferme sur l’épaule de Gleb qui lâcha une exclamation de surprise. Ses yeux francs transpercèrent le garde alors qu’il relevait le menton.

— Je ne peux pas vous laisser l’emmener.

Ron Gleb en perdit ses couleurs.

— C’est l’ordre même de votre père, vous…

— Si vous restez ici une minute de plus, nous en viendrons aux mains et je fais la promesse de vous briser plusieurs os à chacun.

— Un pour chaque personne emmenée dans les oubliettes du Silat, intervint une fois de plus Elias Creed. Cela va faire beaucoup.

Ron Gleb hésita un court instant puis finit par se dégager précautionneusement du lourd bras de Lorain sur son épaule. Il avisa Gaylor toujours inconscient puis le baronnet et enfin le duc qui lui offrit un hochement de tête approbateur. Le garde ouvrit finalement la bouche pour dire quelque chose mais les mots restèrent bloqués au fond de sa gorge. Il fit enfin demi-tour tout en fusillant les clients silencieux sur son passage pour faire bonne mesure. Ses hommes lui emboitèrent le pas.

— Le Silat n’a rien à envier à la Forêt des Pleurs, souffla finalement le duc des Tisseuses.

Lorain inspira profondément. Son cousin était toujours inconscient, affalé sur le bois du bar. La Forêt des Pleurs, dont parlait Elias Creed, se trouvait à quelques kilomètres au nord du Bois d’Ichor. Il s’agissait là d’endroits aux sinistres réputations. Le deuxième car il habitait des créatures cauchemardesques à ce qu’il se disait, et le premier car il était le lieu où les Rolfs abandonnaient leurs nourrissons. Livrés à eux-mêmes, ces derniers devaient survivre plusieurs jours pour prouver ainsi leurs bonnes santés et conditions physiques. Les faibles n’étaient pas tolérés au sein de ce peuple, et pour cela, ils devaient obligatoirement subir cette forme de torture.

Avec le nombre de personne envoyée au Silat ces derniers jours, la comparaison avec la forêt des Pleurs prenait son sens et il n’était guère surprenant qu’Elias Creed soit si bien informé.

— Je vais devoir rendre des comptes à mon père, répliqua-t-il. Je ne pouvais pas les laisser l’emmener. Je ne pouvais pas l’abandonner comme tous ces gens.

— Vous n’abandonnez personne, Lorain, rétorqua le duc Creed. Votre père, en revanche… L’influence du baron Graber à Nabar devient pour le moins problématique. Des gens sont emmenés contre leur gré pour être interrogés. Des rumeurs se répandent et le fantôme à la lanterne n’est pas le seul. D’autres surgissent du passé.

— Vous dîtes « d’autres », s’étonna Lorain en posant une main sur le dos de son cousin.

Un bruit de course se fit entendre de l’extérieur et Lorain devina qu’il s’agissait de ses hommes venus le secourir. Quelqu’un était allé les trouver pour leur raconter la confrontation de leur capitaine avec la garde du Silat.

Voyant qu’il n’avait plus beaucoup de temps, Elias Creed se rapprocha de Lorain pour lui poser à son tour la main sur l’épaule. Bien que Lorain ne se soit jamais permis de familiarité avec le jeune duc, tous deux se connaissaient depuis longtemps et ce n’était pas la première fois que le maître des Tisseuses lui venait en aide. Elias Creed n’avait jamais manqué de se battre contre les injustices. Lorain et lui avaient déjà eu nombre de discussions à ce sujet par le passé. Le baronnet était heureux de l’avoir de son côté en cette période sombre.

Surtout que le duc avait toujours une longueur d’avance sur n’importe qui.

— Je dis que le fantôme de la Guerre de la Chair n’est pas celui qui terrifie votre père, lui murmura-t-il à l’oreille pour que nul autre que lui n’entende. Je dis que vous devriez vous rappeler de tout ce dont je vous ai parlé aujourd’hui et lorsque vous en apprendrez davantage, alors mes mots prendront un sens nouveau. Le Silat n’a rien à envier à la forêt des Pleurs.

Le sergent Raff et ses hommes firent irruption dans la taverne avec fracas, armes aux poings et Elias Creed s’écarta du jeune homme sans quitter son regard qui ne permettait pas le mensonge.

— Peut-être est-il temps de vous demander pour quelle raison votre père abandonne-t-il famille et pouvoir ?

Lorain releva bien haut son menton à l’attention du duc. Ses yeux noirs et francs scrutant intensément le regard hypnotique de son interlocuteur. Le duc affichait un sérieux mortel et tout amusement avait déserté ses traits.

— Pourquoi ai-je l’impression que vous avez déjà la réponse à cette question ?

Elias Creed acquiesça lentement avant qu’un sourire plus triste n’étire ses lèvres.

— Pour plus de pouvoir.

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