Chapitre 49

5 minutes de lecture

Il se trouvait plusieurs ponts dans le fief du baron François de Nabar. Cependant, en des temps reculés, le Garon avait été le premier pont digne de ce nom construit au sein du royaume. Il surplombait la Saignée qui devait son propre nom à l’Histoire. Une défense naturelle dont les eaux, par le passé, avaient gêné considérablement les armées ennemies et les avaient forcées à emprunter les ponts de pierre accédant au royaume. Un passage où leurs nombres n’avaient plus d’importance et où leurs cadavres s’étaient fait légion.

D’où le triste nom de Saignée.

Ceignant le fleuve sur sa largeur, c’est-à-dire une trentaine de mètres, le Garon n’était pas la plus impressionnante des constructions. L’allée aux grossiers pavés de pierres qui l’habillait, bordée de murets qui s’élevaient à hauteur d’homme, donnait à la structure des dimensions très modestes. Deux charrettes pouvaient s’y croiser en manoeuvrant prudemment et à condition que leurs dimensions soient aux normes.

Les deux hommes, Gaspard Lindon et Bruce Latimer, ne portaient que leurs sous-vêtements d’un blanc uniforme. Ils sentaient mauvais et frissonnaient sous l’effet de la brise matinale. Tous deux affichaient des mines exténuées.

Lorain inspira profondément alors qu’un de ses hommes revenait avec deux tasses fumantes ainsi que deux gros morceaux de pain encore chaud. Lorsqu’il les présenta aux deux soldats nus, ces deux derniers échangèrent un regard incertain.

— Vous les mangez, c’est un ordre.

Les deux hommes s’empressèrent d’obtempérer et l’un d’entre eux menaça même de s’étrangler en avalant sa nourriture trop vite. Le sergent Raff arriva au pas de course quelques instants plus tard.

— Boursin Crieur n’est nulle part, annonça-t-il après un bref salut. À en croire l’office, il n’aurait pas mis les pieds à Nabar depuis des mois.

— Des mois…, répéta Lorain en se tournant devant les deux hommes qui s’étaient arrêtés de manger à cette nouvelle. Et vous me dîtes qu’il est parti avant vous et à cheval ?

Les lèvres du soldat Gaspard tremblèrent alors qu’il bredouillait d’une voix incertaine.

— Je vous le jure, Seigneur… Il… Il y avait cette lettre et il…

— Une lettre ? reprit Lorain.

Il n’élevait pas la voix et aucune menace ne transparaissait derrière celle-ci, cependant le jeune baronnet avait une autorité naturelle qui en intimidait plus d’un. Face à lui, le soldat se ratatina. Il échangea un nouveau regard terrifié avec son collègue avant que ses épaules ne s’affaissent encore.

Lorain connaissait bien cette attitude. Il s’agissait de celle d’un homme qui allait tout avouer.

— Nous avions bu, confessa Gaspard. Mais je vous jure que nous ne nous souvenions de rien et… et nous avons vu cette lettre. Il y avait ce jeune homme qui nous a dit ce qu’il s’était passé. Le maître… je veux dire, le héraut était furieux à ce qu’il nous a dit et nous devions le retrouver ici sur le pont de Nabar huit jours plus tard mais… Nouvel échange. Nous avons été plus rapides.

— Et vous deviez vous présenter sans vos vêtements ?

Les deux hommes acquiescèrent frénétiquement devant le jeune capitaine. En soi, cette dernière requête sadique n’était pas si difficile à croire venant de Boursin Crieur. Lorain avait souvent entendu de nombreuses rumeurs au sujet des frasques de ce héraut très porté sur les mises en scène dramatiques. Il avait lui-même demandé à l’office de tempérer ses agissements. Une chose difficile à appliquer évidemment. Surtout lorsque le dît héraut officiait en dehors de Nabar.

Cependant, cette lettre inquiétait grandement Lorain. Bien qu’il comprenne que Gaspard et son compère n’y aient pas réfléchi à deux fois lorsqu’ils l’avaient lue.

— Capitaine, une dernière chose, ajouta le sergent Raff dans son dos. Boursin Crieur officiait à l’Entonnoir.

— Il était sous les ordres de Gaylor ? s’étonna Lorain alors que son homme acquiesçait gravement.

Imaginer ces deux-là ensembles avait de quoi inquiéter également. Bien que son cousin soit son propre sang, Lorain ne cautionnait pas vraiment ses actions aisément répréhensibles. À vrai dire, il avait également dû intervenir quelques fois à son sujet. Gaylor et Boursin avaient quelques points communs, cela allait sans dire. La situation était suspecte et bien qu’il ne soit pas un enquêteur de génie, le jeune baronnet s’en rendait pleinement compte. Qu’avait-il bien pu se passer là-bas ? Après un coup d’œil à la file d’attelage qui attendaient patiemment que sa garde débloque enfin le passage, Lorain fit un signe à cette dernière, tout en déclarant à l’attention de Gaspard et Bruce.

— Vous deux, à la caserne où vous consignerez par écrit tout ce que vous venez de me dire.

Les deux hommes lui adressèrent des expressions terrifiées tout en ouvrant la bouche mais le jeune capitaine les devança.

— Je ne veux rien entendre, c’est un ordre, lâcha-t-il, intraitable. Votre attente est terminée. Si le héraut revient, c’est à moi seul qu’il devra s’adresser.

Les soldats nus baissèrent piteusement la tête alors que les hommes de la garde les encadraient.

— Et je lui ferai savoir qu’il devra, à l’avenir, se passer de votre protection approximative…, ajouta-t-il d’un ton plus léger.

Lorsqu’ils remarquèrent son petit sourire, Gaspard et Bruce lâchèrent d’impressionnants soupirs de soulagements qui les firent trembler de la tête aux pieds. Dans un bel ensemble, ils lui adressèrent un salut retentissant alors qu’il leur tournait le dos sous les regards complices de ses hommes.

Bien qu’il n’en montre rien, Lorain était véritablement troublé par ce qu’il venait d’apprendre. Et les Architectes savaient qu’il était déjà suffisamment occupé avec les hommes de Graber ainsi que le comportement fuyant de son père. Avec cette nouvelle se rajoutait une inquiétante question. Qu’est-ce que pouvaient bien manigancer Gaylor de Nabar et Boursin Crieur dans la Bande Centrale ? Une question qui allait devoir attendre car à la sortie du pont et entrée à Nabar l’attendait Elias Creed.

— Duc Creed, le salua Lorain alors qu’il arrivait à sa hauteur.

— Je vous en prie, appelez-moi Elias ! répliqua son interlocuteur à la beauté surnaturelle avant d’ajouter. Des ennuis vestimentaires au sein de vos hommes ?

Le baronnet se contenta d’acquiescer et Elias Creed lui renvoya un sourire éclatant. Habillé de noir de la tête aux pieds, il affichait une redingote qui aurait donné à n’importe qui d’autre dix ans de plus que son âge véritable. Cependant, concernant le jeune duc des Tisseuses, il n’en était rien. Charmant, étonnant et mystérieux, cet homme était, pour Lorain, une énigme vivante.

— Vous devriez venir avec moi, poursuivit-il.

— C’est que…, hésita-t-il, pris de court. Ce n’est guère le meilleur moment. De plus, je n’ai guère eu le temps de vérifier votre histoire de fan…

— J’insiste.

Le duc n’avait cessé de sourire, même avec cette injonction dissimulée et derrière Lorain, c’est toute une garde d’homme qui se raidit.

— Vous seul, précisa de nouveau son interlocuteur devant lequel les soldats ne manquèrent pas de s’exclamer.

Sur un signe de Lorain, suivi d’un bref hochement de tête, ils se calmèrent aussitôt.

— Messieurs, vous savez quoi faire, leur dit-il par-dessus son épaule avant d’emboiter le pas d’Elias Creed pour le cœur de la ville.

Ses hommes reprendraient leurs patrouilles et leurs tours de garde. Ils savaient quoi faire. Lui, par contre, était curieux de savoir ce qui motivait Elias Creed à agir de la sorte. Il n’avait encore jamais vu ce genre de comportement chez le duc, toujours si poli et serviable. Une chose était sure, le duc des Tisseuses ne serait jamais venu à lui de cette mystérieuse manière sans raison. Quel genre de surprise la journée lui réservait-elle encore ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire t-sabe ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0