Chapitre 48

10 minutes de lecture

— Il s’agit d’un jeu Rolf, très chère. Ulysse a eu la brillante idée d’en organiser une variante qui, je le pense, sera tout à fait distrayante.

L’archevêque avait déclaré cela à la manière d’un petit garçon impatient. Une impression renforcée par ses petites mains tapotant ses genoux avec frénésie. Lamia, elle, semblait nager dans le bonheur le plus absolu. Son visage était rayonnant et elle aussi était comme une enfant devant un spectacle de marionnettes. À l’exception qu’il ne s’agissait nullement de marionnettes.

— Un jeu Rolf, répéta-t-elle. Je n’aurais jamais cru à tant d’ingéniosité de la part d’Ulysse ! Je le pardonne presque de me l’avoir… caché.

— Il ne voulait pas vous gâcher la surprise, tempéra le petit baron de l’Ours.

Nulle clameur pour l’instant. Les spectateurs parlaient entre eux avec enthousiasme et excitation. Se demandant bien quelle allait être la nature du jeu à venir. Le « terrain » se trouvait être une vaste étendue d’eau ovale au milieu de laquelle une boule noire aussi haute qu’un adulte de bonne taille flottait. Les extrémités étaient chacune pourvues de deux poteaux entre lesquels culminait à presque six mètres de haut un cerceau métallique à la circonférence adaptée. Autour du terrain, pas moins de huit bacs remplies d’eau se trouvaient fixé sur les bords, quatre d’un côté et quatre de l’autre. D’énormes anguilles de la taille de deux hommes s’y mouvaient dans un amas furieux de chair luisante. Quelques mètres plus bas, au sein du terrain aqueux se dessinait une forme sombre et gigantesque évoluant dans les profondeurs.

Clare pinça les lèvres, certaine que cette variante comportait bien plus de dangers que le jeu original. Un filet quasi transparent séparait le public du terrain et la pupille n’osait se demander pour quelle raison il montait si haut alors que l’Archevêque commençait justement à en parler.

— … en toile de tisseuse, très chère. Les Haut-royaumes en avaient fait des commandes particulièrement conséquentes et nous ont revendu une partie pour amortir leur frais à un prix exorbitant. Mais qu’est-ce que l’argent quand il s’agit d’honorer les Architectes ? Nous…

Comment Elias Creed réagirait-il s’il savait à quoi servait sa marchandise dans le Croissant ? De ce qu’elle avait pu découvrir sur le personnage, la réaction n’augurerait rien de bon pour les douze. À l’image de ce terrain de jeu qui n’augurait rien de bon à venir pour les prisonniers.

Participerait-il ? Très certainement. Amédée voulait sa mort.

L’organisatrice des Jeux ne se trouvait pas parmi eux cette fois-ci. Clare pouvait voir sa silhouette prostrée sur son siège sur la plateforme d’en face. Entourée de la foule comme la leur l’était. Plusieurs silhouettes tout aussi sombres s’y trouvaient et la pupille percevait qu’il s’agissait d’autres apôtres. L’aura assassine qui en émanait était forte et une sensation de malaise prenait quiconque dévisageait cet endroit trop longtemps. La loge de droite était calme, de même que celle de gauche, si ce n’était Livresse que le public entier pouvait voir faire les cent pas, visiblement perdu dans ses pensées. Par moments, il avisait le terrain avant de se tourner vers les barons et apôtres de sa loge, pestant avec sa verve habituelle, pour ensuite reprendre ses pas.

Cet homme n’avait décidément aucune discrétion. Il travaillait sur un mauvais coup et même un aveugle l’aurait vu arriver de loin. Restait à savoir pour quelle raison il tentait de les assassiner.

Quelque chose de grand est en marche…

Les mots du baron du Lion adressés à Ulysse Yazak, la veille. Peu avant le nouveau massacre des Scies durant lequel avaient péri la garde d’Elban Feulys. Juste avant de partir, Clare avait pu voir la silhouette de l’Échanson sur le point d’assister au spectacle. Une ombre lointaine de la légende qu’il avait été bien qu’elle devine ses traits affichant toujours la même sévérité.

Elle savait qu’il était resté jusqu’au bout, vestige de cette force de caractère le caractérisant. Et elle le voyait sans mal ne pas bouger le moindre muscle durant ces heures de désespoir.

La pupille chassa ces images de son esprit en avisant Livresse qui regardait dans leur direction, l’air toujours perdu dans ses pensées. Revenant subitement à lui, et se rendant compte de son manque évident de discrétion, il tourna vivement la tête à droite, puis à gauche, avant de lui adresser un signe de la main maladroit. Sur ce, il reprit ses cent pas.

Clare soupira tout en calmant son impatience. Elle se trouvait piégée ici de la même façon qu’elle l’avait été à Nabar. Soumise au bon vouloir d’une agaçante fillette aux pouvoirs prophétiques et obligée bien malgré elle d’assister aux Jeux.

Mais est-ce bien la raison pour laquelle tu es assise ici ?

Elle se figea à cette pensée alors que rentraient déjà les premiers participants. Des participants qui « glissaient » littéralement sur l’eau, suscitant les exclamations de surprise du public qui laissèrent très vite place aux acclamations. Clare plissa les yeux tout en détaillant les demi-sphères d’un noir profond dans lesquelles leurs pieds se trouvaient emprisonnés.

— Du verre de Jade, devina-t-elle.

— C’est exact, dame Clare, la félicita l’Archevêque. Ce verre repousse les eaux torrentielles qui s’abattent sur les royaumes de Jade et d’Arthank. Et bien que leurs habitants aient trouvé de multiples utilités à ce verre particulier, ce sont les Rolfs qui ont eu la brillante idée de l’utiliser pour ce jeu qu’ils ont nommé le Drig.

— Vous m’avez l’air bien renseigné…, Archevêque, susurra Lamia.

— En effet, acquiesça le petit personnage toujours sourire. J’ai eu le plaisir d’assister à ces grandioses manifestations sportives en territoire Rolfs, il y a presque un quart de siècle. Nous étions alors en mission d’évangile, ce cher Graham Horace et moi-même, au sein de cette merveilleuse peuplade. Je dois vous avouer qu’il n’a jamais été un très grand admirateur de ce jeu. Bien trop violent à son goût.

— Voyez-vous donc…, sourit à son tour la brune.

Clare, elle, se contenta d’acquiescer sans dire un mot. Imaginer le chancelier du Conclave en territoire Rolf était un exercice difficile. Bien que, ayant eu connaissance du rôle du Saint Siège dans ce qui avait mené à la Guerre de la Chair, elle ne devait pas s’étonner que Graham Horace et Aristide Leor y aient joué leur part. Peut-être même l’une des plus importantes…

Plus bas, les participants étaient revêtus de plaques protectrices. Ils agitaient de sombres maillets de différentes formes et également en verre de Jade tout en évoluant maladroitement sur les eaux mais gagnant tout de même de plus en plus de stabilité. Quatre d’entre eux possédaient de longs et larges bâtons, quatre autres des maillets et les deux derniers, de simples battes. Certains d’entre eux observaient déjà les bacs remplis des énormes anguilles avec appréhension.

Un seul, parmi eux, avait remarqué la forme sombre qui évoluait sous leurs pieds et il restait les bras ballants, le regard figé sur les eaux.

— Quatre attaquants, quatre défenseurs et deux ravageurs, expliquait le baron de l’Ours. Les premiers, armés des maillets, doivent faire passer la balle au travers du cercle adverse et les derniers aux bâtons doivent les en empêcher. Les ravageurs, armés des battes, doivent se débarrasser des joueurs adverses.

— C’est-à-dire ? demanda Clare qui, malgré elle, se trouvait réellement intriguée.

Sybille venait d’apparaître sur la loge de droite et elle affichait un grand sourire en observant Livresse faire les cent pas.

— Le Drig est un jeu en vingt points, répondit posément l’Archevêque à la manière d’un professeur d’école. Cependant, seules les parties ennuyeuses vont jusque-là. Marquer avec la balle rapporte un point…

Il marqua une pause alors que l’un des participants effectuait un bon phénoménal tout en poussant un cri de surprise. Un cri qui monta dans les aigues alors qu’il retombait tête en bas à près de cinq mètres de haut pour un semi-plat qui fit grimacer la majorité du public.

— Comme vous le voyez, reprit le baron de l’Ours. Les protections de nos joueurs comportent également du verre de jade. Les propriétés de ce verre en rapport à l’eau permettent une incroyable liberté de mouvements à nos participants et les empêche de couler. Encore leur faudra-t-il une certaine maîtrise qui viendra avec la pratique…

— Ce n’est pas comme s’ils allaient avoir le temps, fit remarquer Lamia avec une expression sombre sur le visage.

Elle craignait que le spectacle en soit gâché. En contrebas, le malheureux participant pataugeait à la surface sans couler tout en tentant de se remettre debout.

L’Archevêque tempéra d’un geste apaisant de ses petites mains.

— Ne vous inquiétez pas, très chère, tenta-t-il de la rassurer. Il s’agit là d’un tournoi. Avec quelques maladresses à ses débuts qui nous apporteront un burlesque bienvenu. Les finalistes auront gagné en maîtrise d’ici la fin et nous offriront des performances admirables.

— Oui…, oui…, fit la brune, visiblement peu convaincue.

— Et je vous promets quelque chose d’inespéré, glissa leur hôte. Bien que je n’ai pas été en accord avec cette initiative au début, je dois admettre que l’attente m’est douloureuse, désormais.

— Inespérée ? releva Lamia. Douloureuse ?

Aristide Leor gloussa de contentement sans répondre et le sourire de Lamia reparut. De la loge de droite, Sybille adressa un signe de la main à la pupille dont les yeux de loup étincelèrent d’une colère contenue.

— Vous parliez des ravageurs ? fit remarquer la pupille en se détournant de Sybille.

— Les ravageurs, oui ! s’exclama l’Archevêque. Ils sont là pour se débarrasser des autres joueurs. Et pour chaque joueur mis hors-jeu, l’équipe gagne alors quatre points. Cependant, ce n’est pas si facile, croyez-moi ! J’ai pu voir à l’œuvre des stratégies Rolfs à faire froid dans le dos. Autant pour se débarrasser du capitaine que pour le protéger.

— Se débarrasser du capitaine revient donc à gagner la partie…

— Encore bien deviné, dame Clare ! C’est exact !

La pupille se garda bien de demander ce qu’il arrivait à l’équipe perdante lorsqu’une corne résonna dans le stade avec force. Un long résonnement qui imposa le silence à la foule. Un silence qui ne dura que le temps qu’il fallut à Ulysse Yazak pour émerger de la deuxième entrée sur le terrain. Immense, glissant sur l’eau avec aisance, il paraissait littéralement surréaliste. Incarnation véritable de l’un des architectes sur Soreth. La puissance qui émanait de lui était incroyable.

Jamais sur le chemin…

Cet adage qui le caractérisait prenait de plus en plus son sens. De l’autre côté du terrain, les malheureux prisonniers affichaient des mines aussi stupéfaites qu’accablées. Ils avaient les bras ballants, vaincus d’avance alors que neuf autres joueurs entraient sur le terrain à la suite d’Ulysse.

Clare ne manqua pas de noter que celui d’abord figé sur la créature sous leurs pieds avait vite délaissé le monstre pour l’apôtre.

— Le Drig est un jeu en vingt points ! commença par tonner Ulysse Yazak de sa voix adolescente. Les règles sont simples et je vais vous les expliquer dans l’intensité même du jeu !

Les coéquipiers d’Ulysse, de grands gaillards musculeux, s’étaient déjà positionnés sur le terrain aqueux et jouaient de leurs battes avec nonchalance ou frénésie. Au vu de la facilité avec laquelle ils évoluaient sur l’eau, ils semblaient déjà avoir des heures d’entrainement à leur compte. Si ce n’était plus… Les plaques de jade sur leurs torses, dos, tibias et avant-bras les rendaient encore plus menaçant. Et Clare ne put s’empêcher de penser aux armures Rolfs mêmes. Une évidence, car le Drig était un jeu Rolf, après tout.

De part et d’autre du stade, de gros tuyaux ne tardèrent pas à faire tomber un crachin continu sur les joueurs.

— Ulysse a sa propre équipe ! s’extasiait Lamia. Oh Archevêque, que je vous comprends ! Quelle journée !

— N’est-ce pas ?

Clare se mordit la lèvre si fort que le goût du sang ne tarda pas à se faire sentir dans sa bouche. Cependant, elle n’en avait cure. Ulysse participait lui-même à ce tournoi et il voulait la mort d’un autre participant.

L’Archevêque effectua un signe hâtif de la main et la corne résonna à nouveau. L’équipe adverse ne s’était pas encore placée que l’un des coéquipiers du mastodonte avait glissé à toute vitesse vers la boule pour y assener un monstrueux coup de maillet qui la propulsa en direction de l’anneau adverse qu’elle franchit en un éclair. Elle s’enfonça ensuite dans le filet avec suffisamment de force pour narguer un public effrayé à moins d’un mètre de leur nez.

— En quoi est faîte cette boule ? demanda Lamia.

— Un mélange de verre de Jade et d’un acier particulièrement lourd, dame Lamia, expliqua l’Archevêque. En proportions adéquates pour ce jeu. L’une des raisons pour lesquelles ce filet est là. Il nous protège.

— Un point ! tonna Ulysse dans un éclat qui sortit le public de sa transe pour se lancer dans un tonnerre d’acclamations.

La corne résonnait de nouveau que les coéquipiers d’Ulysse fondaient sur la balle à leur tour tandis qu’Ulysse apparaissait presque subitement derrière l’un des attaquants de l’équipe adverses. D’un simple revers de sa batte, il fit voler le pauvre bougre dans l’un des bacs une dizaine de mètres plus loin. L’homme atterrit dans l’amas furieux d’anguilles qui se fit plus furieux encore alors que l’eau bouillonnait d’un rouge sombre.

Il n’avait même pas eu le temps de crier.

— Quatre points ! tonna le mastodonte.

Entre temps, la boule passa de nouveau le cerceau dans un éclair fulgurant.

— Et un de plus, cria Ulysse avec une joie toute adolescente en plus de sa voix.

L’équipe adverse n’avait pas esquissé le moindre geste depuis le début de la partie. Tel un équipage paralysé sur un navire au sein d’une tempête. Les hurlements du public les cernaient à la manière d’une tourmente et aussi efficacement que les prédateurs qui leur servaient d’adversaires. Aussi patibulaires qu’ils pouvaient sembler, Clare ne pouvait s’empêcher de ressentir pour eux une certaine pitié. Ils étaient là pour l’exhibition et ils n’avaient aucune chance.

Pas plus qu’il n’en aura…

— La journée s’annonce splendide ! Ces Jeux s’annoncent mémorables !

Aristide Leor jubilait et son sourire débordait littéralement de son visage, lui donnant une expression grotesque d’un fanatisme caricaturé. La frénésie monta encore d’un cran dans cette ambiance électrique animant le Croissant depuis quelques jours.

La frénésie monta encore d’un cran dans la folie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire t-sabe ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0