Chapitre 39

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— Il est… différent.

Clare, entourée de la foule au deuxième niveau de la cinquième tortue, se retint de lever les yeux au ciel. La silhouette d’Elban n’avait pas encore disparu que la présence de Lamia s’était faite sentir dans son dos.

— Tu vas éveiller les soupçons de l’Archevêque, soupira la pupille.

Elle perçut que la plantureuse brune souriait.

— La petite m’aurait alors empêchée de vous rejoindre, ma dame, susurra-t-elle. Et il m’est d’avis que vous aussi marchez sur cette corde raide avec encore moins d’équilibre que… moi.

Clare pinça les lèvres alors que les mécanismes de la cinquième tortue enrobaient même la clameur du public pour dévoiler l’environnement de la nouvelle épreuve à venir. La pupille se refusait à donner raison à son amie.

— Nous avons besoin de renseignements, dit-elle avec froideur. Et nous végétons en les glanant selon son bon vouloir. Dis-moi que tu as quelque chose.

Cela ressemblait bien plus à un ordre qu’une demande mais Lamia ne s’en offusqua pas. Au contraire, elle s’avança aux côtés de la pupille, exagérant son déhanché comme à son habitude. C’est-à-dire, lorsque les choses devenaient intéressantes.

— Cela devrait arriver sous… peu, ma dame, susurra-t-elle. En ce moment même, pour ainsi dire, vous… verrez.

Elle inspira profondément avant de tourner son regard de biche en direction de sa maîtresse d’apparat.

— Vous alliez me dire en quoi il est… différent.

— Je ne me souviens pas t’avoir promis une telle chose.

La brune croisa les bras et attendit. Plus bas, apparurent les contours de la nouvelle plateforme. Ce qui ressemblait à un petit village de leur point de vue.

Finalement, Clare céda.

— Il est amoureux.

Elle avait assené cela sans concession et Lamia en recula comme si elle avait été giflée. Levant des mains recroquevillées comme s’il s’était agi de griffes, elle avait tout l’air d’une chatte sur la défensive.

— C’est donc vrai…, feula-t-elle, rendant ainsi la ressemblance frappante.

— Tu savais…, devina Clare sans même s’en offusquer tant elle aurait dû s’en douter.

— Jalil Lorel…

— Et tu connais même son nom…

La dame de parage enserra la rambarde avec force. Son aura diabolique prenant soudainement une ampleur qui fit taire les gens qui se trouvaient autour d’elles. La pupille s’empressa de poser une main sur l’épaule de sa compagne, l’enjoignant à se calmer.

— Je pensais qu’il s’agissait d’une manœuvre, gronda-t-elle. J’ai cru qu’il avait volontairement donné l’idée d’un point faible à l’Archevêque pour le mettre à… bas.

— Je pense que Sybille l’aurait su, fit remarquer Clare.

— Ce petit monstre n’est pas aussi terrifiant qu’il veut bien le faire… penser.

— Ce petit monstre nous a coincé dès notre arrivée chez l’Ours, contra la pupille. Il nous restreint ou laisse nos libertés selon son bon vouloir. Nous laisse glaner nos informations au rythme qui lui convient. En ce moment même, elle nous laisse nous réunir tout en sachant pertinemment ce que nous nous disons.

— Elle ne peut être omnisciente ! protesta la dame de parage.

— Elle s’en approche dangereusement…

Les mots de l’Échanson résonnaient encore dans ses oreilles. Ses avant dernières paroles, de même que ce qu’il lui avait révélé à propos de son destin.

Travaillait-elle déjà pour la prophétesse sans s’en rendre compte ? Comment pouvait-elle savoir ? La portée de ces êtres était inconcevable pour le commun des mortels. La principale raison pour laquelle ils étaient endormis sur une île loin de tout et sous la garde des S…

Elle se figea alors que s’imposait l’image du gros homme silencieux. Litote… Clare chassa aussitôt cette idée. La soufflant comme elle avait l’habitude de souffler ses émotions et espérant que, le moment venu, elle saurait quoi en faire.

— Quoi qu’il en soit, déclara-t-elle. Elban ne nous aidera pas tant que son amant se trouve en danger.

— Jalil est condamné à mourir, rétorqua Lamia.

Le cœur de Clare manqua un battement à l’écoute de ces paroles et elle mit un instant avant de comprendre pourquoi. Après une hésitation, elle révéla.

— L’Échanson a demandé à certains participants de veiller sur lui. Leur mission est de le ramener sain et sauf.

La plantureuse brune ricana.

— Le tueur de Gargantesque et le tueur… tout court.

La pupille ne prit pas la peine de faire remarquer à sa dame de parage que Caes n’avait tué aucun des gladiateurs le combattant. Bien qu’il les ait estropiés durablement, voir à vie. Le clang habituel retenti alors que le village se stabilisait. Formant ainsi le nouvel environnement de la cinquième tortue pour la nouvelle épreuve.

— Ma dame…

La voix de Lamia avait pris cet accent doucereux qui la caractérisait à l’approche du danger. En contrebas, le village était terriblement inquiétant. Les maisons étaient colorées, quelques poules picoraient ça et là tout en vaquant entre les maisons et même un petit moulin se trouvait alimenté par une rivière artificielle. Rien de tout cela ne semblait normal. Quelque chose n’allait pas.

Cependant, ce n’était pas pour cela que Lamia la prévenait.

— Je sais, répondit Clare.

Ils étaient deux sur sa droite. Deux hommes dont les gabarits ainsi que les postures annonçaient le danger. Ils se trouvaient nonchalamment accoudés à la rambarde du niveau les surplombant et faisaient mine de n’avoir d’yeux que pour le village.

— Trois sont sur ma gauche dans le… public, continua la dame de parage en faisant mine de replacer l’une des courtes mèches de la pupille. Et deux autres doivent se trouver dans les couloirs. Vous les avez… semés lorsque vous avez rejoint Elban pour ce qui devait être les Fosses…, j’imagine.

Elle imaginait très bien, si ce n’est que Clare n’y était guère entrée. Préférant attendre l’Échanson à la sortie du tunnel qu’elle savait qu’il prendrait. Étant la moins fréquentée. Le fait qu’Ulysse l’ait empruntée à son tour suivi de son contingent avait été très certainement une manœuvre pour échapper à Livresse. Malheureusement, le baron du Lion, en plus d’être entêté, faisait parfois preuve d’une remarquable intelligence, Clare devait l’avouer.

Quoi qu’il en soit, elle s’était sue suivie et pénétrer dans les Fosses avait alors été hors de question. La pupille n’avait rien à faire là-dedans. Cependant, elle pouvait avoir envie de respirer l’air marin ou espérer apercevoir l’un des monstres de la Gargante.

Elle grimaça, aux prises avec un très mauvais pressentiment.

— Ceux-là sont ici pour nous, souffla-t-elle alors que la dame de parage acquiesçait avec lenteur.

Plus bas, commençaient à émerger les prisonniers participant à cette nouvelle épreuve. Ils hésitaient tous en découvrant le paysage dans lequel ils allaient devoir survivre. Trébuchant alors qu’ils tentaient frénétiquement de voir la menace qui les attendait.

Je dois encore voir mes hommes mourir…

Elle repéra plusieurs prisonniers aux allures dignes. Ceux-là même qui entouraient Jalil lors de la première épreuve. Il y avait des blessés aussi…

Certainement pas une faveur quant à ce qui se profilait. Parmi ces nouveaux participants, beaucoup trop se trouvaient dans des états similaires. Finirent par apparaître les hommes qui avaient combattu Caes…

— C’est une… exécution, lâcha la dame de parage.

Elles échangèrent un regard. Nul amusement n’habitait celui de Lamia. Et Clare ne fut pas surprise d’y retrouver ce qui la hantait lorsqu’elles étaient enfants.

C’est alors que la plantureuse brune avisa le groupe de participants avec des yeux ronds, délaissant ainsi les hommes qui les entouraient mais ne semblaient pas les approcher… encore.

En un instant, les mains de son amie se figèrent en une effrayante pause.

— Voyez… vous… ça…

Parmi les participants figuraient deux hommes dont les tenues étaient celles des gardes de l’Ours. Les même que ceux menés par Ulysse Yazak alors qu’elle se trouvait en compagnie d’Elban Feulys. Ils semblaient aussi désemparés que les autres prisonniers.

— Tes hommes chargés de questionner notre équipage…, devina encore Clare sans que Lamia n’infirme ou confirme.

Cette dernière restait immobile dans un état de choc qui dura encore quelques secondes avant qu’elle n’écarquille les yeux comme le reste du public.

— Depuis quand est-il là ?! lâcha-t-elle d’une voix blanche.

Clare avala péniblement sa salive tout en avisant le Scie accroupi sur un énorme rocher au bord de la rivière. Son immense corps humanoïde, auréolé de sa chevelure hérissée, immobile alors qu’il observait les condamnés. Il n’était qu’à une cinquantaine de mètres d’eux et bien visible mais ces derniers ne semblaient pas l’avoir remarqué.

Nous ne l’avions pas remarqué non plus, pensa Clare avec horreur. Et il était juste sous notre nez !

Elle força son regard, tentant de trouver le second. La femelle. Elle était encore plus énorme et Clare ne pouvait pas la manquer.

Les prisonniers continuaient d’avancer et continuaient de chercher la menace qui se trouvait pourtant en face d’eux. Dans les tribunes, on aurait entendu une mouche voler tant les spectateurs en étaient réduits au silence. Fascinés et horrifiés par le spectacle qu’ils avaient sous les yeux et à l’idée de ce qu’il allait advenir.

Dans ce silence éprouvant, le Scie finit par se lever et s’étirer, le corps parcouru de tremblements d’excitation. Ses immenses griffes semblables aux armes d’Aiguille rappelaient la structure osseuse d’ailes d’oiseaux et la partie supérieure élancée de son corps contrastait avec la partie inférieure qui était beaucoup plus trapue.

Sans se presser, il commença à avancer vers les participants qui venaient à sa rencontre et il fallut quelques longues secondes encore pour que certains parmi ces derniers ne commencent à le voir.

Des cris étranglés ne tardèrent pas à fuser du groupe de proies.

— Ce n’est pas possible, souffla Lamia. Comment… ?

Les mots restèrent coincés dans la gorge de la dame de parage alors que plusieurs prisonniers couraient en direction du tunnel par lequel ils étaient entrés dans ce nouveau cauchemar. Un tunnel toujours ouvert et accessible, ce qui ne les empêcha pas de stopper alors que tombait à leur pied une… jambe.

Ils ne crièrent pas tout de suite lorsqu’ils virent enfin ce qui les surplombait, adossé tranquillement contre la paroi juste à la gauche de l’entrée du tunnel. Tel un monstrueux roc sombre épousant la roche, le deuxième Scie finissait de mâcher sa première victime. Dans son autre main, l’on pouvait voir un bras et un pied s’agiter faiblement, aux prises avec sa poigne de géant. Lorsqu’elle dégagea sa deuxième proie pour la porter à sa bouche, cette dernière poussa un cri effroyable qui résonna incroyablement fort dans la cinquième tortue. Ce cri fut interrompu par le craquement spongieux qui y fit suite lorsqu’elle l’enfourna dans sa gueule.

Ce fut comme un signal. Les prisonniers commencèrent enfin à fuir comme si le sort avait été brisé. Ils hurlaient, pleuraient et appelaient à l’aide. Chose bien inutile.

Clare ne fut pas surprise d’entendre d’autres cris en provenance du public alors que les Scies convergeaient enfin vers leur proie pour ce qui s’annonçait être de longues heures de jeux couplées aux tueries et tortures.

— J’en ai assez vu, souffla Clare en se retournant pour s’engager vers la sortie.

— Moi de même, … ma dame, lâcha Lamia en lui emboitant le pas. Je veux effacer ça de mon esprit.

Dans leur dos, la pupille sentit que leurs poursuivants se mettaient à bouger, eux aussi.

— Bientôt, Lamia. Bientôt.

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