Chapitre 37

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— Tu veux bien m’expliquer ce qu’il se passe.

Elban s’immobilisa à quelques pas de l’arche qu’il allait traverser. À l’ombre de la cinquième tortue, la clameur de la foule grondait aussi fort que la Gargante s’écrasant sans relâche sur les falaises du Croissant.

Clare se détacha de la paroi pour gravir quelques marches de l’escalier de pierre habillant la corniche sur laquelle ils se trouvaient perchés.

— Tu tenais le Croissant dans ta main et maintenant, il est le théâtre d’encore plus d’atrocités qu’auparavant.

Elle monta encore deux marches pour se retrouver à sa hauteur et la main de l’Échanson se détacha de la poignée de son épée dans un geste trahissant sa lassitude.

— Les apôtres font la loi, continua-t-elle. Et l’Archevêque voit du divin dans la mort de milliers. Qu’est ce qui ne va pas chez toi ?

La clameur atteignit un pic. Comme pour symboliser le summum de l’horreur que l’Échanson avait délibérément laissé s’installer.

— Est-ce la Main qui t’envoie ? demanda-t-il, impassible.

— Pas ici, répliqua Clare. Pas contre toi. Je suis venu car j’avais besoin d’informations. Et je ne m’attendais pas du tout à trouver le Croissant dans cet état.

La Gargante gronda encore.

— La situation s’est compliquée dans le Croissant…, commença-t-il.

— Sybille, oui, coupa-t-elle. Ce n’est pas le problème. J’ai entendu des rumeurs sur toi… Tu aurais tout abandonné pour un…

Elle laissa sa phrase en suspens tant énoncer la suite à voix haute lui paraissait absurde.

— J’essaie de le sauver, Clare, dit-il.

Son visage restait figé dans ses traits sévères. Ses traits qui caractérisaient le roc qu’était Elban Feulys. Cependant, sa voix, elle, menaçait de se briser en emportant l’homme que Clare avait connu et admiré. Il lui semblait ne pas le reconnaître.

— C’est ça le moyen de pression qu’ils ont contre toi ? Un simple homme ?

— Pas un simple homme, nia Elban sans éviter son regard de loup. Mon cœur.

Elle se détourna de l’angoisse soudaine qu’elle pouvait enfin lire sur ses traits sévères. Elban Feulys, l’homme qui avait défié la Main, qui lui avait échappé et conquis le Croissant et ses apôtres. L’homme pour qui rien n’avait jamais semblé impossible. Le plus redouté des Tourmenteurs que le monde ait connus.

— Je te ramène aux loges, tu n’aurais pas dû me suivre, dit-il en la dépassant. L’Archevêque a…

— Pour une raison que j’ignore, coupa-t-elle en lui emboitant le pas. Sybille semble désirer que la couverture de Lamia, ainsi que la mienne, restent intactes. Elle m’a délibérément arrangé cette entrevue et je sais que le risque est minime.

— Les risques ne sont jamais minimes avec elle.

Bien que sa voix reste grave, chaude et autoritaire, l’on y sentait tout de même une certaine rancœur.

— As-tu une idée de ses projets ? demanda Clare tout en percevant un infime tressaillement dans l’attitude de son interlocuteur.

Ce dernier mit quelques secondes avant de répondre.

— Elle est arrivée il y a sept mois dans le Croissant et a aussitôt approché l’Écureuil. Elle a commencé par lui faire un calendrier sur les mouvements de la Gargante.

Au même moment, par une incroyable coïncidence, résonnèrent les sirènes annonçant un nouveau raz de marée. Clare repoussa le souvenir de leur naufrage en contrebas ainsi que de leur course folle pour estimer rapidement les bénéfices d’une telle possibilité.

Naviguer sur la Gargante était problématique. En effet, les raz de marée étaient réguliers mais impossibles à prévoir avec exactitude et il arrivait que des vagues scélérates viennent se briser sur les falaises du Croissant aux moments les plus inattendus. La principale raison pour lesquelles il y avait tant de ports et de riches barons dans le Croissant. Cependant, les taxes seules restaient un moyen de rentrée d’argent qui avait ses limites. Augmenter la productivité et le rendement se révélait être une étape inespérée pour les douze.

— Tu es le Serpent, fit remarquer la pupille. Tous changements, tous profits supplémentaires ou initiative désastreuse du Lion finissent par t’échoir avant même que les autres aient vent des rumeurs. Tu l’as rencontrée avant l’Archevêque, n’est-ce pas ?

L’Échanson acquiesça prudemment avant de stopper leur progression pour aller se jucher au bord de la corniche juste au-dessus du vide.

— Oui, confessa-t-il.

— Que t’a-t-elle promis ?

— Que j’allais mourir dévoré par une araignée.

Il avait dit ça d’un air absent tout en continuant d’aviser l’eau sur le point de se retirer. Clare, elle, pinça les lèvres à cette révélation. Repensant aux mots d’Ulysse à propos du refus d’Elban en ce qui concernait les Tisseuses. Cela avait du sens, cependant il fallait bien plus que ces créatures pour venir à bout de quelqu’un comme Elban Feulys.

— Elle m’a aussi dit que tu viendrais et que je devrais te donner quelque chose… j’ai…

Il hésita devant Clare qui en écarquilla les yeux de surprise.

— J’ai refusé, lâcha-t-il.

Bien que son visage demeure aussi sévère sa voix, elle, s’était brisée et la pupille ne dit rien pendant une bonne minute.

— Si seulement j’avais su…

Clare ne savait quoi dire, ni quoi faire. Elle était juste soulagée que Lamia ne soit pas là pour voir ça. Toutes deux avaient loué un véritable culte, bien que la pupille sans défende, à Elban Feulys. L’artiste, le musicien, le tourmenteur… Le plus grand qu’Irile ait connu et le seul que tous les autres connaissaient. Il aurait succédé à la Main sans avoir à cacher son identité tant il paraissait invincible, si plein de ressources.

Lamia et elle l’avaient toujours considéré comme un grand frère.

— Que devais-tu me donner ?

L’eau commençait à se retirer et ce qu’elle ne tarda pas à découvrir glaça la pupille d’effroi.

— Par les Architectes, qu’est-ce que…

— Il y en a toujours une dans la Gargante.

La voix usée de son ancien mentor lui parvint dans un second temps alors qu’elle restait muette devant l’horreur qu’’ils surplombaient. Lamia et elle n’auraient jamais survécu si elles s’étaient échouées au-dessus de ça. Inutile de s’étonner de la raison pour laquelle la Gargantesque de l’épreuve avait fui.

Clare ouvrit la bouche quand le bruit d’une procession se fit entendre alors que perçait dans l’air un :

— Ulysse, par pitié ! Ne vois-tu pas à quel point je me démène pour la sauvegarde du Croissant ?!

— Je vous l’ai dit, baron Livresse, je m’en moque.

Il y avait un certain agacement dans la voix d’Ulysse Yazak alors que Clare entraînait l’Échanson dans un renfoncement rocheux à l’abri des regards.

— Moi, je ne m’en moque pas ! s’écria Livresse de sa voix tonitruante. On ne se moque pas de la justice !

— Justice ? Ils vont mourir de toute façon, lâcha la voix exaspérée du mastodonte. J’ai d’autres chats à fouetter et d’autres gens à faire mourir.

— Justement ! contre attaqua le baron du Lion. Pourquoi ne pas les placer dans cette épreuve-là ? Elle m’a tout l’air… définitive.

— La petite n’est pas d’accord.

— Au diable la petite !

Clare se força au calme alors qu’elle les sentait s’arrêter à quelques mètres d’eux seulement. Dans le dos des deux hommes, le bruit de la procession s’arrêta et aux cliquètements des armures, la pupille devina qu’il s’agissait de soldats.

— Je ne demande pas grand-chose, à la fin !

— Ce que vous demandez va à l’encontre des consignes de l’Archevêque. Plusieurs d’entre eux ont déjà péri dans les épreuves, le dernier il y a quelques instants à peine. Avec de la patience, vous…

— De la patience ! gronda Livresse. La patience ne fait pas avancer les choses ! Seules les initiatives ! Quelque chose de grand approche, Ulysse ! Et tu vas aussi devoir en prendre, de ces initiatives ! Tu ne veux définitivement pas être du côté du perdant !

— S’élever contre l’Archevêque…

— L’Archevêque n’est qu’un baron, comme moi ! éructa Livresse. Et nous sommes en compétition pour le pouvoir comme il en a toujours été ! Les prochains Jeux me célébreront, Ulysse ! Fais-toi une faveur et aide l’honnête homme que je suis.

Clare l’entendit s’éloigner, ses derniers mots se perdant dans le grondement de la Gargante se vidant de son eau.

Un instant plus tard, ils entrevirent Ulysse se diriger vers les Fosses de son pas surréaliste tout en secouant la tête, deux lignes de soldats sur ses talons.

— Livresse et ses entreprises…, entendit-elle murmurer l’Échanson alors qu’il lui passait devant.

Elle le retint par le bras.

— Que devais-tu me donner, Elban ?

Il marqua une hésitation. Dans un combat intérieur qui, elle le sentit, ne dura pas longtemps. Finalement, il lâcha :

— Ce que je croyais être mon destin.

Elle fut forcée de lui emboiter le pas sur ces mots mystérieux. La vision du dos de son mentor la replongeant dans une époque où ce dernier lui paraissait tout puissant. Tel un héros de légende. Un modèle qu’elle ne pourrait jamais espérer dépasser. Comment pouvait-il lui inspirer encore un sentiment pareil tout en paraissant aussi faible ?

Quant à ses mots, cela ne voulait dire qu’une chose. Comme elle s’en était doutée, Sybille avait bel et bien des projets pour elle et cela n’augurait rien de bon. Elle n’avait aucune intention de travailler pour le compte de la prophétesse mais comment pouvait-elle être certaine que ce ne soit pas le cas ?

Quant à Livresse, le baron s’escrimait visiblement à éliminer le plus vite possible l’équipage de la Perle des Bas-fonds.

Clare mourait d’envie de descendre elle-même dans les Fosses mais la pupille n’avait rien à y faire. Elle devait laisser Lamia s’occuper de cela, bien qu’elle sente au plus profond d’elle que cette piste n’aboutirait pas.

Elle savait qu’elle aurait dû partir à la suite du baron. Le filer jusqu’à le laisser se découvrir de lui-même. Cependant, elle ne se décidait pas à joindre l’acte à la pensée. Et la raison en était aussi simple que saugrenue.

Elban.

Elle ne savait quoi dire, ni quoi faire. Il paraissait… brisé. L’ombre de l’homme qu’il avait été. L’amour seul pouvait-il conduire les gens à ces extrémités ?

Elle chassa l’écho des paroles de Joseph Graysons. Désirant subitement et plus que tout changer de sujet. Demander les informations pour lesquelles elle était venue dans le Croissant ne semblait définitivement pas approprié pour le moment. Aussi opta-t-elle pour quelque chose de complètement inattendu.

— Comment s’appelle-t-il ?

Ses réflexes étant incroyables, elle ne rentra pas dans le dos de l’Échanson qui s’était arrêté net avant de lui retourner un regard incrédule tandis qu’elle se plaçait à sa hauteur.

— Jalil, dit-il au bout de quelques secondes. Il…

Il marqua une pause tout en secouant légèrement la tête et reprit son pas qu’elle emboita. Visiblement, et à l’image de Clare, il n’en revenait pas qu’elle aborde ce sujet.

— Je l’ai rencontré peu après votre visite dans le Croissant, il… Il contrecarre mes plans depuis.

Un sourire se dessina sur ses lèvres. Un sourire que Clare dévisagea comme s’il s’était agi d’une créature dangereuse.

— Il agit contre toi ? demanda-t-elle.

— C’est de cette manière que je l’ai rencontré, acquiesça l’Échanson. Il soignait un homme que j’avais mis hors d’état de nuire, ce que je pensais être une bonne fois pour toute. Cependant, c’était sans connaître la ténacité de ce médecin borné. Et il n’a rien voulu savoir lorsque je suis venu finir le travail. Il m’a mis dehors tout en me prescrivant des infusions contre l’agressivité.

Il lâcha un petit rire et Clare leva les yeux au ciel. La phrase préférée de ce cher Harlequin prenant tout son sens en ce moment même.

Ce monde se détraque…

De même qu’elle avait une petite idée de la personne mise hors d’état de nuire par Elban.

— Je n’ai pas pu me mettre en colère, cette fois-là, avoua-t-il. Je ne comprenais pas pourquoi. Quelques jours après, je faisais envoyer des chefs de gangs fidèles à l’Archevêque dans l’auspice où il travaillait. Ces hommes-là se trouvaient dans des états effroyables. Il leva les yeux au ciel sans sembler éprouver le moindre remord, seulement de l’amusement. Je voulais le terrifier, l’éprouver et sais-tu ce qu’il a fait ?

Elle nia.

— Il est venu me trouver, déclara-t-il. Moi, l’Échanson et baron du Serpent. Sans la moindre peur, il est venu me demander d’arrêter mes enfantillages. Je me suis trouvé incapable de lui répondre. Juste de le fixer sans dire un mot. Évidemment, il s’est inquiété et m’a immédiatement ausculté en dépit de mes protestations.

Son sourire ne tarda pas à se faner alors que sa main enserrait la longue garde de son épée.

— Tu as demandé au premier gladiateur et à son compagnon de le sauver, lâcha Clare.

— Je ne devrais pas être surpris que tu l’ais deviné ou même que tu les ais remarqués, dit-il.

— Qui sont-ils ?

— J’espère qu’ils sauront s’acquitter de la tâche que je leur ai confiée…

Elle lui renvoya un regard en coin à cette esquive doublée de la promesse d’une mort douloureuse pour Caes et son ami dans le cas où ils survivraient sans ramener le compagnon d’Elban sain et sauf.

Clare allait répliquer lorsque lui aussi changea abruptement de sujet.

— La Main t’a envoyée découvrir ce qu’il se trame derrière les missives de Nabar.

Elle se raidit à cette affirmation.

— Et si tu es ici, c’est que tu as été dans les appartements d’Artance, poursuivit-il.

— J’ignorais ton talent pour la peinture, répliqua-t-elle.

— Je suis l’Échanson.

— Et tu n’as jamais aussi bien porté ce surnom que pour cette création-là.

Il lui retourna un regard curieux.

— Cela n’a pas l’air d’être un compliment et me donne quelques indices quant à ta relation avec ta future belle-mère…

— M’aideras-tu ? coupa-t-elle.

Elle n’avait pas envie que la conversation vienne se centrer sur elle, et encore moins avec un sujet comme celui-ci.

Il mit un instant à répondre alors que retentissait le souffle de multiples gueules en contrebas, rappelant le cri du monstre de la première épreuve. Les sirènes résonnèrent à nouveau, annonçant le raz de marée dont le mur d’eau était déjà visible de leur position. Cependant, Clare n’y accorda pas la moindre attention. Affrontant du regard Elban Feulys comme elle seule n’avait jamais pu le faire. Tristesse, lassitude et incertitude l’habitaient. Et elle fut surprise d’y trouver de la colère ainsi qu’une certaine rancœur dirigée à son encontre.

— J’ai déjà beaucoup à te donner, dit-il doucement et la prenant de court.

— Je ne travaillerais pas pour Sybille, rétorqua-t-elle.

Il sourit tristement à ses mots alors que le grondement devenait assourdissant. Et alors que le mur d’eau venait se briser sur la falaise en contrebas, il s’éleva pour en former un nouveau les surplombant cette fois-ci. Telle une cloison naturelle dans leur affrontement silencieux. Et dans cette nouvelle coupe, dans un temps et espace qui n’appartenait qu’à eux, il articula sa réponse dans son premier vrai sourire pour elle.

Suite auquel, il se détourna, lâchant par-dessus son épaule.

— Viens, je dois encore voir mes hommes mourir.

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