Chapitre 33

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— Toi, toi, toi et toi ! Vous venez avec moi !

La cellule s’était ouverte dans un grincement horripilant qui aurait pu les faire sortir douloureusement de leurs sommeils s’ils avaient pu ne serait-ce que fermer l’œil de la nuit. Caes était déjà debout et il n’avait pas cillé lorsque l’homme l’avait pointé du doigt. Les deux gardes désignés de Jalil se levèrent dans la foulée tandis qu’Ezéquiel, lui, prenait son temps.

Devant la réaction de ce dernier, l’homme, un être dégingandé tout en cuir et en chaines et pas plus vieux qu’eux, acquiesça :

— Tu fais bien de ne pas te presser. Les Architectes peuvent attendre, ils sont immortels, eux…

— Qu’est-ce que tu vas faire d’eux, Harlequin ? demanda Jalil qui s’était aussi levé.

Le dénommé Harlequin avisa le jeune médecin avec étonnement.

— Jalil, dit-il. C’était donc vrai ! Ce n’est pas un endroit pour toi.

— Ton maître et sa prophétesse m’ont envoyé ici, rétorqua Jalil en haussant un sourcil. Tu ne nous as pas vus dans l’arène, hier ?

Harlequin avait un visage d’une beauté certaine, pourtant il restait curieusement inexpressif. Comme s’il avait été une poupée de cire qui aurait pris subitement vie avec une faible capacité de contrôle de ses expressions. Cependant, ils purent noter son agacement soudain.

— Elle m’a cachée mon épée ! feula-t-il presque. Elle me la rendra si je rassemble les prisonniers pour Amédée et Ulysse !

Il avisa le plafond au-dessus de leurs têtes.

— Ce monde se détraque, gémit-il sans que son visage ne change. Elban te laisse te faire enfermer et ELLE revient dans ma vie pour me briser ! Sommes-nous tous destinés à être trahis par nos âmes sœurs, nos moitiés dans cette vie comme dans l’autre, ces êtres devant qui nos puissances ne sont rien…

Il agrippa une chaine à l’emplacement de son cœur, tout en mimant la force d’une émotion qui contrastait avec son visage inexpressif.

— Souffrance, trahison, elle est un venin et mon addiction. Plus forte encore que mon besoin de prendre des vies, le monde ne semble en ordre que lorsqu’elle est dans mon lit…

— Ferme ta gueule ! hurla un prisonnier.

— Comme si ça suffisait pas qu’on crève comme des chiens ! jura un autre.

— Faut aussi se coltiner ses poèmes de merde ! renchérit un troisième.

En quelques secondes, ce fut un concert de protestations grossières qui emplirent les Fosses. Les prisonniers lâchaient visiblement la bonde à toute la tension et terreurs accumulées. Persuadés qu’ils n’avaient pas la moindre chance de sortir vivants des Jeux, ils se permettaient d’insulter sans retenue l’un des apôtres du Croissant.

Le visage de ce dernier changea enfin et cela fut si surprenant que Caes eut du mal à en croire ses yeux. D’une indifférence rivalisant avec Ezéquiel dans ses meilleurs jours, il passa à la haine pure dans un masque monstrueux enlaidissant ses traits en une fraction de seconde.

— Trois d’entre vous, occupez-vous d’eux ! lança-t-il à la tripotée de soldats qui envahissait le tunnel derrière lui. Les autres, on continue.

Il avança à grands pas furieux en direction des autres cellules, actionnant tout aussi furieusement les mécanismes qui ouvraient jusqu’à celles en hauteur.

— Toi, toi, toi… Et vous tous ! Vous tous aussi !

— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? murmura Caes alors que les trois gardes désignés pointaient leurs lances dans leur direction.

— Une nouvelle épreuve, plaça Ezéquiel tout en lui emboitant le pas.

— Yanis, Nathan ! disait Victor aux deux gardes choisis. Soyez forts, quoi qu’il vous attende là-bas.

— Courage, renchérit Jalil à leur attention à tous les quatre.

Cependant, si Caes et les deux gardes lui offrirent des signes de tête reconnaissants, Ezéquiel ne lui accordera pas l’ombre d’un regard. Au contraire, rejoignant les soldats à l’entrée, il lâcha par-dessus son épaule :

— Si on tombe sur ce qui a massacré tous ces gens hier, il va nous falloir autre chose que du courage.

Les mines de tous se décomposèrent alors qu’il ajoutait.

— Il nous faudra de la résignation.

— Monstre ou proie.

Ils étaient un peu plus d’une centaine à être rassemblés dans une sorte de hall naturel. Les surplombant, un individu que Caes devina être Ulysse Yazak les avisait du haut d’un promontoire rocheux.

— Vous combattrez dans l’arène, et vous avez le choix, poursuivait-il. Le choix d’être le monstre et seul ou être la proie et vous défendre en groupe…

Il était véritablement immense. Si grand que Caes doutait que les perspectives ne lui fassent pas défaut. Et le chevalier repensa aux mots de Jalil quant à ce que beaucoup ne considèrent pas les apôtres comme étant véritablement humains.

Du coin de l’œil, il pouvait voir Sybille, flanquée de deux soldats transportant une gigantesque épée, faire face à Harlequin. Ce dernier avait les mains jointes et la fillette, dans un sourire, fit un simple signe à son escorte. Les soldats remirent l’épée à « Poupée de cire » qui l’empoigna pour la tourner et retourner. L’examinant sous toutes les coutures sans la moindre difficulté, comme si elle n’était pas plus lourde qu’une plume.

— Les règles sont simples, monstre ou proie, répéta Ulysse de sa voix étonnamment douce et juvénile. Si vous gagnez en étant monstre, vous aurez droit à un privilège dans ces Jeux. Il s’agit là d’un honneur incommensurable.

Quelques chuchotements s’élevèrent dans la foule. L’opportunité d’un avantage avait de quoi séduire. Surtout après ce qu’ils avaient entendu la veille. Il était certain que n’importe qui ici ne voulait pas avoir à faire avec ce qui avait massacré tout un bloc. L’espoir, bien que mince, renaissait dans les rangs des prisonniers. Et il en était de même pour Caes, même s’il lui était difficile de le reconnaître.

Leur situation remettait ses angoisses au premier plan. Le ramenant à une époque où il n’était qu’un petit garçon apprenant la mort de son dernier parent. Une époque où, sans plus aucun repère, il lui avait semblé ne plus avoir le moindre futur. Une impression qui le tenaillait depuis qu’il avait débuté cette entreprise avec Ezéquiel. Une impression qui s’était intensifié avec la rencontre de la prophétesse.

— Il ne peut y avoir plus de dix monstres parmi vous, conclut Ulysse. Faîtes le bon choix…

Sur ce, il s’en retourna et disparut dans l’ouverture dont n’émergeait que l’arc de leur point de vue. La clameur de la foule ne cessait de prendre en intensité.

— Dix ? fit quelqu’un dans son dos. Mais ça veut dire que…

Le condamné marqua une pause, le temps de visiblement refaire le calcul dans sa tête. Le fait que dix prisonniers soient des monstres équivalait que ceux qui prendraient ces rôles auraient à faire face à pas moins de dix adversaires.

— Pas en même temps, quand même ? demanda un autre.

Caes leva les yeux au plafond. Cela diminuait drastiquement les chances d’un privilège. De toute façon, le chevalier n’avait jamais eu l’intention de sauver sa peau de cette manière. Il devait avant tout veiller sur Ezéquiel.

— Monstre ou proie ? rugit un soldat en face d’un premier prisonnier.

Celui-ci pesait le pour et le contre quand Ezéquiel se tourna vers Caes.

— Tu vas être un monstre.

— C’est hors de question, rétorqua le chevalier.

— On a pas le choix, argua le jeune prince. On a besoin de ce privilège.

— Qui te dit que ce privilège te concernera ? Ça pourrait tout aussi bien m’exempter d’une épreuve.

— C’est encore mieux. L’un de nous doit rejoindre Cormack.

— M… proie, s’écrasa le prisonnier.

Il avait hésité un moment et le soldat lui retourna un regard dédaigneux avant de l’affubler d’un coup de pinceau jaune sur le visage. Alors que l’autre éructait en crachant, le soldat passa à un autre prisonnier, un gaillard aux muscles saillants qui semblait provenir d’un autre bloc.

— Monstre, annonça l’homme sans même qu’on lui demande et s’attirant un sourire entendu de la part du soldat qui lui appliqua un coup de peinture rouge avant de lui désigner une ligne imaginaire devant les prisonniers. Met-toi là.

L’homme avait fermé les yeux durant le procédé et lorsqu’il les rouvrit, il paraissait plus impressionnant encore. L’œillade meurtrière qu’il adressa au prisonnier jaune à ses côtés arracha à ce dernier un gémissement. Puis il prit place là où le lui avait indiqué le soldat.

— Je ne pars pas sans toi, murmura furieusement Caes.

— On a une mission, je te rappelle, murmura tout aussi furieusement Ezéquiel.

— Soyez un peu sérieux, les gamins !

Le dénommé Yanis venait d’intervenir et les regardait avec l’air de quelqu’un qui n’en revenait pas des bêtises qu’il entendait. Nathan, lui, les dévisageait d’un air circonspect tout en observant Caes avec attention.

— Vous voyez l’homme qui vient de se proposer en tant que monstre, continua Yanis. C’est Okr Massacreur, et non ce n’est pas son vrai nom. Il a gardé le pseudonyme qu’on lui donnait en tant que gladiateur. Ce type-là est une machine à tuer et il y en a d’autres des comme lui. Et il est venu de son plein gré…

— Hein ?! s’exclama Caes. Tu veux dire qu’il y a des gars qui viennent d’eux même à cette boucherie ?

— Pour prétendre au titre d’apôtre, répondit Ezéquiel. C’est l’une des conditions dans le cas où l’on ne soit pas choisi par l’Archevêque.

Le chevalier inspira profondément tout en se retenant de demander au jeune prince pourquoi il n’avait pas jugé utile de lui parler de ça avant. Il jeta un nouveau coup d’œil à Harlequin qui caressait tendrement le plat de son épée, ses yeux brillants de larmes sur son visage inexpressif. Chose complètement anormale.

Il se demanda combien d’apôtres avaient participé aux Jeux et ne préférait pas penser à ce que pouvaient être les autres conditions. Ces mecs étaient définitivement très dangereux.

— Quoi qu’il en soit, reprit Yanis. Nous avons plus de chances à nous quatre contre l’un d’eux et ce ne sera pas une mince affaire. On peut vous protéger.

— Ça fait deux fois de trop qu’on me dit ça aujourd’hui, grinça Caes.

— Je ne sais pas pour qui tu te prends ? grinça à son tour Yanis. Mais Jalil ne veut pas vous voir clampser donc vous ferez comme je vous l’ai demandé. Et moi, tu ne m’auras pas surprise comme Victor qui n’est plus tout jeune.

— Tiens donc…

Ils gardèrent le silence tandis que se poursuivaient les choix des prisonniers. Et chose surprenante, les places des monstres avaient presque été toutes prises sur les cinquante premiers participants. Ces derniers avaient pris place sur la même ligne imaginaire qu’Okr Massacreur et ils leur faisaient face tout en affichant des expressions à glacer les sangs derrière leurs peintures rouges. Tous étaient relativement imposants et respiraient le meurtre. Aucun faible parmi eux.

Caes se surprit à constater qu’à l’exception de Yanis, Nathan, Ezéquiel et lui, tous ici semblaient être de vrais tueurs. Où qu’il regarde, il voyait des mines patibulaires et des regards cruels. Y compris ceux qui affichaient des mines terrifiées.

— Déjà neuf monstres ! commenta le soldat nerveux qui arrivait à la hauteur de Caes. Eh bien, quelle surprise ! Et toi, minet, monstre ou proie ? Désolé, je dois demander…

Il afficha un sourire narquois devant lequel Caes serra les poings. Cependant, il hésitait. Pouvait-il laisser Ezéquiel à la charge de Yanis et de Nathan ? Tous deux semblaient être des combattants capables mais ils faisaient pâle figure face aux « monstres » devant à eux.

Il sentit que le jeune prince se raidissait devant son hésitation.

— Monstre ou proie ? cria le soldat face à lui. Décide-toi, minet ! Ou je te mets en proie d’office.

— Monstre.

— Hein ? fit le soldat qui pensait visiblement avoir mal entendu.

— Monstre, répéta le chevalier en le regardant droit dans les yeux.

Le silence parmi les détenus. Puis certains ricanements fusèrent.

— C’est possible de choisir le monstre contre qui on va se battre ? demanda l’un d’eux en provoquant de nouveaux rires.

Le soldat face à Caes, lui, ne riait pas du tout. Au contraire, son air renfrogné devenait de plus en plus nerveux.

— Le public veut du spectacle, minet ! cracha-t-il. Te faire trucider en proie ne pose pas de problème car ça ne s’arrêtera pas là, mais en monstre c’est…

— Tu as le choix, le coupa Caes. Assister à ce même spectacle avec ou sans tes dents, décide-toi.

Pour le coup, le soldat en resta muet de stupeur avant que son teint ne vire au cramoisi sous la fureur qui le prit.

— Je vais te…, commença-t-il en portant la main à son épée.

— Il a parlé, intervint une voix dans son dos.

La foule se tut à nouveau et le soldat se décomposa lorsqu’il vit qu’Harlequin se tenait derrière lui. D’une main, il tenait le pommeau de sa monstrueuse épée dont le plat reposait sur son épaule. De l’autre, il se grattait le menton et son visage inexpressif lui donnait l’air d’être dans le vague. Ce dont Caes doutait fortement.

— B… bien, monsieur Harlequin, bredouilla le soldat en sortant son pinceau à l’attention de Caes. Puis-je ?

Ce dernier n’esquissa pas le moindre geste et c’est d’une main tremblante que le soldat lui attribua un simple trait sur la joue. Le chevalier se retint de lever les yeux au plafond.

— Proie, dit Ezéquiel en souriant avant même que le soldat qui arrivait à sa hauteur n’ait le temps de demander.

Ce dernier, toujours tremblant, l’affubla lui aussi d’un trait, mais jaune, sur la joue. Au loin, retentit le rire de Sybille.

— Tu es dixième, dit Harlequin tout en considérant Caes. Ce qui veut dire que les dix derniers à choisir seront tes proies. Puis à l’attention des soldats. Je veux qu’il ouvre les combats.

Sur ces mots, il tendit le bras, invitant Caes à prendre place parmi les autres monstres qui ne lui accordèrent pas l’ombre d’un regard. À l’exception d’Okr Massacreur qui le dévisageait avec colère. Il devait penser que Caes lui volait la vedette. Le chevalier se retint de grimacer en voyant la brute en cinquième position. Celui-là même qu’Ezéquiel allait devoir affronter. Tout en muscles et cicatrices, il affichait un regard de prédateur et un sourire de requin.

Aux côtés du jeune prince, Nathan et Yanis formulaient eux aussi le désir d’être des proies. Le second dévisageait le chevalier d’un regard navré.

La cérémonie du choix continua de se dérouler jusqu’à ce qu’un homme sorte du rang avant que le soldat n’arrive jusqu’à lui. Sans hésitation, il marcha droit en direction de la brute en cinquième position qui eut seulement le temps de hausser un sourcil avant que l’homme ne lui tranche la gorge.

Les soldats alentours firent mine d’intervenir mais Harlequin leva simplement la main et ils se figèrent tandis qu’Ulrich prenait tranquillement la place de sa victime agitée de soubresauts à ses pieds. Se baissant, il passa la main sur la gorge de cette dernière pour se badigeonner le visage de son sang encore chaud.

— Monstre, dit-il sans sourciller en laissant tomber son couteau.

Les soldats avisèrent tous Harlequin qui se contenta de hausser des épaules. Les monstres, eux, affichaient des mines amusées. Après un instant d’hésitation, le soldat nerveux continua de questionner les condamnés. Monstre ou proie ? Bien que les rôles du premier soient tous pris.

Caes sentit ses ongles lui rentrer dans les paumes tant il serrait les poings. Face à lui, Ezéquiel perdait des couleurs sous le regard fixe d’Ulrich.

Le regard d’un homme qui venait chercher lui-même sa vengeance.

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