Chapitre 26

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Le charriot était arrivé un quart d’heure avant l’heure prévue. Une excellente chose pour Lamia qui s’était préparée en un temps record. Toute frémissante, son impatience se faisait ressentir à dix mètres à la ronde. Toute gorgée d’une joie malveillante, elle mettait mal à l’aise les quelques passants qui n’étaient pas encore à l’arène mais qui se pressaient de quitter les lieux. Clare, quant à elle, avait mille questions en tête. Des questions dont les réponses potentielles ne faisaient que susciter d’autres questions encore. Au moins, maintenant, elle savait de quelle manière Elban avait pu perdre le pouvoir dans le Croissant. Une prophétesse, rien que ça, même malgré son jeune âge. Clare ne pensait pas que ça puisse changer quelque chose concernant ces êtres incroyables.

Le Croissant avait toujours été un endroit dangereux. Mais l’aura qui y régnait à présent relevait d’une toute autre échelle. Les apôtres étaient libres d’y perpétrer les activités, ou massacres, qu’ils voulaient et l’Archevêque avait tout le loisir de rendre grâce aux Architectes de toutes les abjectes façons possibles. Les Jeux en étaient un divin exemple.

Désormais, il émanait des moyens royaumes un mal qui la glaçait jusqu’aux os. Comment la situation avait-elle pu se dégrader à ce point ? Et cette clameur de plus en plus forte alors qu’elles arrivaient à destination. Les percussions semblaient frapper l’air, et elle avait l’impression que les sons qu’elles produisaient venaient ensuite cogner contre sa propre peau. Lorsque leur calèche stoppa, un serviteur leur ouvrit la porte sur une arche aux dimensions dantesques. Alors qu’elles descendaient du véhicule, Clare se fit violence pour ne pas se décrocher le cou et apprécier l’extérieur de l’arène et ses innombrables étages d’assises qui se succédaient sur des dizaines de mètres.

Derrière le serviteur se trouvaient une vingtaine de gardes ainsi que Ulysse Yazak en personne.

— Mes dames, s’inclina-t-il alors qu’elles s’avançaient vers lui.

— Ulysse ! s’exclama Lamia. Je n’y croyais pas en voyant les mesures que m’avait envoyées ta sœur ! Tu sembles… incroyablement fort.

Son interlocuteur baissa un peu plus la tête à ces compliments. Ceci dans une franche modestie. Il fallait dire que, même en se prosternant, Ulysse dépassait largement le plus grand des gardes. Montagne de muscles pouvant rivaliser avec le plus grand des Rolfs, il les dominait d’une manière presque ridicule. Comme s’il sortait d’une autre époque. Lorsqu’il se releva, cette impression n’en fut que renforcée. Avec son visage austère, son corps, proportionné d’exquise façon, bien que ses muscles soient énormes, et mis en valeur par la simple toge qu’il portait, Ulysse Yazak ressemblait à un dieu païen d’un autre temps. Ou à l’incarnation humaine de l’un des Architectes.

— Vous êtes arrivées à temps, dit-il. Amédée sera contente.

Sa voix était chantante et légère. Telle une voix d’adolescent, ce qui jurait avec son corps.

— Suivez-moi, poursuivit-il en se dirigeant vers l’un des élévateurs qui bordaient l’arche sur toute sa longueur.

Il fit demi-tour en un clin d’œil tout en se mettant en mouvement avec une célérité déconcertante pour quelqu’un d’aussi grand et massif. Les gardes qui se trouvaient massés derrière lui s’écartèrent avec une précipitation désordonnée dans une bousculade qui fit tomber l’un d’entre eux au sol… sur le chemin d’Ulysse Yazak. Ce dernier ne fit même pas mine de le remarquer, son regard fixé sur sa destination. Le malheureux garde rampa précipitamment en tentant de s’écarter mais le géant marcha sur sa cheville qui se trouvait encore sur la voie. Le craquement résonna avec force, de même que le cri du garde. Et alors que Lamia lâchait un rire aussi surpris qu’admiratif, Clare tenta tant bien que mal de cacher sa surprise. La cheville du garde avait été littéralement broyée à même le sol.

Ulysse s’arrêta un mètre après avant de se retourner pour chercher la source des cris. Il finit par baisser les yeux sur l’homme pleurant au sol avant d’aviser les gardes qui le regardaient avec des yeux où se mêlaient effroi et consternation.

— Je vous l’ai dit, expliqua-t-il calmement. Jamais sur le chemin.

Sur ce, il reprit ce dernier suivi par Clare et Lamia qui restèrent tout de même à bonne distance. La cage, pourtant à l’échelle des lieux, ne semblait pas capable de soutenir le poids du mastodonte qui se dirigeait vers elle. Et malgré la clameur, elles ne furent pas rassurées d’entendre le grincement provoqué par le poids du colosse.

Devant leur hésitation, il pencha la tête sur le côté, avec cette incompréhension qui lui avait toujours été caractéristique. Les deux femmes échangèrent des regards différents, opposant agacement contrôlé à une malice savamment dosée. Puis elles prirent place aux côtés du colosse devant les regards effrayés des gardes venus les accueillirent. Clare comprenait sans mal qu’ils ne se proposent pas à les accompagner tandis que les portes se refermaient sur leurs mines terrifiées.

— Ulysse ! s’exclama Lamia sitôt l’élévateur commençant à monter. Que nous as-tu prévu cette année ?

— Un jeu, répondit-il.

S’imposa un long silence après ces paroles, bientôt suivi d’un claquement de langue agacé. Visiblement, la dame de parage attendait bien plus que ces deux mots.

— Étant donné que les Jeux sont déjà un « jeu » en soit, pourrais-tu être plus… explicite ?

Elles ne pouvaient se voir, ainsi séparées par le mastodonte mais Clare pouvait ressentir sans mal l’impatience de sa dame de parage.

— Un jeu, répéta-t-il encore une fois.

— Mais… encore ?

Les portes s’ouvrirent sur un corridor de pierre et sans répondre, Ulysse s’y engagea de son pas aussi léger que puissant. Une prouesse que Clare ne parvenait toujours pas à croire bien qu’elle puisse la voire de ses propres yeux. Le regard de la plantureuse brune s’était fait assassin avant qu’Ulysse ne s’extirpe enfin du couloir quelques mètres plus loin pour révéler le grand balcon sur lequel il débouchait. La clameur les frappa avec plus de force encore, pleine des cris d’un public débordant des tribunes les entourant. Le balcon était entièrement transparent. S’étendaient sous leurs pieds les gradins et à leur niveau une continuité de structures de verre similaires à la leur. Ces mêmes structures surplombaient le public en une sphère elliptique en proportions identiques à l’arène en contrebas. Et toutes étaient occupées par ce que Clare identifia très vite comme les barons du Croissant ainsi que des apôtres très certainement.

Elle délaissa le spectacle pour la silhouette au milieu des victuailles et des coussins qui se tourna vers elles, avec une lenteur toute étudiée. Une silhouette longiligne et… ailée.

— A…mé…dée !

— Mon amourrrr, s’exclama à son tour Amédée Yazak. M’aimeront-ils ? Oui ? Non ? Je n’en peux plus de ne pas savoir !

Ses ailes, l’une blanche l’autre noire, s’agitèrent. Elles encadraient un visage anguleux aux traits creusés et fardés à outrance, ce qui les accentuait. Elle avait le crâne rasé et des écritures inconnues étaient tatouées en partant de ses paupières pour aller se perdre dans son cou. Cela donnait l’impression d’un dépôt de maquillage, suite à une crise de pleurs. Elle portait une robe noire qui dévoilait ses jambes à la maigreur alarmante. Les mêmes écritures y descendaient jusqu’à ses chevilles.

— Dis-le moi, s’il te plaît, psalmodiait-elle. Je veux l’entendre de toi !

Elle fit un pas dans leur direction et les ailes s’agitèrent, effaçant pour Clare le visage inquiet d’Amédée Yazak tant la surprise la prit de court. Elles étaient splendides et le mot était faible tant elles paraissaient réelles. Elles se mouvaient avec encore plus de souplesse que celle d’un rapace. Le détail des plumes était exceptionnel et elles s’agitaient sous la brise en suivant les articulations de ces membres artificiels.

Percevant le sourire narquois de Lamia, Clare se reprit, bien qu’il soit trop tard.

— Tu n’as pas à t’inquiéter, Amédée. Tu es… magnifique…

La plantureuse brune laissa sa phrase en suspens tout en faisant mine d’observer son travail avec attention. Au bout de quelques secondes de tension pour sa cliente, elle finit par hocher de la tête.

— Ils t’aimeront.

Le visage d’Amédée se détendit à cette déclaration. Elle avait des yeux d’un bleu très pâle comme son frère. Cependant, couplés à son maigre visage, ils lui donnaient un air continuellement malade.

Elle sourit avant de se tourner vers Clare qui ne put s’empêcher de penser que ses dents étaient trop longues.

— Ils m’aimeront ! lui déclara-t-elle avec conviction.

La pupille prit sur elle pour ne pas lui retourner un « oui… et ? », puis s’inclina respectueusement.

— C’est un plaisir de te revoir, Amédée. Tes ailes sont magnifiques.

Le sourire de l’apôtre disparut alors qu’elle affichait une expression circonspecte. Ses yeux détaillèrent la pupille, ainsi que sa capuche relevée, avec nervosité. Elle baissa les yeux une fois tout en marmonnant avant de les relever, puis les baisser encore. Enfin, ses lèvres tremblèrent tandis qu’elle guettait comme une confirmation de Lamia.

Au hochement de tête de cette dernière après ce qui sembla être une éternité, le sourire d’Amédée Yazak reparut.

— Merci, répondit-elle en se dandinant maladroitement. Tu es très bien aussi…

Son sourire se crispa alors qu’elle répétait.

— Tu es toujours très bien… Trop bien… Et ils doivent m’aimer… moi…

— Amédée, intervint Lamia alors que Clare avait déjà adopté une discrète position de combat. Que nous as-tu concocté ? Et ne sois pas aussi avare en renseignements que ta brute de frère ! Je n’en peux plus de cette… attente !

— Je ne suis pas une brute, fit la petite voix chantante dans leur dos. Jamais sur le chemin, je les avais prévenus.

Sa sœur laissa échapper un gloussement avant de prendre les mains de Lamia dans les siennes.

— Nous avons capturé beaucoup de monstres, cette année ! expliqua t’elle, toute excitée. Et nous avons beaucoup, beaucoup, beaucoup de gens pour eux ! Il y a même des monstres qui sont venus d’eux-mêmes !

— Des monstres venus d’eux même ? répéta Clare avec scepticisme.

Amédée lui jeta un regard mauvais tout en se recroquevillant comme une enfant.

— Ça va aller, Amédée, la rassura Lamia tout en lui caressant son crâne chauve. C’est la première fois que nous entendons parler de monstres qui viennent participer à des Jeux.

Elle lança un regard sans équivoque à son amie qui ravala la cinglante répartie qui lui montait dans la gorge.

— Je voulais te montrer, poursuivit Amédée. Mais…

— Je ne le voulais pas ! s’écria une petite voix derrière eux.

Clare et Lamia se retournèrent sur cette dernière qu’elles ne connaissaient que trop bien. Sybille était juchée sur la poitrine d’Ulysse qui était affalé sur un énorme sofa alors qu’elle lui pinçait les joues.

— Les destins les plus forts ne peuvent pas s’approcher d’eux, lança-t-elle avant de leur faire face en adoptant une attitude faussement sévère, les mains sur les hanches. Je ne peux pas protéger tout le monde !

Clare inspira profondément pour ne pas gifler la gamine qui lui renvoya un sourire narquois. Un gros homme se tenait à la droite d’Ulysse. Un homme qui semblait très fatigué. Il était brun, mal rasé et il était vêtu d’une simple toge beige qui le recouvrait entièrement et ne laissait voir que ses mains et sa tête.

— Harlequin n’est pas avec toi ! demanda Lamia avec un soulagement évident.

— Non ! rit la fillette. J’ai caché son épée ! Il hurle et pleure en fouillant partout en ce moment… Lui, c’est Litote ! Il est ma sécurité.

Clare détailla la « sécurité » en question qui ne semblait guère dangereux. Il n’y avait là qu’un gros homme qui baissait la tête sans même oser les regarder.

— Les Jeux ne sont pas pour les enfants, lâcha Ulysse.

— Ces Jeux, j’en ai vu plus de versions que tu ne peux t’imaginer, riposta Sybille. Et même une où quelque chose d’énorme te tombe dessus ! Je crois même que tu en meurs…

Pour la première fois, un semblant de surprise apparut sur le visage du mastodonte.

— Rien ne peut me tuer, répondit-il de sa voix douce. Rien sur mon chemin.

— Tu as tord et raison ! s’écria Sybille. Amédée, j’adore tes ailes ! Je te l’avais dit, hein ? Tu te sens bien avec ?

— Je me sens complète, amour ! s’exclama Amédée avec un sourire d’enfant. Et Lamia m’a donné une partie d’elle-même !

— Bien sûr qu’elle l’a fait !

Sybille fit un clin d’œil à la plantureuse brune qui gloussa de contentement et Clare se demanda si la situation pouvait devenir encore plus insolite. Tout ce petit monde plaisantant et parlant tenues dans l’attente de la tuerie de masse imminente. Et le pire dans tout cela était qu’elle ne se sentait pas déplacée avec eux. Il y avait là quelque chose de familier qui la… rassurait tout en lui donnant l’envie de vomir. Comment pouvait-elle éprouver des sentiments aussi contradictoires ?

Sous leurs pieds, se prolongeait un mur rocheux et abrupt, parsemé d’ouvertures. Au pied de cette falaise artificielle, qui n’était pas sans rappeler la Gargante, s’étendaient des eaux à l’obscurité alarmante. Des pierres éparses traçaient de multiples chemins à leur surface et donnaient par moments accès à des disques qui formaient d’autres chemins, mais de plus en plus en hauteur. Tels de nouveaux parcours en altitudes mais qui présentaient un choix peu attirant. En effet, entre les scies, les piques, et autres mécanismes en tous genres qui les truffaient, il était difficile de croire que les prisonniers se précipiteraient sur cette opportunité de mourir en spectacle.

La majorité des entrées de tunnels ne donnait sur rien d’autre que le vide. Celle qui se trouvait juste en dessous de leurs pieds débouchait sur un demi-cercle d’une surface plane similaire à celles qui formaient les parcours mortels un peu plus loin.

— C’est comme ça que je suis dans mes rêves, poursuivait Amédée les mains plaquées sur ses joues et rosissant de plaisir. Je suis si belle… si belle…

Son sourire disparut encore une fois alors qu’elle tournait une fois de plus vers Clare un regard mitigé.

— Mais elle, elle est encore mieux… toujours mieux…

— Amédée ! l’interrompit Sybille qui se trouvait déjà à leurs côtés. Ça va être à toi ! Ça va être à toi !

La tension déserta la pièce alors que sans même un signal, la clameur diminuait. Bien que l’idée de tourner le dos à Amédée ne lui plaise pas le moins du monde, Clare avisa les tunnels les plus bas qui s’étaient mis à dégueuler des torrents d’eau. La pupille comprit en un clin d’œil que ces derniers avaient été inondés pour faire sortir les prisonniers. Et elle préféra ne pas penser à la panique qui devait faire rage dans leurs rangs.

Soudain, l’eau charriée se chargea d’une teinte rouge qui ne tarda pas à napper les eaux obscures d’une noirceur plus profonde encore. Du sang… en quantité… Et au loin, dans les tunnels, des échos de hurlements n’avaient pas tardé à se faire entendre. Lorsqu’elle vit les formes tentaculaires affleurer sur toute la surface du lac artificiel, Clare comprit immédiatement ce qu’il se passait.

— Bonté divine…, souffla-t-elle.

Amédée sourit tout en s’avançant bien en vue du public dans son dôme de verre. Ses ailes s’entrouvrirent en grand et des vivats admiratifs ne tardèrent pas à retentir.

— Ils m’aimeront…, murmura-t-elle avant de crier à voix haute. Que les Jeux commencent !

Un dispositif amplifiait ses paroles et les hurlements de joie d’une foule en délire l’acclamèrent.

Oui, les Jeux commençaient.

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