— Tu n’as pas été tendre avec eux.

Assis au sommet d’une stalagmite qui semblait avoir été coupée en deux avec précision, le jeune prince observait à son tour les eaux noires.

C’est avec un haussement d’épaule qu’il l’accueillit, sa joue s’ornant désormais d’une marque rougeâtre.

Son discours laissant Jalil et ses gardes abasourdis, il avait tourné les talons. Ceci devant deux cents personnes muettes dont les visages exprimaient toutes les émotions possibles et imaginables. Une vieille femme avait finalement surgi de cette foule pour se planter devant Ezéquiel avant de le gifler avec force. La claque avait résonné dans toute l’alcôve et avait agi comme déclencheur concernant le mutisme des gens. Aussitôt les insultes avaient fusé, les cris de colère et menaces furieuses à l’encontre de ce messager de mort. Le visage toujours impassible, Ezéquiel avait repris sa progression et en dépit de la violence de leurs réactions, personne d’autre n’était venu s’en prendre à lui physiquement.

Devant cette réponse caractéristique de son compagnon, Caes poussa un soupir avant de s’accouder à la stalagmite sur laquelle était juché le jeune prince. S’abimant lui aussi dans la contemplation des eaux noires. Il se rendit compte qu’elles n’étaient plus si inquiétantes désormais.

Elles peuvent se révéler une arme défensive particulièrement efficace en cas d’attaque…

Les mots de Jalil avaient du sens, il était vrai.

— Tu savais…, finit par murmurer Ezéquiel.

Le chevalier hocha de la tête. Il savait pertinemment de quoi voulait parler son compagnon.

— Ce que tu as fait dans les plaines de Dunam, répondit-il avant d’ajouter. Oui.

Un instant passa avant que le jeune prince n’ouvre la bouche mais Caes le prit de court.

— L’idée d’estropier l’un d’entre eux me taraudait, avoua-t-il. Ces créatures étaient telle une vague qui allait s’abattre sur nous à tout moment et nous n’y aurions pas réchappé. Je…

Il marqua une pause avant d’hésiter.

— Je ne sais pas si je l’aurais fait mais j’y ai pensé. Nous étions perdus et je ne pouvais penser qu’à ça. À chaque fois que mon épée s’abattait sur l’une de ces choses, j’imaginais Vacko ou Crépin à la place. Il inspira. C’était eux ou nous tous. Ce que…

Autre hésitation.

— Ce que tu as fait, tu l’as fait à temps.

Un nouveau silence s’installa. Un silence où ne perçaient que des bruits de gouttes d’eau de temps à autre.

— Qui sait, finit par dire Caes. Ton discours leur donnera peut-être matière à agir de la façon la plus approprié lorsque la situation l’exigera.

— Tu sais bien que non, coupa le jeune prince avec une certaine acidité dans la voix. Ils se conduiront de la même manière que les gens sur le transporteur. Comme toutes ces personnes qui ont sombré dans la folie à la vue de simples vaisseaux pirates… avant même que les vrais monstres n’arrivent.

Le chevalier acquiesça. Ce que disait son compagnon était si vrai. Sur le transporteur, les passagers s’étaient entretués avant que les écorcheurs ne viennent les manger.

— Je pensais trouver en Jalil et son groupe une formation à laquelle nous intégrer, continua-t-il. Une formation à laquelle nous aurions pu apporter nos compétences. Améliorer nos chances de sortir d’ici vivants.

Ainsi donc, il ne les avait pas vus comme de la simple chair à canon, à l’image de Lombric. Il avait eu en tête un réel plan basé sur l’entraide et l’esprit d’équipe. Dans un sens, cette révélation soulageait le chevalier qui s’autorisa un mince sourire.

— Tu les as aidés pour cette raison ?

Encore une hésitation, et Caes se crispa. Décidément, il connaissait bien trop Ezéquiel à son goût.

— Tu peux me le dire, tu sais, le poussa-t-il en jetant un regard navré en direction des eaux sombres. Mon estime de toi peut difficilement descendre plus bas.

— Eh bien, on va dire que je suis allé voir Lombric et sa bande avant…

— En fait, ça peut descendre encore un peu.

— Et je leur ai dit qu’il fallait prendre le pouvoir pour avoir le plus de boucliers humains disponibles.

— Tu te surpasses.

— Puis que Jalil et son groupe se trouvaient sur leur chemin.

Le chevalier leva les yeux au ciel, ou plutôt vers le plafond hérissé de stalactites. Il comprenait un peu mieux les regards haineux du boiteux et ses hommes en direction d’Ezéquiel. Il les avait utilisés pour s’approcher de la garde de l’Échanson, et pour tester ces derniers par voie de conséquence. Puis il avait fait preuve de son adresse légendaire en lançant une pierre dans le visage d’un homme qui semblait particulièrement dangereux. Encore une chose dont Caes était sûr. Ici, tout le monde semblait connaître Lombric. Celui-ci jouissait d’une sinistre réputation tout en paraissant tout à fait capable au combat. Sans compter ses hommes, dont la plupart avaient des gabarits hors-normes, et tout particulièrement Ulrich, ce colosse blond.

Le chevalier ne s’inquiètait guère pour sa propre personne, loin de là, cependant en ce qui concernait Ezéquiel, c’était une autre paire de manche. Ce dernier restait particulièrement vulnérable.

— Tout ça pour ensuite les laisser à leur sort, finit par soupirer le chevalier.

— On ne peut pas y faire grand-chose, rétorqua Ezéquiel sur le même ton.

Caes ferma les yeux alors que la tuerie de ses frères d’armes se trouvait remplacée par la vision de la foule s’entredéchirant sous la pluie des effroyables grappins meurtriers grâce auxquels les patrouilleurs les avaient abordés.

Le transporteur. Tous les deux étaient encore hantés par ce qu’il s’y était déroulé. Bien qu’aucun d’eux ne soit le genre personne à le montrer.

— Ezéquiel…, dit-il doucement. Que s’est-il passé sur ce vaisseau ?

Il délaissa sa position pour reculer de quelques pas et voir la réaction du jeune prince. Ce dernier avait le regard perdu dans le vague. Ou plutôt, il fixait les eaux obscures sans vraiment les voir. Comme s’il s’attendait à ce que quelque chose en sorte.

Au bout de quelques secondes, il révéla.

— J’ai compris que mon destin ne m’appartenait pas.