Chapitre 20

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Ils avaient dépassé la fontaine où Caes et le groupe de Jalil s’étaient pour la première fois rencontrés. Serpentant à travers les tunnels, ils avaient fini par déboucher sur une large alcôve naturelle bordée elle aussi par les eaux à l’obscurité terrifiante. Un fait qui aurait mis le chevalier plus que mal à l’aise après le spectacle qu’ils venaient de vivre s’il n’y avait pas eu autre chose d’encore plus accablant.

Ils étaient des dizaines, peut-être même deux cents. Hommes, femmes dans des tenues qui n’avaient rien de guerrières, ou même ne dénotaient aucun semblant de criminalité. Il s’agissait de personnes comme tout le monde. De simples gens du commun réunis en groupes ça et là. Il y avait des discussions et disputes animées, venimeuses et paniquées. Rien qu’à leurs gesticulations ou non, à leurs airs choqués, horrifiés ou tout simplement neutres, le chevalier pouvait facilement deviner sur quoi leurs échanges pouvaient porter. L’horreur quant à ce qu’il se profilait, l’espoir qu’on viendrait les tirer de cette situation ou encore le déni.

Le chevalier s’apprêtait à incendier le jeune prince quand il surprit l’expression sur son visage. Une apparence neutre mais qui, lorsqu’on le connaissait bien, laissait à penser qu’il était aussi horrifié que le chevalier.

Il avait eu la même sur le transporteur.

— Vous avez récupéré du monde.

Toujours neutre, si ce n’est un brin de cynisme dans la voix, Ezéquiel conservait cette détestable attitude propre à lui-même.

Victor tiqua.

— On ne pouvait pas les laisser comme ça, grogna-t-il. Ce sont des marchands du Serpent, des négociants et de respectés membres des hautes administrations des Baronnies…

— Et des proches de l’Échanson, coupa Ezéquiel sans faire attention au regard subitement assassin de l’ancien garde. J’imagine que les autres prisonniers, les vrais de vrais, ont vu cet arrivage comme un cadeau d’avant les Jeux. Bien !

Il se passa la main dans sa chevelure nouvellement brune avant de reprendre.

— Et j’imagine aussi qu’il va vous falloir les protéger…

Il eut un sourire sans joie lorsqu’il aperçut une petite fille dans les bras de sa mère à une vingtaine de mètres d’eux. Une vision devant laquelle Caes se raidit tandis que remontait des souvenirs qu’il préférait oublier.

Alors que la femme pleurait sans discontinuer, la fillette, visiblement ignorante de la situation ou en faisant peu de cas, tentait d’éponger ses larmes à l’aide de son lapin en peluche et de ses sourires. La peur de Caes en reflua d’autant plus alors que sa colère perpétuellement couvante reprenait le dessus.

— Est-ce que c’est seulement possible ? grinça-t-il.

Le regard assassin de Victor disparut pour laisser place à une circonspection défaitiste. Secouant la tête sans pour autant infirmer ou confirmer, il lâcha simplement.

— Suivez-moi.

Ils trouvèrent Jalil quelques secondes plus tard près de la berge rocailleuse. Le cri qui les accueillit fut celui de la personne dont il remettait l’épaule en place.

— C’est fini, Guslin.

Le jeune noir s’exprimait d’une voix douce et réconfortante alors qu’à l’aide d’un long tissu, il confectionnait un support pour le bras de son patient gémissant.

— Tu as été exemplaire, continuait-il à l’encourager.

Le dénommé Guslin hocha de la tête mais son regard était hagard et Caes aurait mis sa main à couper que ce n’était pas seulement à cause de la douleur de son bras. Ils attendirent patiemment que Jalil ait terminé avec Guslin avant qu’il ne se tourne vers eux. Durant une dizaine de secondes, nul ne parla.

— Se trouver à proximité de ces eaux ne me paraît pas la meilleure des idées, finit par relever Caes tout en avisant l’étendue sombre derrière Jalil qui acquiesça.

— Les Gargantines restent dans les profondeurs. Seul le sang les attire à la surface et elles peuvent se révéler une arme défensive formidable dans le cas où l’on nous attaquerait.

Il continuait de les jauger tout en parlant, Ezéquiel et lui. N’arrivant visiblement pas à se faire d’eux une opinion concrète. Sans sourciller, les deux compères se laissèrent détailler sans rien dire. Quelques secondes plus tard encore, Jalil finit par acquiescer de nouveau.

— Satisfait ? demanda Ezéquiel.

— Pas vraiment, répondit le jeune Noir avec une franchise déconcertante. Mais je me dis que vous nous serez utiles.

— On ne peut pas dire que vous ayez le luxe de faire la fine bouche de ce côté-là, rétorqua Ezéquiel avec ironie.

— En effet…

Jalil laissa sa phrase en suspens et Caes nota que Victor se raidissait à leurs côtés. Il nota aussi qu’ils étaient entourés pas la quasi-totalité des anciens gardes du Serpent. Une chose qui n’avait pas non plus échappé à Ezéquiel.

— Comme tu l’as fait remarquer juste avant, on peut être utile. Bien que je ne puisse pas en dire autant de tout ce petit monde autour de nous.

Le chevalier se crispa alors que les visages des gardes se renfrognaient d’autant plus. Ezéquiel était un vrai bijou de fraternité.

— Aurais-je dû les laisser à la merci des véritables criminels peuplant cet enfer ? demanda Jalil d’une voix toujours aussi calme.

Caes nota le tressaillement sur le visage de son compagnon et il sut d’instinct que ce dernier s’était fait violence pour ne pas regarder dans la direction de la petite fille.

— Avons-nous seulement une chance d’en faire sortir quelques-uns vivants ?

— Avec ce que les Yazaks nous préparent ?! s’exclama Victor dans leur dos. Surement pas !

Ezéquiel et Caes échangèrent un regard.

— Les Yazaks ? questionna le chevalier alors que le jeune prince fronçait les sourcils.

— Des fous furieux, grommela l’un des gardes sur leur droite.

— Comme tous les apôtres, répliqua une autre.

— Myrte nous a parlé des apôtres, avança Ezéquiel. Ils…

— Ils organisent les Jeux pour le compte de l’Archevêque, coupa Victor de sa voix tonitruante. Un ramassis d’esprits malades qui jubilent des plus abjectes tortures et tueries tout en se cachant derrière une foi gangrénée. Le reste du temps, ils tuent encore. Je ne vous souhaite pas de croiser le chemin de Lloris Jax et ses démons, ou même qu’ils vous remarquent !

Jalil intervint, sa voix calme et posée ramenant immédiatement le silence parmi la garde.

— En fait, il arrive que les apôtres participent à certaines épreuves et en dépit de leur folie, ils n’iraient pas participer aux majeures auxquelles tous les prisonniers d’un bloc peuvent participer…

— Que veux-tu dire ? coupa Ezéquiel en s’asseyant contre deux pitons rocheux. Nous ne participerons pas à toutes les épreuves ?

Il mit un moment à trouver la position idéale et Jalil le regarda faire sans un mot tandis que Caes levait les yeux au ciel.

— Non, reprit le guérisseur qui affichait toujours le même regard patient. Il se trouve quatre blocs dans les Fosses et nous sommes dans l’un d’eux.

Le chevalier et le prince échangèrent un regard rapide.

— Les épreuves majeures concernent généralement un bloc ou deux, poursuivait leur hôte. Les épreuves mineures concernent des survivants ou même les personnes d’autres blocs encore épargnés mais qui ont attiré l’attention des apôtres. Et s’il arrive que l’un de ces derniers participe, vous êtes foutus.

— Ce ne sont que des hommes, gronda Caes.

Autour de lui, des rires nerveux se firent entendre.

— Ce ne sont que des hommes…, ricana l’un.

— Il ne sait pas de quoi il parle…

— Attends qu’il se retrouve face à l’un d’eux !

Le regard peu amène que promena le chevalier sur eux ne fit pas disparaître les mines goguenardes. Jalil reprit la parole.

— Ce sont des créatures qui oscillent entre beauté, laideur et folie. Il s’agit là d’âmes qui ont éprouvé des tourments invraisemblables. À l’image même de ceux qui conditionnent les Tourmenteurs d’Irile qui eux, parviennent malgré tout à en conserver leur santé mentale.

Il hocha tristement de la tête.

— Du moins, c’est ce qu’il se dit.

— Tu dis qu’il y a quatre blocs, intervint Caes. La première épreuve ne concernera donc pas forcément le nôtre…

— Je te coupe tout de suite, bonhomme ! s’exclama Victor. Je ne connais pas la manière mais dis-toi bien que ça commencera par notre bloc, assurément. Il y a ici des gens que l’Archevêque veut voir mourir très vite.

La mine sombre, il écarta les bras comme pour désigner ce qui les entourait. Ou plutôt les gens autour d’eux, y compris la garde, ainsi que Jalil.

— L’Échanson n’était-il pas supposé être le rival de l’Archevêque ? plaça Ezéquiel qui se massait les tempes. Il n’aurait pas pu vous protéger ?

Victor émit un rire désabusé avant de tourner la tête vers les eaux sombres. Visiblement, il avait le cœur lourd. Bien trop pour s’expliquer, ce à quoi consentit Jalil.

— L’Échanson était bien plus que ça, murmura-t-il. L’Archevêque et les apôtres étaient tolérés pour des raisons propres à Elban, lui-même. Cependant, les choses ont changé.

— Sybille.

Ezéquiel avait prononcé ce nom qui sonna comme un glas à leurs oreilles. Caes serra les poings tout en repoussant en bloc ce que cette situation et cette fillette faisaient ressurgir chez lui.

— Vous l’avez rencontrée, acquiesça Jalil.

C’était une affirmation, et non une question, mais à laquelle les deux compères acquiescèrent sombrement. Autour d’eux, les visages de la garde se firent moins fermés. Il eut même quelques éclairs de compassion.

— Elle n’est pas normale, grinça le jeune prince.

Je sais ce que tu as fait dans les plaines de sang… Les mots de la fillette continuaient de hanter Caes.

— Non, elle ne l’est pas, confirma Jalil. Et elle a bouleversé l’Équilibre dans le Croissant. Donnant les pleins pouvoirs à l’Archevêque et annonçant ainsi l’aube d’une époque où folie et terreur rythmeront le quotidien de chacun.

— Une catastrophe que nous ne serons pas là pour voir, bougonna Victor qui surveillait toujours les eaux.

— Est-ce que c’est cela, le plan ? Se regrouper pour mourir ensemble ?

Tout le monde se tourna vers le chevalier qui, les bras croisés, dévisageait Ezéquiel qui soutint son regard avant de soupirer à l’attention de Jalil.

— À quoi doit-on s’attendre pour la première épreuve ?

— Elles sont différentes à chaque fois.

— Je sais, je sais…

Le jeune prince marqua une pause avant de poursuivre.

— Mais il s’agit d’une épreuve majeure. À quoi ressemblent-elles ? S’agit-il d’un parcours ?

— Il s’agit de parcours, en effet, lui confirma Jalil. Généralement, les apôtres créaient de véritables environnements meurtriers aux décors époustouflants de réalisme. Ils y font importer ensuite les pires créatures de Soreth dans une dépense d’argent inimaginables. À d’autres moments, il se dit qu’ils vont les capturer eux-mêmes. Ce qui, pour les apôtres, resterait dans le domaine du possible.

Il avisa Victor qui restait perdu dans la contemplation des eaux.

— Quoi qu’il en soit, lorsqu’un bloc participe à une épreuve comme celle-ci, la quasi-totalité de son effectif se fait massacrer et dévorer. Mais…

Il laissa sa phrase en suspens en les dévisageant tour à tour.

— Il s’agissait de foules désordonnées et paniquées, ce que nous ne sommes pas !

Il plongea son regard dans celui de Caes en disant cela. Un regard fort qui croyait en ce qu’il disait. Les cris n’en disparurent pas pour autant dans l’esprit du chevalier. De même que les rires des écorcheurs.

— Ce ne sont pas des guerriers, articula lentement Ezéquiel en regardant les groupes disséminés. Ils ne peuvent que servir de boucliers humains et vous ne me semblez pas être le genre de personnes à user de tels moyens.

— Tu ne sembles pas être un guerrier, non plus, fit remarquer Jalil. Cela te rendra-t-il moins apte à lutter pour ta survie ?

— En effet, rétorqua le jeune prince sans se démonter. Je suis un poids pour mon compagnon et il risque de se faire tuer lorsqu’il devra me sauver.

Pour la première fois, une expression de surprise traversa les traits du guérisseur devant cette brutale franchise, de même que pour le reste des gardes. Victor, lui-même, avait délaissé les eaux pour se tourner vers le jeune prince. Bien que surpris également, Caes n’en montra rien, les bras toujours croisés. Il continuait de dévisager Ezéquiel qui s’avançait au milieu du cercle improvisé.

— Lorsque les choses se corseront, lança-t-il. Ne tentez pas de sauver tout le monde, vous ne le pourrez pas. Les gens paniqueront et vous feront tuer d’autant plus vite. Si ce n’est pas de leur propre main…

Les mots durs d’Ezéquiel résonnaient bien au-delà de leur petit cercle et tout autour d’eux. Le brouhaha disparaissait progressivement.

— Nous avons vu ça, continuait Ezéquiel. Nous avons pu voir les dégâts que provoquait une foule paniquée. Toutes ces morts avant que la véritable attaque ne commence, avant que les horribles créatures ne frappent. Peu importe l’âge ou le sexe… Ils s’entredéchirent tous. Ils se griffent, se mordent et se frappent. Ils veulent survivre.

Il marqua une pause. Dans l’alcôve, seuls les bruits des gouttes tombant des stalactites pour s’écraser sur le sol pierreux résonnaient.

— Et si vous vous trouvez sur leur chemin, ils vous dévoreront à l’image des monstres qui viendront nous chercher.

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