Chapitre 19

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Ils se tournaient autour en grognant. Telles deux bêtes sauvages prêtes à se jeter l’une sur l’autre pour se déchiqueter. Ce qui n’était pas loin de la vérité.

Autour d’eux, la clameur se faisait entendre. Les encouragements, les insultes ainsi que les crises d’hystérie. Elle les entourait à la manière d’une tourmente de violence et de folie. Deux traits qui avaient parfaitement leur place dans cet endroit où ne régnait que le désespoir.

Surplombant la scène et adossé sous le chapeau d’une stalagmite semblable à un gigantesque champignon, Caes observait les combattants se jauger sans pour autant passer à l’attaque. De même gabarit, ils avaient conservé leur musculature en dépit des journées de privation dont témoignaient leurs corps. Secs et nerveux, ces derniers se dessinaient avec précision et roulaient dangereusement sous des peaux si sales qu’elles en avaient l’allure de la roche les entourant. Les visages étaient figés en des rictus haineux dévoilant des dents manquantes ainsi que des gencives saignantes. Les yeux n’étaient que des puits noirs mêlés de rouge.

Le chevalier avait passé des heures à écumer la partie des Fosses dans laquelle ils se trouvaient. Et à son grand désespoir, il n’avait semblé y avoir aucune issue possible. Bien qu’il se soit retrouvé face à des tunnels aux barreaux épais et qui semblaient mener vers l’extérieur. De plus, le complexe souterrain était immense. Caes avait vite compris que le hall concrétionné auquel se rajoutait deux autres de moindres tailles ainsi que des centaines de mètres de corridors labyrinthiques n’était qu’une partie de ce que l’on désignait comme les Fosses. D’autres sections existaient et devaient contenir tout autant de prisonniers. Leurs cris portaient à travers les couloirs rocheux. Et ces hurlements donnaient un aperçu d’un tout autre type d’enfer. Sans compter les pleurs effrayants qui semblaient résonner partout à la fois par instants. Le chevalier avait eu l’impression que les Fosses, elles-mêmes, se lamentaient et il en avait eu la chair de poule.

Sans qu’un signal ne soit donné, les deux combattants se jetèrent l’un contre l’autre en hurlant. L’impact fut rude alors que se cognaient os et muscles de toutes les manières possibles.

Le chevalier se détourna du spectacle et quitta le champignon de pierre.

— Tu ne comptes pas les rejoindre ?

Caes continua de marcher vers le propriétaire de la voix qui n’était autre qu’Ezéquiel. Appuyé à même la roche à l’entrée du corridor vers lequel se dirigeait son compagnon.

— Te défouler de cette manière devrait bien t’aller, je suppose…, continua-t-il tandis que son compagnon progressait vers lui. Histoire d’avoir les idées plus claires, de vider le trop plein de…

Caes l’attrapa par le col pour le sortir de l’ombre dans laquelle il s’était tapi. Cependant, la répartie venimeuse qui lui montait aux lèvres resta coincée dans sa gorge en voyant le visage du jeune prince.

— On dirait que tu n’as pas suivi mon conseil, sourit froidement le chevalier en le lâchant. J’aurais payé cher pour te voir te faire casser la gueule.

En effet, l’œil du jeune prince était fermé et boursouflé tandis que sa mâchoire présentait un étonnant bleu violacé. Encore une fois, il avait dû se donner à fond à ce dans quoi il excellait. Se faire détester.

— Oh tu sais, soupira Ezéquiel en haussant les épaules. C’était trois fois rien et c’était aussi dans ton intérêt.

— Rien que le fait que tu te fasses taper dessus, je le vois comme étant dans mon intérêt.

— Bien ! s’exclama le jeune prince. Coupons court à nos effusions de s’être retrouvés après quelques heures de tranquillité. As-tu trouvé ce qui ressemblait à une sortie ? Ou le moindre indice qui aurait échappé à tout le monde ?

Après un silence où ils s’affrontèrent tous les deux du regard, le chevalier finit par nier. Ezéquiel acquiesça tout en s’avançant à quelques pas du vide pour surplomber à son tour le combat. Un filet de sang coulait du coin de sa bouche mais il ne chercha pas à l’essuyer.

— Je vois, souffla-t-il.

Après un instant, il fit demi-tour et prit le chemin par lequel il était venu tout en lançant par-dessus son épaule.

— Suis-moi.

Caes se crispa mais le prince ajouta.

— Je dois te présenter à nos nouveaux amis.

— Tu parles de ceux qui vont mourir pour nous ? ne put s’empêcher de répliquer le chevalier en lui emboitant le pas.

Ezéquiel s’engagea dans le tunnel sans répondre, et derrière eux les coups et les cris ne tardèrent pas à se fondre dans le vacarme incessant caractérisant les Fosses. Ils défilèrent dans la pénombre durant de longues minutes, enjambant des formes endormies ou trop épuisées par la faim. Caes en avait croisées durant ses recherches. Ici, la loi du plus fort prévalait et les plus faibles n’avaient que peu de choix. Il ne put s’empêcher de repenser à Myrte qui s’était refusé à les suivre. Le page avait préféré rester à sangloter en dépit de leurs injonctions à les accompagner.

Ils débouchèrent sur la fameuse première grotte bordée par le lac aux eaux opaques et c’est alors que des cris stridents se firent entendre, déchirant la cacophonie habituelle. Des bruits de lutte retentirent et il y eu comme un mouvement de foule. Les deux compères reculèrent prudemment avant que le chevalier n’indique un chemin escarpé qu’ils empruntèrent pour prendre de la hauteur. Chose faite vingt secondes plus tard au moment même où la foule s’écartait avec fracas. En perça vite une voix désagréable qu’ils reconnurent sans mal.

— Faut pas qu’tu l’prennes d’la mauvaise façon ! J’avais pas trente-six solutions, t’étais l’chef avant et je suis l’chef maintenant.

Lombric, encore une fois. Les mains sur les hanches et son poids réparti sur sa jambe valide, il avait la pose d’une matrone de bordel expliquant à ses filles ce qu’elle attendait d’elles. Petit à petit, les spectateurs en haillons ou non s’écartèrent encore pour laisser voir un homme aux muscles saillants agenouillé. Son visage était en sang et son bras droit vilainement tordu en un angle improbable.

Dans cette partie de la caverne, le silence se fit, laissant ainsi les bruits alentours donner un fond sonore inquiétant mais suffisamment faible pour que les paroles des protagonistes soient audibles pour Ezéquiel et Caes qui échangèrent un regard sceptique.

— Je comprends que tu sois le chef, Lombric ! s’exclama son opposant agenouillé en se tenant le bras. Et je ne le remets pas en cause, faut que tu m’croies !

Il lança des regards autour de lui, semblant alors rechercher un renfort qui contredisait ce qu’il venait de déclamer. Ne rencontrant que des visages fuyants ou hostiles, il retourna un pauvre sourire édenté à Lombric qui le dévisageait avec sérieux.

— Mais t’as pas besoin de me tuer, hein ? Hein ?

Face à lui, le boiteux soupira tout en hochant de la tête plusieurs fois de suite.

— Vois-tu, Ged, j’ai pas du tout envie de te tuer, expliqua-t-il avec une patience infinie. T’es un mec intelligent qui a su se faire une place de chef dans le Nord des Fosses avec pas grand-chose au départ. T’étais tout seul et tu y as fait un boulot remarquable avec une organisation optimale et tout, et tout.

Le sourire du dénommé Ged s’élargit. Il lui manquait une tripotée de dents. Probablement du fait de Lombric.

— Comme je le disais, t’es intelligent, poursuivit ce dernier. Et c’est là que réside tout l’problème. Aurais-tu été plus con que j’t’aurais sans doute laissé crever pendant les Jeux…

Le sourire de Ged disparut alors qu’il se renfrognait sous l’effet de la réflexion.

— Heu…, commença-t-il. Ça veut dire que tu vas m’tuer ?

— Comme je le disais, acquiesça Lombric. T’es intelligent.

— En fait, il a pas l’air de l’être tant que…

— Pov’ connard, si tu finis c’te phrase, tu l’suis ! Ulrich !

La claque résonna dans la caverne avant que le dénommé Ulrich ne donne les ordres autour de lui. Aussitôt, un groupe s’avança vers Ged qui écarquillait les yeux tout en ouvrant la bouche spasmodiquement sans que rien n’en sorte.

C’est lorsqu’ils le soulevèrent qu’il commença à crier.

— Non, pas comme ça ! Vous avez pas à m’tuer comme ça ! Tranchez-moi la gorge, par pitié !

Lombric sembla donner une autre explication mais la soudaine clameur empêcha Ezéquiel et Caes de l’entendre.

— Qu’est-ce qui peut pousser un homme à souhaiter qu’on l’égorge ? demanda le chevalier à voix haute.

Ezequiel fronça les sourcils alors que le prisonnier était emporté vers le lac.

— Les gargantesques.

Ils baissèrent tous deux la tête en direction de la troisième voix qui venait d’intervenir. Une voix que Caes avait reconnue également.

— Tu es en train de dire qu’il y a une gargantesque dans ce lac juste à côté de nous, Victor ?

Le chevalier se raidit autant par rapport à la question inquiétante qu’au fait que son compagnon connaisse Victor. Les gargantesques comptaient parmi les plus terribles créatures de Soreth. Il s’agissait de gigantesques pieuvres aux tentacules hérissées de gueules aux crocs acérés. Elles portaient ce nom particulier car l’adage disait qu’il s’en trouvait toujours une dans la Gargante.

Retenant son souffle, il scruta le lac avec appréhension, s’attendant à tout moment à voir surgir les appendices aussi meurtriers qu’innombrables.

— Pas dans ce lac à ce qu’il se dit, les éclaira Victor qui grimaçait en voyant le condamné se débattre en hurlant. Paraît qu’ils en auraient capturé une vraie mais c’est impossible. Une gargantesque, ça reste dans la Gargante jusqu’à ce qu’une plus méchante vienne l’en chasser pour prendre sa place. Pauvre Ged, même si c’était pas le meilleur des hommes, il mérite pas ça.

— Tu viens pourtant de dire qu’il n’y a pas de gargantesques dans ce lac…, objecta Caes qui respirait un peu mieux.

— En effet, je ne sais pas si les rejetons d’une gargantesque peuvent être considérés comme tels. Il leur faut grandir et ne pas se faire bouffer. Chose difficile dans les océans de Soreth où ils sont considérés comme des mets succulents avant de pouvoir se défendre convenablement. Une des raisons pour lesquelles les gargantesques sont rares…

Le bruit d’un être humain jeté dans l’eau l’interrompit et les cris de Ged furent entrecoupés par le liquide pénétrant dans sa bouche.

— Sort… Sortez moi d’là ! J’vous en… prie…

Le chevalier grimaça à l’écoute des sanglots paniqués de cet homme frappant les eaux opaques de ces deux bras sans même faire mine de ressentir la douleur de celui qui était brisé. Sur la terre ferme, Lombric, les bras croisés, regardait placidement l’homme qu’il venait de condamner. Ses sbires s’étaient rassemblés autour de lui et observaient silencieusement le spectacle contrairement à tous les autres détenus qui invectivaient leur ancien chef. Les remous provoqués par ce dernier semblaient le seul signe de vie sur ces eaux calmes à la noirceur anormale. C’est alors que fusèrent des trainées en direction de Ged qui, hurlant encore à l’attention de ces anciens camarades, ne les vit pas arriver. Soudain, une forme tentaculaire sauta hors de l’eau pour plonger sur le prisonnier. Apeurée, la foule recula précipitamment dans un désordre qui coûta quelques membres brisés. Un effroyable bruit de succion plus tard précéda une brume rougeâtre qui retomba dans les eaux obscures. Cependant, Caes avait bien compris de quoi il s’agissait. Et au vu de la grimace d’Ezéquiel, ce dernier l’avait compris aussi.

C’est alors qu’une autre forme jaillit de l’eau sur la foule en fuite, puis envore une autre. De leur point de vue, et malgré le désordre, les deux compères virent parfaitement les pieuvres aussi grandes qu’un homme enserrer d’autres prisonniers avant que ne surviennent de nouveaux bruits de succion entraînant les brumes rougeâtres. Et tous deux déglutirent alors qu’ils étaient témoins des corps pressés en un éclair comme des citrons à l’intérieur de la masse tentaculaire tandis que les membres hérissaient le tout en des angles impossibles.

— Ne vous approchez pas de l’eau durant les prochaines heures, souligna Victor qui restait de marbre, les bras croisés en observant la scène. Le sang les attire à la surface.

Ils acquiescèrent devant le spectacle visible de leur hauteur. En dépit des eaux opaques, il était désormais possible de voir des formes tentaculaires évoluer juste sous la surface dans un ballet statique. Elles étaient des dizaines, peut-être même plus, et elles attendaient. Deux bruits d’eau plus tard signalèrent que les deux ayant attaqué la foule avaient rejoint leurs comparses.

Caes déglutit difficilement.

— On a ça qui vit juste à côté de nous.

— Leur donner à manger était une erreur, répliqua Victor. D’habitude, elles ne font pas attention à ce qu’il y a à la surface. Elles restent dans les profondeurs.

Il leur fit un signe de la main.

— Suivez-moi, Jalil nous attend. Il s’inquiétait que vous vous soyez retrouvés dans les ennuis après ce qu’il s’est passé tout à l’heure.

— Que s’est-il passé tout à l’heure ? demanda Caes en fronçant les sourcils.

Il nota que Lombric les regardait avec insistance, son groupe massé autour de lui. Plusieurs filets de sang coulaient de sa tempe.

— Lombric et sa bande n’ont pas commencé les hostilités avec Ged, poursuivit Victor. Ils ont d’abord pensé que nous étions aux commandes, puis nous ont proposé une alliance.

— Vous avez refusé, devina le chevalier tout en se demandant ce qu’Ezéquiel venait faire là-dedans.

Victor acquiesça alors qu’ils évoluaient parmi les stalactites et les blessés de la panique précédente. Ces derniers poussaient des cris à fendre l’âme. Plus en raison de la peur que de la douleur. En effet, en prévision des Jeux, un membre brisé équivalait à une mort certaine.

— Lombric nous a alors dit que les choses pouvaient se passer d’une manière douce ou d’une manière moins douce, continuait l’ancien garde. C’est à ce moment qu’une grosse pierre l’a atteint à la tempe et il s’est écroulé inconscient.

Le chevalier leva les yeux au ciel. Ezéquiel et ses jets de pierre intempestifs… Il aurait dû s’en douter.

— Comment t’es-tu retrouvé dans cet état-là ? lança-t-il à ce dernier.

Le jeune prince haussa les épaules sans répondre. Il observait encore le lac tout en ignorant superbement Lombric et sa bande qui lui jetaient des regards assassins.

— Les gars de Lombric lui sont tombés dessus, expliqua Victor à sa place. Nous sommes arrivés à temps avant qu’ils ne le tuent. Désormais, les relations avec ces foutus salauds sont tendues. Et comme vient de le dire le boiteux, c’est lui le chef maintenant. Ce qui ne nous laisse pas d’autres choix que de se serrer les coudes.

Il jeta un regard entendu à l’attention de Caes qui acquiesça sans rien dire. Persuadé qu’Ezéquiel n’avait pas agi de manière désintéressée. En effet, il avait encore en mémoire la phrase qu’il lui avait dite précédemment.

C’était aussi dans ton intérêt… Il chassa la vision de ses frères d’arme mourant sur le transporteur et serra les dents tout en emboitant le pas de son « compagnon ».

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