Chapitre 18

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Les doigts de Lamia jouaient avec les aiguilles dans un ballet sensuel mais inquiétant. Ces dernières piquaient, relevaient, tiraient à grandes et petites mouvances tantôt rapides, tantôt lentes. La dame de parage, elle, affichait un air calme que la pupille ne lui connaissait que lorsqu’elle travaillait ses œuvres. Dans ces moments, la brune semblait apaisée. Si l’on regardait seulement son visage, l’on aurait même pu lui donner l’Architecte sans confession. Bien sûr, jusqu’à ce que le regard descende sur ses mains. Et ces moments où ses gestes prenaient subitement une mouvance saccadée. Puis venaient ces instants où ses doigts semblaient cassés, ses articulations horriblement brisées. Les saccades perduraient alors dans une affreuse constance à faire froid dans le dos. Lamia était une véritable artiste. Elle créait avec son âme aussi meurtrie soit-elle, et meurtrie elle était.

Un feu éclairait la pièce. Projetant ainsi des ombres tremblotantes sur les murs. Clare était installée sur le fauteuil face à sa dame de parage. Suites aux onguents de cette dernière, elle sentait ses dernières blessures cicatriser lentement mais surement. Cela lui donnait l’envie de se gratter furieusement même si elle n’en ferait rien. D’ici quelques heures, sa peau serait presque comme neuve. Pendant ce temps, elle pouvait rester plongée dans le spectacle des mains de son amie.

Curieusement, la voire travailler l’avait toujours apaisée. Cela l’aidait à se concentrer aussi. Dans ces moments, son esprit pouvait vagabonder à la recherche des détails qui ne pouvaient sauter aux yeux au premier abord. Cela l’aidait à organiser ses idées, à remettre les choses dans leurs contextes et à trouver ce qui aurait pu lui échapper.

— La situation vous échappe…, ma dame.

Les saccades cessèrent et les doigts de Lamia reprirent une danse plus gracieuse. Toujours aussi assurée, elle n’avait pas besoin de beaucoup de lumière pour travailler. Des fois, il lui arrivait même de ne pas regarder.

Clare soupira, une main sous le menton.

— Je ne comprends pas le comportement de notre équipage, avoua-t-elle.

Les doigts de la dame de parage s’immobilisèrent dans un craquement.

- Le tueur de Duc fait désormais partie du passé, ma dame. De notre main et non des grotesques appendices de l’Ogre pourtant célébré pour une occasion en Vôtre honneur…

L’Ogre était l’un des tourmenteurs d’Irile. Organisation sous la coupe du mystérieux chef d’orchestre connu sous l’appellation de la Main du Roi. Si ce dernier était indémasquable et énigmatique, il en était généralement de même pour ses agents de l’ombre, telles Lamia et Clare, elles-même.

L’Ogre, lui, agissait au vu et au su de tous. Il s’affichait impunément au grand jour et terrifiait les Duchés par ses terribles exactions et leurs semblants de justice. Dernière en date avait été celle des faussement nommés Tueurs de Ducs. Un vulgaire groupe de cambrioleurs à qui l’on avait visiblement attribué des meurtres dont ils n’étaient guère responsables. Chose évidente pour Clare dont les déductions avait rapidement amenée à considérer l’existence d’un seul tueur.

Un tueur jonchant désormais les entrailles de la Gargante.

- … animal nauséabond ne s’en sortira guère avec les honneurs lorsque je porterais cela à la lumière ! continuait Lamia avec délice. Et vous ne pensez qu’au comportement de notre équipage ?

Ses doigts reprirent leur danse avant de s’immobiliser à nouveau et la moue sur son visage apprit à Clare qu’elle commençait à comprendre. Loin d’être bête, Lamia avait une très nette tendance à se laisser emporter par ses émotions, ce qui était tout en accord avec son personnage. Cela n’était guère un avantage la plupart du temps et il lui fallait du temps pour canaliser son attention sur des détails qui, dans leur profession, faisaient la différence entre la vie et la mort.

— Il semble tout de même qu’énormément de personnes en veuillent à leurs vies, accorda-t-elle avec réluctance. Moi la première…, ma dame. Je le confesse, cet assassin m’a privé d’un incommensurable… honneur. Il s’est cependant rattrapé en nous offrant ce divertissement, ses acrobaties… ainsi que sa vie. À moins que je ne doive remercier le seigneur Livresse pour cela.

Les lèvres de la pupille frémirent alors qu’elle reprenait finalement la parole.

— Vois-tu, Lamia, quelque chose me chiffonne avec ça. Les trois hommes qui suivaient Lombric et son groupe avaient été engagés par Livresse. Ils étaient des incapables et des tueurs médiocres. La marque même du Lion. Notre assassin, par contre, était dangereux.

— Correct, ma dame… Sans plus.

— Nous ne lui avons guère laissé le temps de s’exprimer et nous étions deux, Lamia.

Elle marqua une pause en avisant le plafond alors que résonnait un claquement de langue agacé.

— J’entrevois deux possibilités et je n’aime définitivement pas la seconde.

— Mhhh, gardez là donc pour la… fin.

— La première est qu’il y aurait deux commanditaires pour Lombric et sa bande.

— Je vois, acquiesça Lamia. Livresse, en ce qui concerne les trois tueurs bas de gamme et un commanditaire autrement plus riche ou plus puissant pour le correct Aiguille.

— Tu lui as déjà donné un nom…

— Toute chose dangereuse devrait avoir un nom. Mettre un nom sur un danger ou sur un monstre revient à le rendre plus… vulnérable et… accessible. Même dans la mort.

Lamia resta silencieuse un instant tout en réprimant un sourire avant de reprendre.

— Donc, Livresse cherche à tuer cet équipage. Avez-vous une idée du pourquoi, ma dame ?

— Livresse n’a toujours eu de cesse de se lancer dans les entreprises désastreuses. Nous arrivons dans le Croissant pour nous rendre compte que la balance des pouvoirs a été bouleversée. Il m’est d’avis que notre baron gaffeur veut récupérer une part des gains que cette crise est en train d’occasionner. D’une manière ou d’une autre, cet équipage est sur son chemin.

— Elban a perdu, souffla Lamia.

Le feu crépita avec force un instant dans quelques craquements sonores. Comme pour appuyer ce que venait de dire la dame de parage. Cette dernière se leva pour déposer son œuvre sur une petite table un peu plus loin. Bien que patrons et multiples feuilles la parsèment, elle recouvrit le tout presque négligemment du tissu avant de faire face à la pupille avec un air circonspect.

— Qu’a-t-il bien pu se passer ici ?

Il y avait un certain dépit dans la voix de la couturière, ainsi qu’une nervosité qui ne lui était absolument pas coutumière.

— Elban a dû faire une erreur.

— Elban ne fait pas d’erreur, rétorqua Lamia.

— Nous savons toutes les deux que nul n’est infaillible.

— Pas Elban, protesta la dame de parage avec admiration. Il lui a échappé. Personne n’avait jamais réussi ça avant lui. Rien n’est impossible pour l’Échanson.

Clare ne répondit pas, préférant replonger son regard dans le feu.

— L’Archevêque n’avait pas les moyens de le battre. Au contraire, ma dame, vous savez comme moi qu’Elban le gardait à son poste de baron de l’Ours tout puissant en simple homme de paille. Un homme de paille riche, certes, mais néanmoins rien de plus qu’une marionnette ! Nous devrions…

— Nous nous contenterons de chercher des informations que nous ramènerons à la Main, coupa sèchement Clare. De plus, tu t’avances en disant qu’Elban lui a échappé. Il est, au mieux, hors de portée. Et la Main sera ravie d’apprendre qu’il a tout perdu, tu peux me croire. Peut-être même pensera-t-elle que la punition est suffisante et finira par lui laisser la vie sauve.

Un nouveau claquement de langue agacé se fit entendre mais Clare resta de marbre.

— Nous avons déjà fort à faire pour découvrir ce qu’il se passe dans les Baronnies. À cela se rajoute que nous devons découvrir ce qu’il se trame avec notre équipage, ainsi que le commanditaire d’Aiguille. Nous ne sommes pas là pour bouleverser à nouveau les pouvoirs dans le Croissant !

La plantureuse brune sembla sur le point de répliquer mais s’abstint. Se contentant d’un simple hochement de tête, elle caressa le tissu qu’elle venait de déposer de la main tout en affichant un air absent. Avec la perte de leurs effets personnels lors du naufrage de la Perle des Bas-Fonds, elle avait perdu les dernières pièces de son travail. Pas l’ensemble, fort heureusement, car Lamia ne se serait jamais risquée à faire naviguer un mois de travail sur la Gargante.

— Nous devons quand même parler à Elban, lâcha finalement Clare dans un éclair de compassion. Nous comprendrons alors ce qui s’est réellement passé par ses propres mots avant qu’il ne nous révèle ce pour quoi nous sommes ici.

La dame de parage acquiesça et Clare se retint de sourire. Elle savait que son amie se retenait de dire un « je l’aurais appris, quelle que soit la… façon ».

— Vous parliez d’une deuxième possibilité, ma dame.

— En effet, acquiesça Clare. Mais elle est loin d’être claire. Elban n’est pas la seule personne que nous devons trouver.

— Mhhh… et qui d’autre devrions nous trouver ?

— Je dirais plutôt traquer, sourit Clare. Et cela va te plaire car il s’agit de notre baron Livresse, lui-même.

Le visage de la dame de parage s’éclaira de ravissement avant de s’assombrir aussitôt.

— Pourquoi cette possibilité ne vous plaît-elle donc pas dans ce cas ?

Sa cicatrisation lui parut plus douloureuse et la pupille ramena ses genoux contre elle pour les entourer de ses bras. Elle ne disait pas tout car les potentialités des derniers évènements donnaient à la situation une envergure qui lui donnait le tournis. Aussi, garda-t-elle sous silence l’hypothèse même que la présence d’Aiguille faisait des meurtres de Ducs et ceux de leur équipage des actions liés entre elles. En effet, l’assassin aux œuvres morbides pouvait tout à fait avoir été engagé par des commanditaires différents. Cependant, cela n’enlevait rien à la probabilité de la deuxième possibilité.

Enfonçant sa tête dans le creux de ses cuisses jointes, Clare soupira.

— Car cela voudrait dire qu’Aiguille était là pour nous.

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