Chapitre 13

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La porte se referma derrière elles. Les laissant dans un hall vétuste. Deux rampes d’escaliers encadraient un couloir face à elles, pour se rejoindre en un balcon au premier étage. Sans même se concerter, elles s’engagèrent dans le couloir aux quelques torches disséminées sur les murs sans régularité apparente. Telles deux spectres en haillons, elles progressèrent dans cette obscurité aux lueurs tremblotantes, durant un moment incroyablement long si l’on s’en référait à ce que présentait le bâtiment de l’extérieur. Ceci dans un profond silence car même la généreuse moquette étouffait jusqu’à leurs pas. Une porte se dessina dans la pénombre et Clare se plut à penser que Livresse avait dû passer un désagréable moment rien que durant cette traversée. Ce grossier personnage qui n’était que vacarme et fracas.

Lamia ouvrit la porte pour se poster immédiatement sur le côté comme une gargouille, tandis que Clare s’avançait au milieu d’une pièce enfumée sans être suffocante.

— Les filles, nul besoin de ces petits jeux avec moi. Je suis heureuse de vous revoir. Un an, huit mois et onze jours depuis la dernière fois.

Elles levèrent la tête pour aviser la forme imposante assise derrière un bureau plus imposant encore. À travers les volutes aux senteurs d’épices se dégagèrent des traits ronds et si lisses qu’il était difficile d’y lire une expression. Habillée en noir de ce que l’on devinait être de la tête aux pieds, d’énormes lunettes cerclées de noir sur le nez, de curieux caches noirs sur les oreilles maintenus par un cerceau ceignant sa chevelure d’un noir bouclé – cette couleur dont usait cette gigantesque femme sur un style détonnant se trouvait être la première chose remarquable avant son obésité.

— Nous sommes heureuses de te voir, Tamp, sourit Lamia en émergeant du dos de Clare. Et sache que ce décompte n’a plus rien de magique car nous avons finalement vu quelqu’un tout aussi capable que toi dans ce domaine.

— J’en serais outrée si je n’excellais pas dans plusieurs, rétorqua calmement la dénommée Tamp. Même si je serais curieuse de savoir qui…

— L’adorable baron… Lormet !

Un sourire finit par étirer les lèvres de leur hôtesse. Alors qu’elle s’emparait du cigare noir fumant dans le cendrier blanc à ses côtés pour le porter à ses lèvres.

— Je comprends mieux, acquiesça-t-elle.

Si les étagères et rangements les entourant semblaient être ordonnés à la perfection dans un ensemble de noir et de blanc, le bureau n’était que désordre indescriptible, et toujours dans ces mêmes nuances. Tamp était quelqu’un de véritablement contrastée.

— À la différence que je suis véritablement ravie de vous revoir et ne m’abaisserais pas à vous demander si vous avez fait bon voyage…

Elle laissa sa phrase en suspens tout en avisant leurs tristes restes de vêtements.

— Justement ! Il s’agit là d’une des raisons de notre venue, acquiesça gravement Lamia.

— Considérez cela comme acquis. Quand est-il des autres ?

— Que te voulais Livresse ? demanda Clare.

Tamp les dévisagea un instant suite à cette intervention avant de soupirer. Elle claqua des doigts et un pan entier de mur s’ouvrit sur leur droite. En jaillit un personnel jusque-là invisible qui entreposa un fauteuil d’excellente qualité devant son bureau ainsi qu’un énorme plateau à boissons sur roulettes. Tout cela ne prit seulement le temps que Clare rejoigne sa chaise. Seuls deux domestiques restèrent dans la pièce tandis que les autres disparaissaient dans le pan qui se refermait déjà.

— Comme à son habitude, notre Lamia voudra rester debout. Je lui ai donc épargné d’avoir à dédaigner mon mobilier.

— C’est une attention touchante, le remercia la brune.

Un léger sourire reparut sur les lèvres de Tamp avant qu’elle ne s’empare du verre tendu par l’un des membres de son personnel.

— Et vous ne prendrez rien non plus… ou me direz que cela dépend de ce que je vous révélerai.

Elles se contentèrent d’attendre qu’elle reprenne la parole, pendues à ses lèvres tout en la dévisageant sans la moindre animosité.

Tamp, alias Tampon, était comme son surnom l’indiquait la femme qui se trouvait entre l’ambition du baron du Lion et la ruine de ses habitants. Une profession aux revenus conséquent, certes, mais qui la confrontait à des situations que Clare et Lamia elles-mêmes ne pouvaient imaginer. D’un autre côté, Tamp était aussi l’un des agents du baron du Serpent. Ou encore l’Échansson, Elban Feulys, qui contrôlait dans l’ensemble la bonne marge des douze.

— Le baron Livresse mène une politique grossière, hasardeuse et dangereuse, se lança-t-elle. Voici une chose que je ne vous apprends pas. Il a aussi pour habitude de faire enfermer ou exécuter purement certains notables de son royaume ou même des royaumes voisins. Dès que cet homme s’investit dans une affaire censée être profitable, il élimine tout simplement la concurrence dans la mesure du possible. Une fâcheuse tendance qu’il nous a fallu limiter pour le bien-être de nos concitoyens. Des gens du commun pour qui, avoir des idées novatrices et fonctionnelles pouvait se révéler mortel.

— Je vois que Livresse est monté de la bêtise à la folie, soupira Clare.

— Fou, non, la contredit Tamp avec placidité. Il représente tout simplement ce qu’il y a de plus vile en un homme. Il est un être de vices vivant pour d’autres vices. Il ne s’agit pas de folie mais de mauvais calculs continus débordant d’un trop plein de médiocrité.

Elle ponctua cette douce critique d’une gorgée de la liqueur que contenait son verre, s’humecta les lèvres et reprit.

— Nous avons été forcés de nous imposer en tant qu’intermédiaires à ses exactions. Nous jugeons si les raisons de notre baron du Lion sont valables, sévères ou proprement injustifiées. Nous limitons ainsi les emprisonnements, annulons quelques exécutions et libérons parfois les innocents.

— Ils ne sont pas tous innocents donc, souligna Clare.

— Pensez-vous ! soupira Tamp. Le baron Livresse traite avec des individus aussi peu recommandables que lui dans la plupart des cas. Ils sont généralement bons pour la potence ou le bûcher dès leurs premiers pas dans l’adolescence. Pour les autres, il est des jours où ce même baron du Lion fait preuve d’une incroyable sagacité. Ses victimes sont piégées tant et si bien que nous ne pouvons absolument rien faire pour elles.

— Pourquoi permettre cela ? roucoula Lamia. Il est l’homme à… emprisonner.

Tamp sourit encore en prenant une nouvelle gorgée.

— Le statut de baron est au-dessus de l’homme, dit-elle simplement.

Les deux femmes échangèrent un regard désabusé avant de se tourner de nouveau vers leur hôtesse.

— Il te dénonçait de nouvelles victimes pour aujourd’hui, conclut Clare.

— C’est exact et le plus terrible dans tout cela est que je ne peux rien faire pour elles. Les ordres de l’Archevêque sont clairs. Le moindre délit ou soupçon avéré est passible des Jeux. Ni plus ni moins. J’ai fait envoyer le mandat sur le champ.

Elle ne baissa pas les yeux alors qu’elle leur révélait cela. Elle ne cherchait guère leur pardon ou leur effroi. Elle était un des instruments du pouvoir en place et elles savaient qu’elle faisait son possible pour en limiter les injustices.

Le Croissant était un endroit dangereux.

— Livresse n’avait pourtant pas l’air content, rappela Lamia.

— Car il voulait leurs exécutions pures et simples, expliqua Tamp. Cependant, les ordres de l’Archevêque sont sans appel. Les Jeux priment sur tous les autres intérêts, ceux du baron du Lion compris. Nous devons envoyer les prisonniers dans cette boucherie et il n’y a que Livresse pour vouloir concurrencer les offrandes du Rat.

Clare acquiesça pour elle-même. Le royaume du Rat était connu dans le Croissant pour être le plus grand repaire de criminels dans tous Soreth. Il restait aussi le plus grand fournisseur des Jeux. Se débarrassant de la petite délinquance, des plus gênants ou des gens de bien.

— Envoyer les gens aux Jeux revient à les… exécuter, intervint Lamia. C’est du pareil au même.

— Il arrive que certains s’en sortent.

— Sur les centaines qu’ils sont, c’est… ridicule.

— Et cette année, ils seront des milliers.

Lamia parut sur le point d’ajouter quelque chose mais ne trouva visiblement rien à dire et Clare ne trouva même pas la force de s’en amuser.

— Des milliers…, répéta-t-elle dans un souffle.

Clare n’aimait pas les Jeux. Elle n’y avait jamais assisté pour ainsi dire, contrairement à Lamia. Elle s’était toujours bien moquée de ce qu’il pouvait s’y passer et était loin d’être sensible. Cependant, ce que venait de leur révéler Tamp était tout bonnement démentiel.

— Vous vous demandez certainement quelle peut être la raison d’une telle célébration ? continua cette dernière.

— Je me demande surtout ce que peut bien faire Elban à propos de tout ça, cingla Clare. Il est connu de tous que les précédents jeux comportaient un nombre important d’innocents et ceci sur des centaines ! Je n’imagine pas ce qu’il en est aujourd’hui.

— Le maître a d’autres soucis en ce moment, chose que je vous laisserai découvrir par vous-mêmes.

Clare allait répliquer mais quelque chose chez Tamp la fit s’abstenir alors qu’elle soutenait son regard de loup comme bien peu en étaient capables. L’espace d’un instant, inquiétude et angoisse se marquèrent sur le visage du Tampon et elle sut instinctivement qu’elle ne donnerait pas d’informations sur ce sujet-là.

Elle allait changer d’approche mais Lamia la devança.

— Tu allais nous révéler la raison de cette… célébration…

Il y avait une certaine touche de délice dans sa voix mais Clare la connaissait trop bien pour s’en agacer. Même si la dimension que prenaient ces festivités l’horrifiait. Tamp fit tourner son verre entre ces doigts avant de répondre, faisant ainsi jouer l’ambre du liquide à la lueur des multiples chandelles.

— La raison est aussi simple qu’incroyable. L’Archevêque domine, à présent.

Encore une fois, la surprise était grande et aussi bien Clare que Lamia affichèrent des mines interdites. En règle générale, les barons des douze étaient aussi soudés qu’individualistes. Les spécificités propres à chacun en faisaient des éléments indispensables au bon fonctionnement du Croissant. Cependant, certains parmi eux cherchaient continuellement à prendre la tête de cette Équilibre propre aux Moyens Royaumes. Des barons comme l’Archevêque, maître de l’Ours, ou encore Livresse du Lion dans une moindre mesure. Dans les faits, le candidat le plus sérieux face à l’Ours était le baron du Serpent, le jeune Elban Feulys. Celui que l’on surnommait l’Échanson.

— Elban a perdu…, souffla Lamia encore sous le choc. Je n’arrive pas à y croire.

— Moi non plus, grinça Clare. Si un royaume avait le potentiel pour s’imposer chez les douze, il s’agissait du Serpent sous la coupelle d’Elban. L’Archevêque n’avait pour lui que sa richesse et ses apôtres. Qu’est-il arrivé ?

Tamp soupira de nouveau.

— À mon sens, un simple pacte avec le diable lui-même. Quoi qu’il en soit, nous avons maintenant comme premier baron du Croissant un être qui ne jure que par les Jeux et qui leur prête même un pouvoir divin.

La pupille leva les yeux au ciel.

— Merveilleux.

— Ces Jeux-là sont donc une ode sanglante à sa victoire ainsi que l’affront ultime à l’attention d’Elban qui s’était toujours opposé à ces massacres publics, acquiesça Lamia. Aucun doute, cela a son… sens. J’imagine que les moyens mis en place sont… conséquents.

— Au-delà de tout ce que tu peux imaginer, dame Lamia.

— Bien, bien.

Alors que la pupille lui adressait un regard en coin, la dame de parage se servit une liqueur à son tour devant l’expression indéchiffrable de leur hôtesse. Tamp n’était pas la seule personne à être contrastée.

Le changement dans les Baronnies ne s’en était pas seulement tenu aux Hauts Royaumes. Et bien que ces nouvelles soient terribles, juste le fait d’en être informées suffisait. La Main allait apprécier.

La Clare reprit la parole.

— Tamp, nous devons voir Elban. Où peut-on le trouver ?

— Au domaine de l’Ours, les filles. Au plus près de la cinquième Tortue Peut-être réussirez-vous à le sauver du mal qui le ronge ?

— Quel mal ? s’étonna Lamia. Et que fait-il là-bas ?

— L’amour, répondit Tamp avec une soudaine tristesse. Il est là-bas car son cœur y est. L’Archevêque lui a pris bien plus que la victoire.

Les deux femmes échangèrent un regard incrédule. Elles n’y comprenaient rien. Et rien que le fait de savoir qu’un être comme Elban Feulys était tombé avait déjà quelque chose d’irréaliste. Clare imaginait mal un adversaire à sa hauteur dans le Croissant. Sans même parler des autres barons.

Elle secoua la tête. Lamia et elle avaient d’autres chats à fouetter. Une chose que Tamp sembla sentir car elle proposa aussitôt.

— Peut-être vous fallait-il quelque chose de plus avant de partir pour l’Ours ? Je vous suggérerais en premier lieu une bonne nuit de sommeil… Et oui, Lamia, ne me regardes pas comme ça, vos comptes sont pleins même si vous n’en aurez pas besoin pour vous trouver de nouveaux habits. Ce sera un plaisir pour moi de me charger de ces frais et mon couturier personnel est déjà en route. Il doit avoir hâte de vous rencontrer en personne.

— Tu es un… ange, Tamp, susurra la dame de parage en se fendant d’un sourire. Nous aurons aussi besoin d’une équipe compétente pour camoufler ces… atrocités.

— Cela va de soi… Nous prendrons mon carrosse personnel pour rejoindre l’Ours. J’ai l’horreur obligée d’assister à ces jeux.

— Tamp, intervint Clare. Nous aurons aussi besoin d’informations.

Le verre suspendu à ses lèvres, la comptable s’immobilisa. Reposant ce même verre, elle enleva ses lunettes pour les essuyer avec un mouchoir qu’elle extirpa du désordre de son bureau.

— Je crois ne pas me tromper en pensant qu’il y a un lien direct avec votre accoutrement présent. Ai-je besoin de tout savoir ?

— Absolument pas, affirma Clare alors que l’aura assassine de Lamia reparaissait. En vérité, aurais-tu quelques quartiers de beuverie mal famés à nous conseiller ?

Remettant les lunettes sur son nez dans un premier temps, dans un second elle obtempéra.

— Aux Nobles et Chastes, le quartier des filles. Dans cette lie qui compose ce royaume, cet endroit s’en démarque.

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