Chapitre 12

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Le grondement emplit le corridor. Un bruit sourd qui s’était rapproché en un rien de temps. Elles avaient entendu le fracas de la déferlante sur la falaise et littéralement senti l’eau s’engouffrer dans cette déchirure naturelle dans laquelle elles s’étaient réfugiées. Juste avant que cette même déferlante ne vienne s’écraser sur les gigantesques murs de pierre placés en biais – ceux-la même qui ne formaient qu’un nouveau labyrinthe – pour suivre le chemin qu’ils traçaient.

Lamia grimaça et Clare la comprenait sans mal. Ce dispositif n’était en fait là que pour contrôler les arrivées et départs des bateaux. C’était la première fois qu’elles se rendaient compte de son existence. Bien sûr, c’était après que ce dernier leur ait fait une fausse joie alors qu’elles s’attendaient à traverser une porte de pierre bloquant les abominations qui les poursuivaient.

— Vous n’êtes… vous n’avez pas pu passer par là vous aussi, par les Architectes !

La grimace de Lamia se transforma en une effrayante expression exaspérée. Le contrôleur des quais se figea.

— Justement, c’est le « vous aussi » qui nous… intéresse !

Le contrôleur sembla se ratatiner sur place.

— Je vous l’ai déjà dit ! Ils ont… Ils ont surgi des profondeurs comme s’ils avaient l’enfer aux trousses ! Et comme enfer, je ne crois pas qu’il y ait pire ! L’un d’eux m’a même mis son couteau sous la gorge, je vous en donne ma parole. Il allait me tuer !

— Mais il ne l’a pas fait, plaça la dame de parage.

— Les Architectes en soient loués, non ! L’un d’entre eux lui a crié qu’il n’avait pas le temps pour ça. Je le remercie d’ailleurs. Je suis heureux de vivre un peu plus longtemps.

Clare détailla le contrôleur maigrichon et élancé vouté au-dessus d’un carnet qu’il tenait contre son torse entre ses bras croisés. Ses cheveux encadraient son visage émacié en un rideau poisseux de sueur. Ses yeux caves rendaient difficilement sa peur et sa surprise, plus adaptés à une impassibilité coutumière face aux marins protestant contre les taxes.

— Il vous a mis son couteau sous la gorge, dit-elle, sceptique. Juste comme ça ? Avez-vous été menaçant à leur encontre ?

Le contrôleur écarquilla les yeux.

— Pourquoi aurais-je été menaçant à leur encontre ? J’étais stupéfait de les voir monter d’en bas comme ça après les sirènes ! Il n’y a que des monstres là-dessous ! Des horreurs qui n’ont leur place qu’ici, en enfer et dans les jeux ! Non j’étais sous le choc, incapable de réaliser ce que j’avais sous les yeux, et encore moins de menacer qui que ce soit.

— Donc il s’est juste précipité sur vous après avoir émergé de l’échelle…, soupira Clare qui fronçait les sourcils.

— Exactement, acquiesça-t-il. Juste après que je leur ai demandé de s’acquitter de la taxe.

Les deux femmes échangèrent un regard qui en disait long avant que la pupille ne lève les yeux au ciel. Un ciel qui se réduisait à une fracture étoilée à bien une centaine de mètres plus haut. Sur des dizaines d’étages étaient « rangés » des bateaux qui par d’impressionnants mécanismes seraient déposés dans le labyrinthe du corridor lors de leurs départs. Un spectacle impressionnant, bien que ce ne soit pas le plus gigantesque des ports du Croissant.

— Évidemment, en dépit de votre « état de choc », vous n’avez pas manqué de leur demander des sous, souligna Lamia sans sourire.

Le contrôleur se constitua la mine qu’il se devait d’arborer à l’habitude. Un mélange d’impassibilité et de dédain, le tout marinant dans l’attitude de quelqu’un se sentant dans son bon droit.

— Quand bien même ! s’exclama-t-il. Ce n’est pas une raison pour égorger un autre homme !

— En effet, ça ne l’est pas, soupira Clare.

Elles échangèrent un nouveau regard. Ayant du mal à croire ce qu’elles entendaient. Certes, les membres d’équipage survivants avaient traversé des épreuves difficiles. Tout d’abord, être massacré sur la Perle des Bas-Fonds par un assassin aux terrifiantes aiguilles, puis par des monstres en tentant de traverser la Gargante à pieds. Cependant, leurs réactions à la sortie de cette dernière épreuve n’étaient pas franchement communes. Bien que la situation en elle-même ne le soit absolument pas non plus.

L’homme face à elles se racla la gorge pour attirer leur attention.

— Justement, en parlant de ça…, commença-t-il.

Lamia leva un doigt et il se tut.

— Si jamais tu oses nous parler ne serait-ce que de misérables pièces de cuivre, je te promets d’humiliantes… souffrances. À tel point que tu en reverras ton point de vue sur l’égorgement.

Suite à cette menace bien sentie, une main sur la hanche, de l’autre elle avisa Clare et elle-même dans une noble nonchalance étudiée.

— Nous aurons besoin de la moindre… piécette pour nous redonner un semblant de forme humaine.

Les lèvres de Clare frémirent alors qu’avec le rappel de leur triste apparence, elle prenait aussi conscience des douleurs que la Gargante lui avait occasionnées. Son long manteau avait été proprement déchiré à plusieurs endroits et il lui manquait la partie inférieure. Sa glissade avait mis sa jambe gauche ensanglantée en valeur, le tissu de son pantalon n’ayant pas supporté l’épreuve. Pour finir, il lui manquait une botte et elle aurait été bien incapable de dire à quel moment elle l’avait perdue.

Quant à Lamia, il aurait été indulgent de dire qu’elle portait une minijupe tant on pouvait désormais entrevoir sa culotte de dentelle qu’elle affichait sans la moindre pudeur. Ses longues jambes arboraient les meurtrissures de leur course folle et ses genoux étaient à vifs.

— Voyons, ma dame, vous êtes bien trop dure avec vous-même, tenta le contrôleur tout mielleux.

Le regard de la dame de parage s’étrécit.

— Je le serai infiniment plus avec toi si tu continues d’insister. Y’avait-il un boiteux parmi eux ?

L’homme mit un instant à répondre. Visiblement tiraillé par le besoin de faire valoir ses taxes. Cependant, après une œillade en direction de leurs vêtements puis vers le précipice, il capitula.

— Celui-là même à qui je suis redevable d’être encore en vie, ma dame.

L’apparente propreté des rues ne cachait aucunement l’odeur nauséabonde émanant de la ville. Tel était toujours le cas avec le domaine du Lion. À l’image de son baron, ainsi que de son administration, on se contentait de repousser la saleté dans des endroits moins visibles. Des endroits qui n’échappaient cependant pas à tous les sens.

Ici, le passage à l’embouchure d’une ruelle soulevait le cœur et là, la proximité d’un égout coupait littéralement le souffle. Dans la nuit, les maisons si particulières à ce royaume s’élevaient en une chaîne comparable à celle des Monts Sciés, bordant agressivement les tortueuses rues aux pavés détrempés. En effet, toujours à l’image de leur baron, les habitants du Lion affichaient une très nette tendance à se lancer dans des projets dont ils n’avaient malheureusement pas les moyens. À force d’incompétence de la part des ouvriers et du manque d’argent de leurs employeurs avait donc fini par apparaître une architecture abstraite qui n’avait jamais véritablement percé dans les Contrées. De manoirs biscornus aux fondations bâclées se succédaient des maisons mitoyennes, aux trop nombreux étages, qui n’avaient pour support que leurs homologues ainsi que des tours aux courbures évidentes. Le tout observait un aspect dentelé qui ressemblait à s’y méprendre à la frontière naturelle entre les Contrées Marchandes et Chantantes. Brouillon, agressif et inquiétant, le royaume du Lion était à l’image même de sa politique. La majesté du symbole n’était qu’apparence dans les faits. Si un royaume surpassait Irile dans le port de masques sans user d’un centième de sa finesse, il s’agissait bien du fief du baron Livresse. Un roi autoproclamé qui encourageait les entreprises désastreuses et les investissements hasardeux. Un chef affligé d’un terrible retard mental entièrement dû à son obsession du pouvoir et des paillettes.

Et lorsqu’un monarque faisait preuve d’une telle incapacité à gérer son royaume, il lui fallait un tampon efficace entre son incompétence et la ruine de tous ses sujets.

Clare fulminait intérieurement. S’il y avait bien un royaume qu’elle abhorrait tout particulièrement, il s’agissait de celui du Lion. Les raisons étaient multiples, l’odeur, les rues semblables à d’hideux goulets aux bordures infranchissables, la crasse de ses habitants camouflée par des parfums encore plus écœurants. Cet endroit lui avait toujours donné l’impression d’une carcasse en perpétuelle décomposition.

Lamia la devançait de quelques mètres, la culotte toujours visible sous l’œil lubrique des quelques passants, et devait ruminer de la même manière que Clare car elle n’eut aucune réaction lorsque que les sabots furieux retentirent.

— Mais qu’est-ce que…, commença par protester la dame de parage tandis que la pupille la tirait vivement par le bras pour la mettre hors de la trajectoire du cavalier.

Un cavalier qui n’avait à aucun moment fait mine de ralentir. Allant jusqu’à même cravacher avec plus de vigueur son étalon gris alors qu’il les dépassait avec un…

— Hors de mon chemin, vilaines !

Bien qu’il soit revêtu d’un long pardessus à capuche censé camoufler sa taille et son visage, sa voix, tel un coup de tonnerre, était reconnaissable entre toutes. Et c’est avec des mines meurtrières qu’elles le regardèrent s’éloigner pour le plus grand malheur des passants qui devaient plonger sur le côté pour l’éviter.

— Livresse…

Curieux mélange entre le feulement et le grondement, Lamia avait dans la voix une touche assassine perlant de ses lèvres alors qu’elle ajoutait.

— Je le jetterai dans la Gargante un de ces… jours.

Clare acquiesça alors que le bruit des sabots furieux diminuait en intensité. Se disant malgré tout, en dépit de ses pensées meurtrières, qu’elles devaient tout de même paraître bien pitoyables. Et curieusement, cela ne la dérangeait pas plus que ça. Bien au contraire, elle se sentait incroyablement vivante. Depuis combien de temps cela ne lui était-il pas arrivé ? De plus, cela l’amusait de penser que ce piètre état n’était en réalité qu’un meilleur déguisement encore. Une demi-heure plus tard, elles atteignaient leur point de chute. Une maison austère au style aussi approximatif qu’il était d’usage chez le Lion, et qui se fondait dans son environnement.

Les deux femmes s’immobilisèrent sans tenter d’entrer, alors que se tenait devant la porte un étalon gris. L’aura assassine de Lamia refit surface. D’un signe de tête, Clare indiqua un renfoncement désert et obscur le long de l’allée opposée. Elles s’y dissimulèrent et n’eurent pas longtemps à attendre avant d’entendre la voix tonitruante du baron Livresse.

— … ce à quoi j’en suis réduit à débusquer moi-même les scélérats ! Si ce n’est pas triste, à la fin !

La porte s’ouvrit avec fracas, menaçant de voler en éclat, alors qu’apparaissait un pied monstrueux. La voix de stentor de son propriétaire emplit la ruelle tandis que ce dernier émergeait à son tour.

— Cette maudite ville n’est point pour les gens de bien, je vous le dis ! Et je suis accablé d’en être son baron ! continuait-il sans faire attention aux passants qui, l’apercevant, faisaient brusquement demi-tour.

Non qu’ils soient effrayés par lui à proprement parler, mais plutôt par ce qu’il était capable de leur proposer. De ses entreprises connues comme désastreuses et qui avaient par maintes fois démontré qu’elles nuisaient plus qu’elles n’aidaient. Livresse du Lion était un tempérament fort, acharné et obsessionnel. Il n’aimait pas, il enviait ; il ne détestait pas, il haïssait ; si un obstacle se mettait sur sa route, il mettait tout en son pouvoir pour le terrasser. Ce dernier point avec une subtilité inexistante mais dont il était persuadé d’œuvrer. D’une envergure semblable à celle d’un ours, il dominait son monde de plusieurs têtes et de quelques largeurs. Des proportions qui contrastaient terriblement avec le maquillage outrancier dont il se fardait. Sans oublier une perruque grise à bigoudis qui tranchait avec son mono sourcil d’un noir profond.

— Cette corruption qui la ronge ne peut que décourager la moindre personne de conscience à faire part des injustices ! clama-t-il théâtralement avant de grimper sur son cheval gris.

Ses énormes bottes noires, dépassant de son ample manteau, allèrent se ficher dans le bassin du hongre qui hennit avant de partir au galop avec toujours autant de fracas. Faisant ainsi de son cavalier une silhouette à la capuche pointue et aux contours aussi informes que volumineux.

— Et dire qu’il comptait passer pour incognito en venant ici, cracha Lamia avec dédain alors qu’elles surgissaient de l’obscurité. Rien ne peut camoufler le corps de cet… animal. Et encore moins ces affreuses manières.

Clare acquiesça, bien que son attention ne soit plus focalisée par le trouble-fête mais plutôt par la porte de laquelle il était sorti. De plus, il n’était pas vraiment utile de se demander pour quelles raisons ce grossier personnage était venu en ce lieu. Lorsque l’on gérait un royaume de cette manière, il fallait un tampon efficace. Et c’était justement le surnom du propriétaire de cette maison.

Le Tampon.

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