Chapitre 1

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— Dîtes-vous bien que quoi qu’ils nous disent, on a une nouvelle Guerre de la Chair sur les bras ! Et dire que le massacre d’une caravane est une preuve de tout ça, c’est juste le plus incroyable des euphémismes !

Berty Biggle ponctua sa diatribe en vidant sa pipe dans la coupelle de la bougie trônant au milieu de la petite table. Il entreprit aussitôt de la curer à l’aide d’une minuscule cuillère en métal. Bien que ses propos soient alarmistes et annonciateur de l’une de ses fameuses et funestes emmerdes, il affichait un air confiant. Le regard de l’ancien soldat était celui d’un vieil homme suspicieux à qui on ne la faisait pas et il hochait de la tête en continu à l’attention de ses interlocuteurs.

— Si tu vas croire aux dires d’un nabarois, c’est que tu as la mémoire bien courte ! rétorqua Garand Brénu.

Se faisant, il se réinstalla sur sa chaise dont le bois craqua alors qu’il poussait un petit grognement sous l’effort. Posant de nouveau ses coudes sur le plat de la table, il entoura de ses mains le chocolat chaud qui lui faisait face. À ses côtés, Louis Lipit faisait de même avec sa pinte de bière, bien que son regard à lui soit plus inquiet que celui de son compagnon.

— Dans tous les cas, grogna-t-il. On se rapproche à grands pas de la funeste emmerde…

Ancien soldat également, il était loin d’afficher l’air confiant de Berty ou encore serein de Garand. L’éternelle lueur malicieuse habitant ses yeux était ternie par une angoisse sous-jacente et les ombres accentuaient les rides sur son visage.

Devinant son malaise, Grand Brénu posa une main réconfortante sur son épaule.

— Les Baronnies n’ont jamais été dignes de confiance, déclara-t-il avant de se tourner vers Berty. Et tu le sais très bien !

Ce dernier leva les mains, ainsi que la pipe qu’il tenait toujours du bout des doigts, comme pour freiner son ami.

— J’ai dit que nous avions une nouvelle Guerre de la Chair sur les bras ! se défendit-il sans se départir de son expression suspicieuse. Pas que les Rolfs n’avaient pas de bonnes raisons de la déclarer !

Autour d’eux, les conversations se turent et laissèrent place à un silence embarrassant. Beth Brogan, à quelques tables de là, cessa de débarrasser pour se tourner vers les trois compères, les mains sur les hanches. La jeune femme travaillant au Repenti depuis plus de deux ans n’était que rondeurs et gentillesse. Elle incarnait une joie de vivre qui faisait de cet établissement un endroit chaleureux. Cependant, en ce moment même, elle dardait sur les vieillards une œillade furibonde, accompagnée de dizaines de regards gênés ou simplement angoissés.

— Ça va comme tu veux, Beth… ? sourit Berty Biggles en la saluant de sa pipe avant d’hésiter. Pourrais… Il toussota… Pourrais-tu porter son infusion à un vieil homme ?

La jeune femme ronde le dévisagea encore un instant avant de reprendre son plateau.

— Ah… les femmes…, prit bien soin de murmurer l’ancien chevalier.

Garand Brénu laissa aller son regard sur les clients qui se détournaient d’eux par grappes. Revenant à ses camarades, il soupira :

— Par les Architectes, la Guerre de la Chair elle-même n’avait pas jeté une ambiance pareille dans le bar de Marvin !

— C’est parce qu’ils ne savaient à quoi nous aurions à faire, grommela Louis Lipit avant de lever sa bière vide à l’attention de l’homme affalé sur son bar. S’il te plaît, Marvin.

Ce dernier releva vers lui un regard vide et cerné. Se redressant, il acquiesça avec lenteur et se dirigea vers l’un des fûts entreposés dans son dos.

— Il n’est pas dans son assiette, le Marvin…, souffla Berty alors que le gros homme remplissait une nouvelle chope sans le moindre enthousiasme.

Garand secoua la tête d’un air navré.

— Faut dire que sa charge de travail est plus la même depuis que notre prince est parti.

— Je n’arrive pas à croire ce que je suis sur le point de dire, grommela Louis Lipit. Mais il me manque, ce démon !

Ses deux compères acquiescèrent de concert tout en observant Marvin poser la chope remplie, puis ses mains sur le bar l’air complètement abattu. Plongé dans son affliction, il semblait les avoir oubliés.

— Il doit certainement être en train de créer de nouveaux enfers ici et là, soupira Garand en serrant plus fort son bol sans parvenir à se débarrasser du froid qui s’était soudainement répandu dans ses doigts.

— Ainsi que collecter de nouveau sujets, renchérit Berty. Assujettir, il sait s’y prendre, pas de doute…

Il avait conclu tout en laissant son regard se balader sur la clientèle inhabituellement morose du Repenti avant qu’une étincelle ne s’allume dans son regard, ainsi qu’une certaine frayeur.

— En y réfléchissant, c’est qu’il aurait raison le Louis, ajouta-t-il alors que ses deux camarades levaient la tête. Les gens d’ici ne savaient pas à quoi s’attendre à l’annonce de la Guerre de la Chair et même pendant son déroulement quand on y pense. L’horreur de la situation s’est révélée avec les morts et les disparus. Les veuves, veufs et orphelins ou même lorsque Grimjow et ses sbires ont commencé à manger les gens… Mais je me souviens d’une époque où nous avons connu quelque chose de similaire. Peut-être même pire que ça…

— Qu’est-ce qui peut être p… ? commença Garand avant de s’interrompre.

Les yeux du vieil homme s’écarquillèrent alors qu’il serrait sa tasse un peu plus fort. Une réaction qui détonnait chez ce paysan qui avait pour habitude d’avoir plus de sang-froid que ses deux amis soldats.

— La Terreur, révéla Louis Lipit.

Il se renfrogna encore. Lui d'habitude si malicieux, il paraissait être une autre personne, désormais.

— On étaient enfants tous les trois, poursuivit Berty, l’air sombre. Je me souviens encore de notre chevalerie sur le départ, c’était… Il hésita, les yeux dans le vide alors qu’il revivait l’instant… incroyable ! Un déploiement de force comme on en avait jamais vu !

Il dévisagea tour à tour ses compagnons qui acquiesçaient sans rien dire. Le regard dans le vague, ils revoyaient l’évènement de la même manière que lui.

— Le secret avait été bien gardé, si bien gardé… Il secoua la tête en baissant les yeux sur son verre vide… Puis la vérité a éclaté. Des Scies ! Les dévoreurs de destins. Ces ogres géants de contes pour enfants avec lesquels on nous effrayait. Voilà ce qu’allaient affronter nos chevaliers et ils n’étaient pas tous seuls ! Les autres royaumes : Irile, les Baronnies et même Jade ainsi que les guerriers d’Arthank ! Tous s’étaient ligués face à cette menace formidable dont nous ignorions l’existence réelle.

Il s’interrompit, le souffle court et se pressa la main à l’endroit du cœur. Autour d’eux, il n’y avait plus un bruit. La clientèle était suspendue à ses lèvres et les visages pâles étaient tournés vers la table des trois vieillards. Même Beth Brogan était du nombre. Loin de se mettre en colère, elle était tout autant dans l’attente que ses habitués et restait figée au milieu de la salle.

— On les a vus aussi revenir, dit sombrement Louis.

— Le peu qu’ils étaient…, souffla Garand. Décimés, massacrés… Des milliers d’hommes et de femmes !

— De par tous les royaumes, confirma Berty. Face à une poignée de ces monstres, une dizaine, tout au plus ! Et…

— Ta bière, Louis et ton infusion, Berty, les coupa Marvin en posant les boissons aux milieux des camarades.

De près, il semblait plus dépressif encore. Il avait perdu du poids et les traits sur son visage étaient tirés. Il avait tout l’air d’une personne en deuil. Cependant, un léger sourire se dessina sur son visage.

— J’ai raconté cette histoire à Cormack lorsqu’Ezéquiel et lui venaient réclamer des chocolats chauds, enfants, déclara-t-il. Évidemment, j’avais un peu exagéré tout ça. Si j’avais su…

Son sourire s’étira et quelques rires nerveux retentirent dans l’estaminet.

— Il a dû en faire des cauchemars sur des semaines, ricana quelqu’un.

— Peut-être même des mois ! renchérit Louis Lipit dont l’air malicieux avait enfin refait surface.

Alors que l’ambiance s’allégeait et que les visages se teintaient d’amusement, Marvin Gils acquiesça, laissant enfin transparaître de sa bonhomie habituelle.

— Ces deux-là sont capables de tout ! lâcha Beth qui avait troqué son air inquiet contre une moue faussement désabusée. Je me souviens de cette rumeur sur un journal perdu et tous les hommes de Palem à leur service pour des durées plus ou moins longues. Mon père les laissait même venir se servir dans son verger gratuitement.

L’éclat de rire fut général, bien qu’une grande partie soient on ne peut plus forcés.

— La GRANDE Brenna ! hoqueta Garand dans une de ses rares crises d’hilarité. Fort heureusement, j’étais trop vieux ! Ce qui n’était pas le cas de mon aîné ! Le pauvre bougre avait dû les autoriser à monter les chevaux de trait pendant la laboure…

— Ils m’ont littéralement mangé tous mes bénéfices pendant des mois, lâcha un client à deux tables d’eux.

Celui-ci avait dans la voix une certaine rancœur en dépit de l’atmosphère détendue.

— Grâce à cela, ta femme t’a gardé, Joubert ! rétorqua Marvin en s’attirant d’autres rires avant d’ajouter en soupirant. Ils me manquent…

Le silence revint à ces derniers mots alors que les clients hochaient de la tête. Certains d’entre eux affichaient même clairement leur surprise à pareille pensée. C’est alors que Beth Brogan s’avança. Ramassant quelques verres avec son adresse habituelle, elle déclara avec un sourire en coin.

— Comme je le disais, ces deux-là sont capables de tout ! Les savoir dans les Contrées Marchandes pour nous représenter me rassure… Pas vous ?

Il eut un moment où tous observèrent un air interdit avant que ne reviennent les sourires, puis les hochements de tête. Parmi eux, Berty, Garand et Louis qui échangèrent des regards entendus avant que Marvin ne s’exclame dans un concert de vivats :

— Bien dit, Beth ! Cela mérite une tournée générale !

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