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Rien n'a plus de sens. Moins encore que dans les épisodes précédents. Des collines arc-en-ciel se fondent dans des nuages barbapapesques, sous une voûte bigarrée d'où pleuvent des confettis.

Milo, écrasé de fatigue, s'accorde enfin le droit de pleurer. Car maintenant, il sait : il a perdu la raison, du moins ce qu'il lui en restait. Il se voit emmailloté dans une camisole, ligoté de cathéters, asservi aux psychotropes ; enfermé dans un asile d'où, servile et égaré dans le dédale de ses propres pensées, il ne songe à s'échapper.

Milooo ! Mon petiiiit ! Je ne te demande pas comment tu vas, parce que je le sais. Alooors, on n'apprécie pas sa petite histoire sans fin, heeein ? Tu m'en vois dé-so-lé !

Milo cherche l'origine de cette voix presque familière, mais ses pupilles ne rencontrent que l'agressivité charcutante de ce monde sursaturé.

— Sans fin ? Dans le sens où... elle finira jamais ?

J'en ai bien peeeur !

Milo se bouche les oreilles pour atténuer – sans succès – la cacophonie colorée.

— Ça veut dire que je suis... immortel ?

Ooooh, non, non, non ! Je ne t'ai juste pas encore trouvé de fin.

La confusion de Milo atteint des sommets à pousser un peu la Lune sur le côté.

— Euh... Et vous êtes... obligé ?

Bien sûûûr ! Ce ne serait pas vraaaiment une histoire sinon, n'est-ce pas ?

— Euh... Peut-être que je peux vous aider à en trouver une ?

Des suggestions ! Je suis toooute ouïe !

Le nouveau membre du nébuleux Bouncy Banana Beach club esquisse un demi-sourire fatigué.

— Pourquoi pas « Il vécut heureux jusqu'à la fin des temps » ?

Non, non, non, allons, allooons. Tu n'as pas de fin du tout, et tu veux la meilleeeure ? Ça ne va pas. Ça. Ne. Va. Paaas.

Milo baisse les yeux et, aveuglé de polychromie, les ferme aussitôt.

Elle se mériiite ! Regarde un peu les maaaîtres ! Blanche-Neige, tu connais B. White, non ? Avant d'obtenir sa fin paaarfaite, elle s'est fait violer par un nécrophile, pauvre bichette.

Milo déglutit, laissant filer un bâillement anémié. Ses yeux mi-clos se posent alors sur une silhouette orange et bleue.

La Belle au Bois Dormant ? Mise enceinte par un somnophile et unie à une famille d'ogres. Le Vilain Petit Canard ? Tout est dans le nom. Le Chaperon ? Dévorée et digérée. Sangoku ? Mort, mort, et re-mort. As-tu traversé des épreuves similaires ?

— … Non.

Alors tu ne mérites pas encore de fin heureeeuse !

— Et une fin normale ? « Il vécut plutôt pas mal. Rien de spécial ». Ça irait ?

Aleeerte à l'ennuiiiiii ! Je ne t'ai pas sauvé pour rooonfler ! Je veux de la stimulation ! De l'effervescence ! De la frénésie ! Du fun, quoi !

— Sauvé ? Vous m'avez pas... kidnappé ?

L'adolescent bariolé irradie de plus belle, et orangit de dépit.

Comment ?! La brièveté de ta mémoire me peine au plus haaaut point ! J'ai changé le dernier jour d'une bieeen triste vie en aventure trépidante vers l'iiinconnu !

— Le dernier jour ?

Milo fouille ses souvenirs assaillis par le rayonnement ambiant (potentiellement radioactif).

— Oh non... Le pickpocket... Il m'aurait tué ?

Le fluorescent secoue la tête. Un rire pigmenté lui échappe, et ses spirales azurées s'entortillent autour de ses bandes safranées.

Tu es siii petit. Et tu penses si petit ! Admire, petit homme, voici ta maison juuuste après ton départ.

Une nouvelle porte apparaît – à moins qu'elle n'ait été dissimulée – que la créature ouvre dans un nuage théâtral de poussière pastel ; un noir de nuit attire sans mal le regard fatigué du Terrien kidnappé ou sauvé.

Un carnet jaillit d'une rayure abricot ; un stylo d'une cyan.

« Le héros n'y avait pas assisté, mais quand il revint... Eh bien, disons qu'il ne revint jamais. »

Milo plisse les yeux vers l'abîme que la lumière peine à percer. Enfin, une forme qu'il reconnaît.

— C'est la Terre ! C'est moi ou elle tourne pas rond ?

Un court soupir teinté lui répond.

Ça, ce n'est pas la tienne. La Teeerre, c'est le petit bout de charbon sur le côté.

Milo fronce les sourcils, en quête d'un point noir sur fond noir. Où se trouve le Soleil, d'ailleurs ?

— Oh. OH ! Oh...

Et il pleure à faire chialer une madeleine, titube et tombe sur le sol peinturluré, prends ses jambes dans ses bras pour les bercer.

L'Architexte n'ose le déranger, d'autant qu'il tient à respecter le déroulement du chapitre dix.

Un gémissement chagrin s'échappe des cavités nasales et buccales du dernier Terrien.

— Alors... Tous ceux que je connais sont morts...?

Oh nooon, bien sûr que non ! Tous ceux qui importent sont encore en vie.

Un sourire se dessine sur le visage du dernier Terrien, assorti d'un « Oh ? » aussi rond que son espoir est grand.

Spara, Louboutou, Moustache (comment il s'appelle, déjà ?), …

Le dernier Terrien se remet à sangloter.

— Tous mes amis sont morts... Tout le monde sur Terre est mort...

C'est le système solaire entier qui a souffert, mais cooomme d'habituuude, ton espèce est très terro-centrée !

Seul un hoquet larmoyant et morveux lui répond.

Bon. Teeechniquement, il reste un autre spécimen, mais pas vraiment sur Terre – en même temps, pour quoi faire ?

L'avant-dernier Terrien s'illumine, reflétant les reflets réfléchissants de son environnement chatoyant.

L'Architexte orange et bleu manipule l'intérieur de la porte et le déplace sur une astronaute solitaire, errant sans air hors de toute atmosphère.

Elle s'est auto-confinée. Sage décision.

Une astronaute si éprise de l'espace

Qu'elle s'y envole sans retour.

Piégés dans son casque,

Sans nulle échappatoire,

Ses derniers mots percutent le plexiglass

Ad infinitum :

« Je reviendrai jamais, bande de naaaazes ! »

— …, articule laborieusement notre héros.

Ce n'est pas son histoire, évidemment. On s'ennuierait teeerriblement, sinon !

Le bicolore se lève et se frappe les cuisses en un maelström polychrome.

Aaah ! Qu'est-ce qu'on s'amuse ! Beeeaucoup plus qu'avec mon aaaffreux frangin, non ?

— Votre frère ?

L'Architexte secoue la tête. Des volutes de paillettes serpentent le sillage crânien en élégantes arabesques versicolores.

Queeel fifils à sa maman !

Il soupire une vapeur moirée.

On se taaape sur les nerfs, en vérité. Il dit avoir besoin d'espace ; loooin de moi, de préférence. Réciproque, frérot.

Avant de s'étendre en contemplations mélancoliques, il pose une torsade bigarade sur la tempe du dernier-dernier-Solarien-(de-sa-réalité-du-moins), et pince...

Je récupère juuuste ça.

Milo se recroqueville, mais le Bleu Orangé ou l'Orange Bleuté extrait dextrement un long filament blanc qui fait frissonner le susdit Milo.

Et qu'eeest-ce que tu comptais faire, petit fripon ?

L'humain s'apprête à répliquer, mais réalise à temps que c'est au parasite que l'étranger s'adresse.

C'est mon histoire ! La mieeenne !

L'estomac bileux de Milo s'efforce de retrouver le grand air pour respirer un coup lorsqu'une voix frêle et calme s'évade de la vrille pâle.

— Maman voulait surveiller tes progrès, voilà tout. Je n'ai gêné en rien ton protagoniste. Au contraire, je l'ai même assisté.

Ha ! Retourne au vide, plutôt !

L'Architexte tire sur l'intrus élastique et l'envoie voler au loin, au très loin. Un petit cri aigu accompagne le vol spectaculaire à la playlist fort monotone.

Si Milo veut de l'aide, il peut compter sur la mienne !

Un appendice caoutchouteux rencontre le front de Milo, dont il force l'entrée pour y emménager un udon bicolore. L'aventurier malgré lui bascule en arrière, groggy, pris de nausée, et peine à régurgiter le contenu parsemé de son gésier dépouillé.

Allons, allooons, reprends-toi. Tu remarqueras à peine ma présence. Il se peut que tu aperçoives des ombres orange et bleues de temps à aaautre, mais ce n'est tout de même pas ma faute si je suis plus grand que l'autre blaaanc-bec !

— ᴼⁿ ᶠᵃⁱᵗ ˡᵃ ᵐᵉ̂ᵐᵉ ᵗᵃⁱˡˡᵉ ᵎ s'époumone une voix menue au loin.

Breeef ! Sur ce, mon petit Milo...

L'entité surnaturelle lui frappe dans les paumes. La douleur passée, Milo y découvre, non sans surprise, un nain de jardin moutarde en mastic, aux yeux virides et au bonnet zinzolin.

L'aventurier-malgré-lui lève des yeux emplis de points d'interrogation, mais l'Architexte a disparu. Dans ce décor versicolore, seule demeure une trappe semblable à celles du vaisseau. Milo tend la main et ferme les yeux.

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