Chapitre 6 (fin)

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Je me réveille le lendemain matin dans un lit d’hôpital, un solide bandage vissé sur le front, un autre sur la gorge. Jana, assise à mes côtés, ne semble nullement terrassée par les évènements. Elle prend des notes en marmonnant quelque chose dans une langue aux intonations slaves, le même dialecte qu’elle a utilisé dans mon bureau.

— C’est quoi cette langue ? Grognais-je en me redressant.

Elle sursaute. Sourit.

— Du slovaque.

— Tu es slovaque ?

— Franco-slovaque. Mon père est slovaque, ma mère est française.

— Et tu es championne du monde de Judo, aussi ?

Nouveau sourire. Chaleureux, celui-là.

— Non, ce sont les restes de l’armée.

— Tu étais militaire ? Sérieux ?

— Yep. Je bossais à la direction du renseignement militaire, au CI3RH[1]. Cinq ans de bons et loyaux services à la nation.

Je secoue la tête, surpris, oubliant par la même que je venais de me prendre une correction en règle. Grimace. Mon crâne résonne comme un gong, je vais devoir me ménager quelques jours.

— Depuis quand tu me rends visite à l’hôpital, d’ailleurs ? Marmonnais-je doucement, soucieux de ménager ma pauvre caboche.

— Je passais voir Marc, initialement, pas toi, ‘vas pas te faire d’idées. Et d’abord, depuis quand vous me tutoyez, monsieur le lieutenant de police ?

— Certes. Un point pour l’avocate casse-pied.

Un médecin interrompt nos chamailleries. Il effectue quelques vérifications de routines, m’explique que je serai sur pied d’ici quelques heures. Je ne garderai pas de séquelles, en dehors d’une vilaine cicatrice à la gorge.

J’ai vraiment eu chaud, ce soir.

— Je ne t’ai pas remercié, dis-je une fois le praticien parti. Sans toi, j’étais bon pour investir dans une nouvelle paire de poumons. Alors voilà. Merci, Jana Zemko, je t’en dois une.

Elle hoche la tête, accepte mes remerciements. Elle a repris son air grave, guindé. 

— J’ai du neuf pour l’enquête, d’ailleurs. Tes collègues voulaient te tenir au courant, mais ils sont surchargés de travail, du coup je sers d’intermédiaire. J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle ; je commence par quoi ?

— Je préfère finir sur une note positive.

— Lors de l’attaque du Golden Gate, un homme s’est introduit dans la chambre de Marc. Il a essayé de l’éliminer.

— Essayé ? Il a échoué, du coup, j’imagine ?

— C’est la bonne nouvelle. Non, il y a plusieurs bonnes nouvelles, en fait : d’une, les flics qui gardaient la chambre ont réussi à maitriser l’agresseur. Il s’agit d’un certain George Reiner, un pharmacien qui réside à la Meinau[2]. Il semblerait que notre cher George ait paniqué en voyant votre enquête évoluer un peu trop près de ses… intérêts. Il aurait envoyé ses sbires vous éliminer au Golden Gate, puis décidé de s’occuper personnellement de Marc. Vos collègues ont perquisitionné chez lui, et ô surprise, ont trouvé une cave remplie de LSD sous toutes ses formes, ainsi que des cachots vides et toute une panoplie complète d’accessoires pour psychopathes : scalpels, bandeaux, cages, matraques, tasers, chaînes… votre capitaine pense que c’était lui qui enlevait, séquestrait puis violait Marc Straub, Valentin Steiner, ainsi que nos deux agresseurs de toute à l’heure.

— Ils ont été violés, eux aussi ?

— Oui, ils ont subi les mêmes sévices.

— Le mode opératoire est identique… ce sera plus facile d’établir un profil.

— Et ce n’est pas tout. Tes collègues ont déterminé la provenance de l’arme de Marc ; à priori, c’est ce pharmacien qui l’a acheté, par carte bancaire, dans un surplus militaire situé Faubourg de Saverne. Idem pour les bures de moine, qui ont été acquises auprès d’un revendeur de matériel religieux via amazone.

— La vache, tu es bien renseignée. Mon équipe t’a donné accès à tous les détails de l’enquête ?

— Nop, je les aie espionnés, à la machine à café. Old school but good school. Je te rappelle que j’ai bossé cinq ans dans le renseignement, hein.

— Ben tien. Et le frère de Marc ?

— Là, c’est moins bon. Nulle trace de lui, malheureusement… les recherches continuent, mais rien ne relie la disparition d’Hugo à George Reiner.

J’acquiesce pensivement.

Nous discutons encore quelques minutes, puis Jana se lève, prend ses affaires et se dirige vers la sortie.

— Bon, c'est pas tout, mais j’ai un client à défendre, moi.

— Je vais rendre visite à notre nouveau suspect, demain matin. Tu veux venir ?

Sans un regard en arrière, elle lâche :

— Je compte bien connaître le fin mot de l’histoire.

 

Le lendemain matin, huit heures, je me trouve derrière la vitre fumée de la salle d’interrogatoire, Jana à mes côtés. Cela fait une heure et demie que le lieutenant Geralt met la pression à un petit homme replet, cheveux filasse, visage quelconque. Ses lèvres humides tremblotent. Il porte un cardigan gris passé de mode, froissé par une nuit éprouvante en cellule, taché par des ronds de sueur rance. À ses côtés, un avocat à la mine sévère, crâne rasé, barbe de trois jours, regard perçant, écoute les aveux de son client avec une consternation non dissimulée.

Georges Reiner avoue tout. Les enlèvements, les séquestrations, les sévices. Il reconnait avoir des pulsions, il reconnait en être esclave. Cela fait dix ans qu’il enlève des gens, qu’il les torture selon son bon vouloir. Il donne une liste de victime assez impressionnante, une trentaine de personnes en tout, mais les flics ne trouvent rien, chez lui. Aucun corps, trop peu de preuves. Est-ce des mensonges ? Il affirme que Valentin et Marc devenaient encombrants, qu’il les a drogué pour les faire disparaître ; ils étaient censés s’entretuer sous les yeux d’une foule horrifiée. Un petit jeu que le pharmacien trouve particulièrement excitant : tuer à distance devant une foule en délire, sans aucune conséquence pour sa petite personne.

Georges Reiner ne contrôle pas ses pulsions, et ça, je veux bien le croire.

Mais seulement ça.

J’échange un regard avec Jana.

— Ce n’est pas lui, affirmais-je en soupirant. ‘Fais chier.

— Je ne saurais pas dire pourquoi, mais j'ai aussi un doute... Quelque chose cloche, dans son histoire.

— Il ne correspond absolument pas au profil que j’avais établi : ce mec est un suiveur, un exécutant soumis à des passions incontrôlables, il n’a pas la carrure pour organiser une telle secte. Imagine tout ce que cela implique : il faut enlever des personnes, puis les maltraiter suffisamment violemment pour les mater, sans pour autant les tuer. Cela demande du doigté, de l’intelligence, du travail de précision. On ne « casse » pas quelqu’un comme ça, d’un claquement de doigt. Or, le boulot de ce mec, hier, était bâclé au possible. Il n’avait aucune chance de tuer Marc sans se faire prendre ; pareil pour l’attaque du Golden Gate, qui comportait trop d’éléments aléatoires pour garantir de réelles chances de succès.

Jana pousse un juron, puis lâche :

— Alors quoi, il s’est juste sacrifié ? Tu penses qu’il couvre quelqu’un ?

— Oui. Je pense que le premier à avoir été manipulé, c’est lui. Le vrai cerveau de la secte a couvert ses traces, il a fait transiter tous ses achats par Reiner, puis s’est arrangé pour le sacrifier. C’est un pervers narcissique qui manipule son entourage avec une maitrise et un sang-froid inégalable. Il agit avec beaucoup de prudence et dispose d’un contrôle poussé sur ses propres pulsions… mais il a des désirs. Probablement une homosexualité mal assumée, qui l’a fait terriblement souffrir, par le passé. Cela pourrait expliquer les enlèvements et les viols, qui étaient pratiquement toujours commis sur des hommes.

Je quitte le pharmacien des yeux et me tourne vers Jana :

— Tu sais ce qui nous permettrait de progresser, dans cette enquête ?

— Hugo.

— Exactement. Il faut qu’on le trouve… ou du moins ce qu’il en reste.

— C’est ton capitaine qui va tirer la gueule. Elle est persuadée que l’enquête est bouclée.

— Le capitaine, j’en fais mon affaire.

Tandis que nous franchissons l’entrée de l’Hôtel de Police, le lieutenant Geralt termine l’audition de Georges Reiner. Ce que j’ignore, c’est que dix minutes plus tard, sur le chemin vers les cellules du commissariat, il va tenter d’étrangler un gardien. Le gardien, un brigadier de police aux états de service exemplaire, lui tirera une balle dans la tête.

Vivre ou mourir, il n’aura pas le choix.

Les secrets de Georges Reiner, le pharmacien fou, mourront avec lui.

Le nom du véritable tueur aussi.  

 

Jana rentre à son cabinet pour organiser la défense de Marc Straub. Il ne fait nul doute qu’elle plaidera la folie, la douleur, la souffrance d’un homme qui, après des mois de torture, n’était plus que l’ombre de lui-même. Elle requerra un séjour longue durée en hôpital psychiatrique assorti d’une obligation de soin renforcée.

Au moins, la prison lui sera épargnée.

Moi, je me dirige vers la maison de Reiner.

J’ai la maison d’un malade à visiter.

J’ai un fondateur de secte dégénéré à coffrer.

 

 

Les deux hommes marchent main dans la main. Ils se frayent un chemin dans la foule qui envahit la Grande Rue en ce bel après-midi ensoleillé. Ils arpentent lentement les rues de Strasbourg, qui les conduisent au Square Louise Weiss, un ravissant espace vert planté entre les ponts couverts et la Petite France.

Ils ont tout leur temps.

Le couple s’installe sur un banc fatigué par des années de bons et loyaux services. Face à lui, les vieilles maisons des tanneurs se dressent fièrement, parées de leurs colombages anciens, toits étroits et grandes fenêtres lumineuses. Régulièrement, des bateaux-mouches chargés de touristes fendent les flots avec un enthousiasme naïf. Presque communicatif.

L’un des deux hommes pousse un soupir de contentement. Il se penche pour embrasser son compagnon, puis murmure :

— Hugo, mon chéri… enlève cette casquette, veux-tu ? Le rouge ne te va pas au teint.



[1] Centre interarmées de recherche et de recueil du renseignement humain.

[2] Quartier situé au sud-ouest de Strasbourg. 

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