Chapitre 5

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La victime n’était pas dans un meilleur état, loin de là.

Le légiste a aussi trouvé une forte dose de LSD dans le sang du cadavre, qui porte également des traces de coups, d’étranglement, et de viol. Lorsque j’ai appelé mon équipe pour leur faire part des déductions du docteur Pelletier, j’ai senti un malaise palpable. Je me sens vaguement nauséeux, et le clover club que je sirote sans grande conviction depuis une demi-heure n’y est pour rien.

Il est près de vingt-deux heures, et mon enquête piétine au bar du Golden Gate. J’ai décidé de me séparer de mon arme et de mon badge pour sonder un peu la population, voir si quelqu’un se souvient de Marc Straub. Malheureusement, mis à part trois numéros, une bonne douzaine de mains aux fesses et des verres de cocktails à ne plus en finir, je n’avance pas. Personne ne se souvient de lui.

Je pousse un soupir de mécontentement. Le miroir placé derrière le barman me renvoie un reflet fatigué de moi-même. Les trois derniers jours ont été éprouvants, et cela se voit. Cernes, visage tiré par des petites rides serrées. Mes boucles noires sont emmêlées, mes vêtements froissés, et une bonne douche ne serait pas de trop.

— Alors, on cherche l’âme-sœur ?

L’obscurité de mes pensées est telle que je n’entends pas Jana Zemko se glisser sournoisement à mes cotés.

— Ah non, vous allez pas commencer, hein. Ce n’est pas le moment.

— Ce que vous faites en dehors de vos heures de travail ne regarde que vous, lieutenant.

Elle ne parvient pas à contenir un sourire malicieux.

Moi, je ne peux m’empêcher de rougir.

— Je suis là pour l’enquête figurez-vous, grognais-je. Votre client…

— Est venu ici à huit reprise, oui, je sais.

Quel culot ! Prétendrait-elle faire mon travail à ma place ? Je lui lance un regard en biais qui se veut sévère. Jana Zemko ne détourne pas les yeux. Elle a délaissé jeans, flanelle et Timerblands au profit d’un bustier noir tout simple, d’un tailleur blanc et de bottines à talon. Son épaisse tignasse blonde, lâchée, est négligemment rabattue sur son épaule droite. Une légère touche de maquillage met en valeur la délicatesse de ses traits et l’intensité d’un regard déjà très difficile à soutenir.

Classe.

Euh, attendez.

Je raconte n’importe quoi, là, on se fout de savoir à quoi elle ressemble.

Il faut que je dorme.

— Son frère était gay.

— Pardon ?

Excédée par mon manque de concentration. Elle me colle pichenette sur l’oreille droite.

— Le frère de Marc, pas le frère du pape !

— Et il s’agit du bar qu’il fréquentait, j’imagine, marmonnais-je en me frottant l’oreille cruellement maltraitée.

— Oui. Logique qu’il soit venu enquêter ici… surtout qu’Hugo aurait eu une relation un peu houleuse avec un mec rencontré ici. Mais personne ne connait le nom de cet « ex ».

Je laisse un silence inconfortable s’installer entre nous, à peine troublé par une dubstep abrutissante. Jana me fait signe de la suivre dehors, et j’obtempère docilement. Cette avocate de malheur a beau mettre mes nerfs à rude épreuve, elle a le mérite de faire avancer l’enquête.

À l’extérieur, trois groupes de fumeurs devisent bruyamment. La fraicheur nocturne est au rendez-vous, ce qui n’est pas pour me déplaire, cette fois. Après avoir arpenté le Golden Gate en long en large et en travers pendant deux heures, un peu d’air frais ne peut pas me faire de mal.

À mes côtés, Jana tire une bouffée de cigarette.

— Vous fumez, lieutenant ?

— Non.

— Vous êtes coincé du cul, c’est pas croyable.

— Et vous, vous interférez dans mon enquête. Vous savez que c’est un délit ?

— Ben oui, allez-y, faites-moi réviser mon droit pénal, histoire de rigoler.

Je ne relève pas, soucieux d’éviter une nouvelle joute verbale sans queue ni tête.

Je cherche mes mots.

La suite ne va pas être agréable, je le sais.

— Je suis allé voir Monsieur Straub, cette après-midi.

— Il est dans un sal état, n’est-ce pas.

C’est autant une affirmation qu’une question. Jana regarde droit devant elle, tire une dernière bouffée de cigarette, qu’elle finit par écraser dans un cendrier.

— Je n’ai pas osé lui rendre visite. Pas encore.

Elle ne me regarde pas.

Je prends mon courage à deux mains et lui rapporte les constatations du docteur Pelletier. Je ne peux épargner les détails sordides, malheureusement.

Elle ne dit pas un mot. Elle dégage une aura de colère froide, de rage sourde. 

— Je savais que je n’aurais pas dû le laisser seul avec eux… quelle conne, putain.

— Eux ? La secte ?

— Ouais.

— Je n’ai rien trouvé sur cette secte, pas même un nom.

— Moi non plus… il ne voulait rien me dire. Pour me protéger, au début. Puis par méfiance.

À quelques mètres de nous, un groupe de fumeur s’agite. Le ton monte entre deux individus, qui se jettent à la figure des noms d’oiseau dont j’ignore totalement le sens. Altjùmpfergiggerer ? Armer schiesser ? Hüehnertreppler ? Vous comprenez quelque chose, vous, peut-être ?

— Lieutenant ?

— Mmmh.

— Vous avez votre arme, sur vous, n’est-ce pas ?

La question me fait sursauter. Le ton pressant me fout carrément les chocottes.

— Ben, non. Je suis en civil.

Je jette un regard perdu, autour de moi. Une arme ? Pour quoi faire ? ‘Y a du grabuge ? Et c’est là que je les vois. Un homme et une femme, longues bures noires tombantes jusque par terre, poignards en main. L’homme vient juste de bousculer deux fumeurs, d’où le remue-ménage.

— Alors j’espère que vous maitrisez votre Krav Maga[1].

J’avance en faisant savoir que je suis flic, qu’ils doivent poser leurs armes s’ils ne veulent pas d’ennui… mais le stratagème ne fonctionne pas, évidemment. Eux aussi doivent être complètement défoncés au LSD ; je peux même dire qu’au vu de leurs visages terrifiés, ils sont en train d’endurer un bad trip assez puissant.

Il y a des cris, les badauds s’écartent. Heureusement, les deux agresseurs semblent assez mal supporter les effets de la drogue ; la femme chancelle, la bouche grande ouverte, hébétée, tandis que son compagnon reste debout, figé, atone. Ils ont tous les deux la tête penchée sur le côté, comme s’ils écoutaient sagement quelqu’un parler.

Je m’approche prudemment de l’homme.

Je n’aurais pas dû.

Brusquement, son visage s’anime d’une violente émotion ; il ouvre la bouche, hurle quelque chose d’incompréhensible et se jette sur moi. Je le cueille au menton avec un direct du gauche, qui ralentit sa course, suivi d’un puissant crochet du droit. Il chute lourdement, secoué, mais se relève immédiatement.

— Monsieur, s’il vous plaît, restez à terre !

Je cris en vain. 

Il me charge une nouvelle fois, poignard en avant. Je lui saisis le poignet, il me jette contre le mur. J’essaye de me dégager en le bourrant de coups de genoux, mais l’homme ne semble rien sentir. Il s’agite en tous sens, comme un véritable possédé. Malheureusement, sa compagne ne tarde pas non plus à sortir de sa torpeur ; elle bondit, attrape ma carotide entre ses mâchoires, mord de toutes ses forces. Un liquide chaud coule dans sa bouche, imbibe mon pull, ma veste, glisse le long de ma poitrine. Histoire de bien faire les choses, je reçois un coup de tête sur l’arcade, qui s’ouvre, inondant mon visage de sang, posant un voile de souffrance pourpre devant mes yeux.

J’hurle de douleur. Panique. Le poignard que je tenais jusqu’ici fermement me glisse entre les mains. Plonge vers mon flanc droit.

La pointe de l’arme est bloquée à quelques centimètres de mes côtes.

Stoppée par Jana.

Sans une hésitation, elle saisit le poignet de l’homme, dévie l’arme et effectue un tai-otoshi[2] parfaitement maîtrisé. Il tombe durement sur le sol pavé, ce qui me donne l’opportunité de me débarrasser de la folle qui me mâchouille gaiement la carotide. Je pivote, puis lui cogne violemment la tête contre le mur. Une fois, deux fois. Crac. Elle chancelle, bouche dégoulinante de liquide écarlate. Tombe à genoux, vomit, perd conscience, ce qui me me permet de saisir un tabouret et de mettre son compagnon définitivement hors de combat.

Les clients du bar, témoins abasourdis d’une bagarre que personne n’a vu venir, sortent progressivement de leur torpeur. Ils maintiennent les deux forcenés au sol ; j’entends certains téléphoner à la police.

Je sens une profonde lassitude m’envahir. Mes forces faiblissent, j’ai perdu beaucoup de sang. Je chancelle, glisse en arrière. C’est tout juste si je sens Jana me retenir en jurant.

Puis, le noir.



[1] Méthode d'autodéfense militaire israélienne combinant des techniques de boxe, de judo, de jiu-jitsu et de lutte.

[2] Technique de projection de judo. 

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