Chapitre 3

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Un autre détail qu’il convient de mentionner : officiellement, dans deux jours, je suis sensé commencer le boulot. Et par « commencer le boulot », je veux dire intégrer le service d’investigation criminelle du commissariat central de Strasbourg. Et devinez qui fait partie des premiers arrivés sur les lieux du crime ? Ma future cheffe. Quelle magnifique façon de faire connaissance !

Une fois le tueur maîtrisé, tout est allé très vite. Mes collègues ont rappliqué fissa. Un périmètre de sécurité a été dressé, autour duquel s’est rassemblé un amoncellement de curieux armés, pour la plupart, de leur smartphone. Le procureur de la République a été saisi, puis une enquête a été ouverte, une fois les témoins rapatriés au commissariat. Bien sûr, le tueur a été conduit à l’hôpital, bourré de sédatifs et solidement escorté par une dizaine d’agents armés jusqu’aux dents. Et moi, je me suis retrouvé nez à nez avec mon équipe. Une équipe de taille respectable, au demeurant : une dizaine de personnes comprenant un capitaine au visage -et aux manières- de pitbull, trois officiers de police judiciaire -j’étais techniquement appelé à devenir le quatrième-, et une demi-douzaine d’agents de la paix.

Bon, je ne vous cache pas que le premier contact a été relativement… ubuesque. La moitié de l’équipe a tiré une tronche de trois pieds de long lorsqu’ils ont découvert qui j’étais, tandis que l’autre a eu toutes les peines du monde à réprimer un sourire goguenard, genre « même pas son premier jour, et le bleu fout déjà la merde ».

Oh, joie.

Le capitaine Iris Schüller, pour sa part, m’a purement et simplement sauté à la gorge dès son arrivée, ne me laissant pas la moindre chance de me défendre. Elle m’a ramené au commissariat, où il a fallu près de deux heures de pourparlers presque aussi tendus que le string de mon ex pour qu’elle daigne cesser d’aboyer et reconnaisse que au vu des circonstances, je ne pouvais guère agir autrement. Il est près de trois heures du matin lorsque l’interrogatoire prend fin, et quatre heures lorsque je m’écroule, à moitié inconscient, sur mon lit. Après toutes ces émotions, une bonne nuit de sommeil s’impose.

Une bonne nuit de sommeil ? Tu parles. C’est sans compter mon capitaine, qui me tire du lit sans une once de remords à sept heures tapantes. « Venez au commissariat, ça urge ». Encore à moitié comateux, je me dégotte des frusques à peu près présentables et me traîne jusqu’à l’Hôtel de Police, qui se trouve au milieu du Heyritz, un quartier au sud du centre-ville de Strasbourg qui longe l’un des multiplies affluents de l’Ill.

Extraordinaire, ce premier jour de boulot va être épique.

Déjà, le capitaine m’a confié une grosse partie de l’enquête. A l’évidence, mon implication initiale dans l’affaire n’importe guère. Ça, c’est le premier élément contrariant : je ne m’imaginais pas aller si vite au front. Je soupçonne une petite pointe de bizutage, mais ce n’est pas ma première fois. Passons.

Le deuxième élément contrariant a déboulé en milieu de matinée sous la forme d’un violent ouragan, qui s’est abattu sans sommation sur l’accueil du commissariat. Un ouragan d’un mètre soixante-dix, au jean serré, timberlands dénouées, chemise de flanelle deux fois trop grande, cheveux d’une blondeur telle qu’ils tirent presque sur le blanc. Un ouragan qui dégage plus d’énergie qu’une pile atomique, qui peut vous flinguer d’un seul regard. Autant vous dire que le pauvre réceptionniste est très vite parti la queue entre les jambes en quête d’un supérieur capable de gérer une telle furie.

Bien sûr, c’est moi qui m’y suis collé.

— Lieutenant Elias Lapeyre, me suis-je présenté, que puis-je faire pour vous, mada…

— Maître, pas madame.

— Pardon ?

  • Je suis avocate, lieutenant, pas vendeuse de poisson. Vous percutez ?

Ben tien. Une avocate dans toute sa splendeur : arrogante à souhait. Saviez-vous que selon Kevin Dutton, un psychologue chercheur à l’université d’Oxford, les avocats sont l’une des professions abritant le plus grand nombre de psychopathes potentiels ? Ce n’est pas moi qui vais lui donner tort.

  • Bien, que puis-je faire pour vous, Maître ?

Moi aussi je peux être arrogant, non mais.

— Je représente Marc Straub.

— Il n’est pas ici. 

— Il est à l’hosto, oui, je suis au courant, mais les troufions qui gardent sa chambre ne me laissent pas le voir ; pourtant, il est en garde à vue, alors légalement je me dois de le représenter.

— Mais il n’est même pas encore réveillé ! M’exclamais-je. Et…

— ... Et je vais avoir besoin de toutes les pièces que vous avez à charge contre lui.

— Attendez, pas si vite, nous avons à peine commencé à rassembler les premiers éléments de l’enquête…

Ses yeux bleus acier me dévisagent un instant, en silence. Ils me jugent, me scrutent, m’analysent. C’est clairement une pro ; elle a l’habitude de déchiffrer ses interlocuteurs, de lire en eux comme dans un livre ouvert.

Je sens un inexplicable frisson me chatouiller la nuque.

— Et alors, qu’est-ce que vous attendez ? Demande-t-elle avec un air de mécontentement. Qu’il neige ?

Je rétorque du tac au tac :

— Ce qu’il y a de sûr, c’est que votre client a été inculpé de meurtre avec préméditation. Ce n’est pas demain qu’il verra l’extérieur de sa cellule alors chill, vous aurez le temps de préparer sa défense.

Pour le coup, je l’ai soufflée. Ses yeux s’écarquillent, ses lèvres pleines forment un « Ô » de surprise.

— Attendez… on parle bien de la même personne ? De Marc ?

— Straub, absolument. Trente-quatre ans, un mètre quatre-vingt pour soixante-dix kilos, ex-greffier au tribunal de grande instance de Strasbourg, signalé disparu il y trois mois par ses parents.

— Ce n’est pas possible, murmure-t-elle… mais qu’est-ce qu’il s’est passé ? Je croyais qu’il n’était que le dégât collatéral d’une opération policière. C’était à cause de lui tout ce bordel, hier soir, devant la cathédrale ?

Toute trace d’arrogance a quitté son regard.

Bien, on va pouvoir commencer à parler sérieusement.

— Suivez-moi, dis-je en lui désignant mon bureau.

 

Une fois installé, je demande :

— Donc, vous le connaissez ?

Maître Jana Zemko acquiesce d’un signe de tête. Elle n’a pas tardé à retrouver ses esprits, une fois l’effet de surprise passé. A priori, la demoiselle connait bien le tueur ; c’est l’occasion pour moi de soutirer quelques précieuses informations, et de gagner un temps tout aussi précieux.

— Oui, je le connais.

— Depuis combien de temps ?

— Deux ans.

Mes doigts volent sur le clavier de mon ordinateur. Je savoure le brusque changement de ton de mon interlocutrice, qui a abandonné son aplomb insolent au profit d’une mimique pincée, polie, froide.

— Vous le connaissez bien ?

— Oui.

— Développez.

Elle hésite… regarde à droite, à gauche, et finit par avouer, à contrecœur :

— C’est mon ex. Nous sommes sortis ensemble pendant un an, à peu près.

— Eh bien, vous savez les choisir.

— Eh bien, je vous emmerde.

Je prends quelques notes supplémentaires, pas assez rapidement au goût de ma bouillante avocate, qui lâche d’une traite :

— Bon, à ce rythme-là, on n’y sera jamais. Pour résumer : je n’ai pas vu Marc depuis plus d’un mois. Je suis sincèrement convaincue qu’il n’a pas pu commettre de meurtre, c’est un des mecs les plus doux et gentils que je connaisse : le moindre signe de violence le rend malade.

— Malade, c’est le moins qu’on puisse dire. Il a quand même poignardé un homme sur le parvis de la cathédrale, puis a essayé de s’ôter la vie. Il y a des témoins.

— Vos témoins ont halluciné.

— Non, je n’ai pas halluciné. Et il y a des vidéos, aussi.

— Ah, c’était vous le flic qui lui a cassé le bras ! J’aurais deux mots à vous dire sur le sens du terme « proportionnalité de la riposte »… mais plus tard. Coupable ou non, il y a un contexte, et il est fondamental que vous le preniez en compte.

Je lève un sourcil perplexe. Il y a encore quelques instants, elle n’était au courant de rien, mais il ne lui a pas fallu plus de quelques minutes pour ébaucher une stratégie de défense.

— Je serais curieux de savoir quel contexte justifierait un assassinat en bonne et due forme.

— Vous êtes d’une mauvaise foi ! gronde-t-elle. Écoutez-moi, au lieu de vous ridiculiser en essayant de paraître intelligent.

J’ouvre la bouche pour répondre, mais la belle ne me laisse pas le temps de parler. Elle sort un dossier de plusieurs centaines de pages de son sac à main -un sac à dos Mil-Tec, le genre de marque qu’on s’attend à trouver dans un surplus militaire, pas franchement entre les mains d’une avocate- et me le colle sous le nez.

— Marc n’a pas disparu sur un coup de tête ; il menait une enquête et ne voulait rien dire à ses parents pour ne pas les inquiéter.

Sans cesser de parler, elle étale des photos, des rapports, des pages de relevés de textos et e-mails sous mes yeux.

— Il y a deux ans, Hugo, le petit frère de Marc, a disparu. Il rentrait chez lui après une soirée bien arrosée, dans le coin de Gallia ; il aurait été aperçu pour la dernière fois du côté de la place du Château, à côté de la cathédrale. Puis plus rien.

— Et en quoi cela concerne-t-il les faits de samedi soir ?

Je joue le flic à moitié intéressé, mais en vérité, Jana Zemko a très largement piqué ma curiosité. D’ailleurs, la bougresse ne se laisse pas démonter par mon indifférence de façade :

— D’une, son frère a été vu pour la dernière fois à quelques mètres de l’endroit où Marc aurait commis le meurtre dont il est accusé. Coïncidence ? Je ne le pense pas. Sans compter que Marc était obsédé par sa disparition, et a même fini par quitter son job pour mener cette espèce de quête. Il a trouvé des informations sur un forum d’occultistes, un truc de satanistes, à propos d’une secte qui vénère une forme de démon qui serait emprisonné dans les entrailles de la cathédrale.

— Des démons ?

— Oui… enfin c’est plus complexe que ça. Plusieurs légendes existent à propos de la cathédrale de Strasbourg ; d’après l’une d’entre elles, qui serait semble-t-il reprise par cette secte, l’édifice reposerait sur d’immenses pilotis de chêne qui s’enfonceraient profondément dans les eaux. Une barque maudite y circulerait, vide, sans passeur, seulement guidée par la main du diable, dont seul le clapotis des rames serait audible. La légende veut que des âmes innocentes meurent noyées dans ce lac à chaque solstice… L’entrée du souterrain se trouverait quelque part dans l’une des maisons bordant la cathédrale, mais elle n’a jamais été découverte jusqu’ici.

— Charmant...

— Je ne vous le fait pas dire. Il y a des captures d’écrans à la fin du dossier à propos de cette légende… Enfin bref, au début, je l’aidais, mais j’ai fini par lâcher l’affaire. Il a décidé d’infiltrer la secte pour retrouver son frère, mais il devenait de plus en plus paranoïaque. Il en venait à refuser de me donner des noms, à se méfier de moi. Ses recherches le faisaient plonger trop profondément et il y a mois, il m’a annoncé qu’il préférait continuer seul. C’est la dernière fois que je lui ai parlé.

— Et vous l’avez laissé faire ? Sans aller voir la police ?

— Bien sûr, dit-elle en levant les yeux au ciel. Vous m’auriez prise pour une folle, et franchement on ne communiquait plus du tout, je voulais juste laisser cette sordide affaire derrière moi. Nous venions de nous séparer, j’essayais de passer à autre chose… Et puis hier soir, quelqu’un a déposé ce dossier devant ma porte. Je ne sais pas si c’était lui, mais peu importe. Le dossier vaut le coup d’œil.

Je feuillette rapidement les centaines de pages de documents, de croquis et autres captures d’écrans. Bon Dieu, tout cela me semble fort instructif. J’ai appris énormément de choses sur mon tueur, et déjà, des fragments du puzzle se mettent en place.

L’avocate me dévisage en se tortillant sur sa chaise. Elle attend ma réaction, triture une longue mèche de cheveux. Elle a les joues en feu, après cette heure complète d’explications, de justifications. Avec un OPJ qui a tenté, tant bien que mal, de ne pas trop se laisser marcher sur les pieds.

— Votre histoire m’intrigue, je ne peux le nier.

— Mais ?

— C’est intéressant, mais nous devons creuser toutes les pistes et cela prendra du temps.

— Creuser toutes les pistes, ouais. Neverim ti to si vymyslas, va. Bon, appelez-moi quand vous cesserez de perdre votre temps en futilités. Moi j’ai un client à protéger et une enquête à mener à votre place.

D’un bond, elle se lève en me jetant un regard glacial, me tourne le dos et s’en va en claquant la porte.

Putain, qu’est-ce que veut dire Neverim ti to si vymyslas ?

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