Chapitre 2

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Il serait temps de préciser un détail.

Je n’ai pas été affecté ici en tant que professeur d’art plastique, guichetier de la CAF, ou autre fonctionnaire déprimé ; je suis criminologue. Enfin non, je suis flic, parce que le métier de criminologue n’existe pas en France ; mais je reste criminologue de formation. Pour faire court, j’ai effectué un double diplôme en droit pénal et en psychocriminologie / victimologie, entre autres choses. J’ai passé près de 7 ans entre Aix-En-Provence, Paris, Montréal et Quantico avant de rejoindre les rangs de la police.

Je suis du genre passionné par les déviances de l’esprit humain, par le cerveau malade des tueurs en série. Je suis du genre à aimer des trucs très glauques -enfin, d’après mon ex-, à sauter de joie lorsque le FBI publie une étude sur une nouvelle classification de comportements déviants, ou à raffoler des conférences -pratiquement toujours aux États-Unis ou au Canada- consacrées à la psychologie criminelle, aux tueurs de masses, et aux violeurs multirécidivistes compulsifs. Bref, je sais que je colle aux clichés du profiler américain.

J’assume, et j’en suis fier.

Enfin je crois.

Mon esprit est donc rompu à l’observation de comportements déviants ; mais là, je suis dans le flou total. Pourtant, j’aurais dû voir que quelque chose n’allait pas : franchement, deux mecs en bure noire, agenouillés sur le parvis de la cathédrale, capuchons dissimulant le visage, psalmodiant d’obscures phrases absconses… ça devrait surprendre. Mais l’expérience m’a enseigné que  nous sommes prêts à accepter bien plus que ce que notre morale tolère, en temps normal. Il suffit d’observer les agressions sexuelles dont sont victimes certaines femmes dans les transports en commun ; la plupart des témoins vont laisser faire, par peur du regard des autres, par peur de passer pour un con, parce qu ’intervenir les oblige à effectuer un geste qui les distingue de la masse. Cette masse anonyme, si réconfortante, si lâche.

Moi-même, j’ai été idiot ; j’ai préféré ignorer l’étrange comportement des deux hommes et regarder le paysage, au lieu de faire mon boulot. Au lieu d’analyser. J’aurais pu voir l’un d’entre eux sortir un long couteau, se positionner face à son compagnon pour mieux l’embrocher. Le pire, c’est que ce dernier n’a pas bougé un cil. Il s’est laissé faire, l’air de rien. A regardé le liquide écarlate s’échapper par jets, au rythme d’un organe agonisant, couler le long de sa poitrine, ses jambes, ses pieds, pour finir sa course entre les rainures des pavés de la place. Il s’est affaissé lentement en arrière, bras en croix, comme s’il voulait embrasser une dernière fois la grande Dame.

Les cris des badauds me catapultent brutalement hors de la torpeur qui m’enveloppait. Je passe à l’action : en dépit de tout l’alcool ingurgité, je reste suffisamment maitre de moi-même pour agir. Je me jette en avant, en direction de l’assassin, qui retourne le couteau contre lui. Heureusement, le bougre ne se trouve pas loin de moi, à moins d’une vingtaine de mètres. J’ai le temps de le ceinturer, de le jeter à terre et de le maintenir au sol avant qu’il n’ait eu pu se blesser sérieusement. Il se débat comme un forcené, mais mes quatre-vingt-dix kilos de rugbyman bien entrainé suffisent à l’immobiliser, pour l’instant. Je profite de ma position de force -à califourchon sur son ventre- pour écarter la main armée et placer une puissante clef de bras ; le premier réflexe à avoir est de traiter la menace, et la menace, c’est le couteau.

Malheureusement, céder ne semble pas faire partie des intentions de mon tueur. Il s’agite dans tous les sens, hurle des mots incompréhensibles. Tout son être transpire la folie pure et simple. Son regard habité, les scarifications sanguinolentes, ses tremblements compulsifs… sans mentionner l’étrange bure noire. Le bougre semble pourvu d’une volonté en acier trempé, et en dépit de ma force, je sens ma clef de bras céder inéluctablement.

Je sens le couteau glisser peu à peu, hors de tout contrôle.

Si je n’agis pas dans la seconde, je suis mort.

Très bien. Aux grands maux les grands remèdes.

Je fais abstraction des cris de terreur qui me percent les tympans, du connard de touriste qui filme toute la scène derrière moi (lui, je vais lui coller une de ces contraventions, il va s’en souvenir toute sa vie), du trinôme de militaires qui accourt, gueule du Famas braquée en avant (pour une fois que l’Etat d’urgence sert à quelque chose). A ma droite, un homme, visage couvert par une casquette rouge, me fixe quelques instants ; il reste là, droit comme un I à m'observer sans rien dire... avant de prendre ses jambes à son cou.

Dans un ultime effort pour maintenir la clef de bras en place, je prends une grande inspiration et effectue un violent mouvement de pivot, de gauche à droite. La pression est telle qu’épaule, coude, ligaments et tendons se brisent en mille morceaux. Il ne me reste plus qu’un reliquat de bras désarticulé entre les mains ; horrifié, le tueur pousse un hurlement de douleur bestial, avant de perdre conscience, tant la douleur est forte.

Le poignard tombe sur les pavés avec un bruit métallique.

Nauséeux, je me relève, recule de quelques pas, laisse les trois soldats prendre le contrôle de la situation.

Cette ville ne m’aime vraiment pas. 

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