Chapitre 1

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Parfois, il m’arrive de perdre mon calme. Brutalement. Quand mes voisins jouent de la perceuse à trois heure du matin, quand ma mère oublie qu’à vingt-huit ans passé, je ne suis plus « son bébé » -surtout devant mes collègues-, quand ma copine -mon ex, pardon- me largue pour une raison qu’elle-même ne saisit pas vraiment, quand je suis affecté dans une des villes de France les plus éloignées de mes chères côtes, mes pins adorés et mon air méditerranéen léger, salé.

Vous l’aurez compris, je vis très mal ma dernière mutation. J’ai quitté le soleil pour la brume, le doux roulis de la mer pour la fraîcheur des plaines, le grésillement des grillons et l’accent chantant du Sud pour un dialecte si grossier qu’il vous arrache un morceau de tympan à chaque syllabe.

Cela fait seulement cinq jours que je suis ici, et j’ai déjà envie de repartir.

Bref, ce soir, j’ai le moral dans les chaussettes. Le demi-litre de schnaps à la quetsche et la bouteille de gerwurtz’ y est peut-être pour quelque chose, me direz-vous ; même leur foutu alcool, je ne le supporte pas. J’ai essayé de m’acclimater, hein, mais quand ça veut pas, ça veut pas. Je suis allé dîner dans l’une des innombrables petites Winstub[1] plantées en plein centre-ville. Et j’ai joué le jeu : j’ai commandé un grumbeerekiechle[2], assorti de lewerknaepfele[3], le tout arrosé d’un verre de gewurztraminer[4] vendanges tardives et d’une bouteille d’un schnaps assez fort pour ressusciter trois générations de Lapeyre. Vous voyez mon problème ? Je n’arrive même pas à prononcer le nom de ce qu'on me sert au restaurant. J’aurais pu commander une vessie de vache frite à la graisse de bébé phoque, pour ce que j’en sais, je n’ai rien compris à ce qui était marqué sur la carte... vous avez beau demander au serveur, il va vous lancer LE regard, celui qui dit : « Bon Dieu, il sort d’où ce touriste » ? Du coup vous avez l’air con, et vous baissez gentiment les yeux.

On en en France, oui ou merde ? 

Je peste, je peste.

Je paye l’addition, sors du restaurant -oui, restaurant, pas Winstumachin-. Décide de prendre une rue, au hasard. Il est vingt-deux heures passées, un samedi soir, et le centre-ville est envahi d’étudiants braillards.

À peine ai-je marché quelques mètres qu’un méchant aquilon me pique violemment la peau. Je ferme ma veste en cuir, bien trop légère pour la fraîcheur de la région, et rentre la tête dans les épaules, regrettant amèrement mon léger vent marin.

La rue des Frères s’ouvre devant moi ; je remonte impatiemment le flot continu d’étudiants, de badauds, de vieux râleurs, de touristes japonais armés de bonnets-cigogne et de tous petits appareils photo. Quelques mètres derrière moi, deux prêtres se sont lancés dans une conversation épique sur l’interprétation figurative d’une parabole tirée de l’Evangile de Saint-Mathieu. J’accélère le pas, peu désireux -surtout dans mon état- de subir une conversation théologique abstraite. En quelques minutes, mes jambes frigorifiées me portent place de la Cathédrale, face à l’aile nord de la fameuse cathédrale.

Ben voilà, encore un truc que je n’ai pas compris. Pour un strasbourgeois, la Cathédrale Notre-Dame est bien plus sacrée que l’Élysée, le Vatican, la Tour Eiffel et la trilogie originaire de Star Wars réunis. S’il vous arrive, par malheur, de critiquer l’édifice, vous êtes un homme mort. Ben quoi ? C’est joli, oui. Mais ça ne vaut pas mes criques ensoleillées, mes séances de planche à voile, et le rosé frais bien de chez nous. Je persiste, et signe.

Je traîne les pieds -et mon moral branlant- jusqu’au parvis. Décide de prendre un peu de recul, lève la tête, regard légèrement alourdi par l’alcool. Je m’emploie à contempler l’ouvrage, à percer les secrets de « la grande Dame », des milliers de détails de son frontispice et de la majesté géométrique de sa rosace.

Du moins, c’est ce que j’aurais fait si un premier taré n’avait pas poignardé un second taré.

Dans le cœur.

Juste sous mes yeux.



[1] Restaurant typiquement alsacien. À l'origine, il s'agit d'une salle ouverte au public, similaire à un bar à vin, permettant aux producteurs d'écouler le surplus de leur production viticole. Le vin est accompagné de plats traditionnels. L'équivalent pour la bière existe sous la désignation Bierstub.

[2] Galettes de pommes de terre.

[3] Quenelles de foie.

[4] Vin blanc issu d’un cépage particulier.

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