Sophie, Samu, le Naga Baba et le tigre .

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- Plus que trois cents bornes, s'exclame Sophie d'un ton enjoué mais l'air exténué par le long vol les ayant menés jusqu'à cette région reculée de l'Inde.

- Le meilleur reste à faire, plus de cinq heures de bus sur de la piste à travers la jungle, on va se marrer, lui répond ironiquement Samu.

  Ils se dirigent tous deux vers la station de bus attenante au petit aérodrome. Ils hâtent le pas jusqu'au guichet, saisis par la fraîcheur de cette matinée embrumée.

- Bonjour, dit Sophie de son plus bel anglais en arrivant devant la mince vitre en plexiglas. Le guichetier endormi ne sourcille pas, l'épaisseur de la vitre masque à peine son ronflement.

- Bonjour, réitère Sophie plus fort tout en jouant de ses ongles sur la vitre.

  L'homme se réveille, baille longuement et s'étonne de se voir ainsi dérangé par ces deux étrangers. Malgré tout, il affiche un large sourire et répond d'un anglais très approximatif :

- Bonjour, que puis-je faire pour vous ?

- Nous voulons nous rendre au temple de Taj Hamet Bhôl.

- Taj Hamet Bhôl ? répète l'indien soudain bien éveillé.

- Oui c'est ça, le prochain bus est à quelle heure ?

- Le prochain bus part dans une heure, mais il s'arrête à 50 km du temple. Vous devrez finir en moto, ils en louent au terminus. Ce ne sera pas un voyage facile, le temple est en pleine jungle.

- Le Taj Hamet Bhôl est maudit, lance une voix derrière eux.

  Son corps se confond avec le banc sur lequel elle est assise, ils ne l'avaient même pas remarquée. Une petite vieille mi-banc mi-bois mi-antiquité les fixe droit dans les yeux.

- Une ombre plane sur vous, vous ne vous êtes pas purifiés dans le Gange, vous ne trouverez pas ce que vous êtes venus chercher au Taj Hamet Bhôl .

- Un peu flippante la vieille, s'amuse Samu en se retournant vers Sophie et le guichetier.

- Quelle vieille ? lui répond Sophie.

- Là sur le banc derrière, dit-t-il en se retournant pour désigner un banc désormais vide. Ben merde alors ! Y'avait une vieille là, elle m'a parlé. Elle peut pas bouger aussi vite, c'était un os.

- La fatigue du voyage, lui répond Sophie amusée.

- Ouais,chelou l'hallu, conclut Samu après un long silence.

  Une heure plus tard, leurs billets en main, ils embarquent dans le bus neuf places bleu rouille, une couleur particulière de véhicule que l'on retrouve souvent dans ces régions sauvages. Ils s'installent tant bien que mal au milieu des autres passagers et des nombreuses marchandises. La notion de covoiturage prend tout son sens ici, quatre femmes, trois hommes, Samu, Sophie, le chauffeur, une demi-douzaine de poulets et un porc sur le toit, des bagages et des sacs de riz de vingt-cinq kilos éparpillés dans le moindre interstice restant. Le mini-bus cahote sur la piste depuis plus de trois heures. La route qui sinue à travers la jungle est juste assez large pour son gabarit.

  À l'avant, Samu voit surgir l'énorme masse au milieu de la voie, le temps ralentit. Il s'émerveille devant l'apparition de cette magnifique bête. Il sent le coup de frein, la terre humide qui glisse sous les pneus, son corps poussé vers l'avant, l'énorme tigre qui disparaît dans la végétation, son corps poussé à l'extérieur, un sac de riz suivi d'un poulet le doublent, l'impact, la douleur.

  Il est perdu, il doit rêver,sûrement endormi sur son bout de siège à l'intérieur du bus, fatigué par ce long voyage. Les informations visuelles, acoustiques et spatiales se mélangent, les signaux chimiques s'entrechoquent dans sa tête, adrénaline, peur, dopamine, souffrance, la réalité n'est plus palpable. Il entend son nom.

- Samu, Samu, Saaaam.

  La longue plainte le sort de sa torpeur. Il voit Sophie descendre de ce qu'il reste du mini-bus. Il entend des gens qui crient. Elle va bien, elle court vers lui. Tout se remet doucement en place, il sort du songe et rejoint la réalité. Le pragmatique cerveau est de retour, il a su gérer les afflux de substances psychoactives que son cortex a lui-même généré en surdose afin de supporter l'incongruité de la situation. Il reste la douleur et la peur, mais au moins la réflexion et la logique, traits de son caractère retrouvé, peuvent peut-être le sortir de cette merde.

- Sam, ça va ? hurle Sophie à bout de souffle.

- J'ai mal, j'arrive pas à bouger.

  Passé le choc, Sophie émerge aussi et constate la situation. La jambe de Samu est prise en étau entre la roue du bus et un arbre.

- Y'a du sang partout, lâche Sophie en pleurs, elle s’effondre à genoux, ses jambes ne la tiennent plus.

- C'est pas le mien,s'exclame Samu, se rassurant autant qu'il la rassure, c'est les poulets.

  Le tronc de l'arbre est en effet recouvert de sang, de plumes et d'organes de gallinacés désintégrés. Toutefois, une odeur de chair calcinée persiste et la douleur est insoutenable, la peau de son mollet est en train de cuire sur le métal chauffé à blanc du disque de frein.

- Il faut pousser le bus, déclare Sophie, vous aidez-moi !

  L'homme réagit à peine, il était juste sur le siège devant elle, il est sonné mais la rejoint tout de même. Ils poussent, ils tirent mais rien ne bouge. Samu force aussi ; ses capacités sont décuplés par le stress et l'adrénaline mais toujours aucun mouvement pour le dégager du piège. Soudain à quelques mètres d'eux, sortant d'un fourré dense de fougères, trois hommes leur font face. L'un d'eux est nu, seules quelques cendres blanches peintes sur sa peau rouge et un collier pendant autour de son cou lui servent de parures . A sa vue, les passagers du bus encore valides se mettent à genoux et psalmodient comme en transe :

- Naga Baba, Naga Baba, Naga Baba.

  Un long silence s'installe entre Samu et Sophie, ils en oublient la douleur, la scène est irréelle.

- Je vais vous aider, ceci est de notre faute, dit l'indien zarbi à moitié à poil dans un anglais parfait. Nous poursuivions ce tigre, un rituel de passage. Nous devions juste le fatiguer assez pour pouvoir le toucher et ainsi communiquer avec l'esprit de la jungle.

  Il parle aux deux hommes qui l'accompagnent dans un dialecte différent de la capitale indienne, puis se tait et se place à l’arrière du bus. Un de ses acolytes se place avec Sophie à l'avant du véhicule pour pousser tandis que l'autre rejoint le prêtre hindou. Il sort de son sac une corde et l'attache à l'attelage du bus puis se rapproche du Naga Baba. Dans un état de concentration extrême, le saint hindou s'affaire à enrouler son sexe autour d'un morceau de bois avant d'attacher la corde à celui-ci. Sophie reste sans voix.

- Je suis en train de me faire broyer la jambe et ce connard en profite pour se toucher la bite devant ma meuf, commente Samu.

  Sophie explose de rire, la fatigue, les nerfs, le stress, t'es trop con, réussit-elle à articuler entre deux hoquets.

- Poussez, hurle le Naga Baba alors que lui même tire la corde attachée au véhicule grâce à son sexe enroulé autour du bout de bois.

  Rien ne bouge, puis l'homme à côté de Sophie frémit. Sophie et Sam le ressentent mais ils sont trop concentrés sur l'effort pour réagir.

- Je sais que le tigre est juste derrière moi, dit le Naga Baba, continuez votre effort ne faites pas attention à lui.

  Alors qu'elle entend ses paroles Sophie lève les yeux, elle n'avait pas remarqué la présence de la bête. Des yeux verts d'une profondeur insondable la fixent, elle ressent toute la force et le mystère de la jungle dans ce simple regard. Elle ne relâche pourtant pas sa poussée et le miracle se produit. Le bus recule de quelques centimètres. Sam le ressent aussitôt et malgré la douleur qui saisit instantanément le bas de sa jambe, il se dégage au plus vite.

  Sam et Sophie s'étreignent tendrement. Épuisés, soulagés, heureux, ils ne savent plus. Puis ils se rappellent que deux yeux et une mâchoire pourvue de dents immenses, le tout joint à un corps de plus de deux cents kilos les scrutent à moins de trois mètres. Silence. Un dernier regard. La bête se retourne et disparaît dans la jungle.

-La vieille avait raison, pense Samu, le Taj Hamet Bhôl est maudit.

  Bien qu'il soit à plus de trois mètres de lui l'hindou perçoit sa pensée, le Naga Baba lui répond :

- La malédiction est à présent levée pour vous, le tigre vous a sauvé. Votre amie a ressenti la force de l'esprit de la jungle et j'ai ressenti sa force à travers ma bite, mais il vous adresse un avertissement : certains mystères de l'Inde ne doivent pas être révélés.

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