Sous le phare (1/4)

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  Roivas venait de pénétrer dans un passage étroit légèrement incurvé. Une étrange brume ondulait autour de lui, et il entendait les bruissements de la mer plus loin. Il foulait un sol recouvert d’une fange d’un noir verdâtre, où stagnait par endroits une eau chargée de déchets d’algues en décomposition, dont se nourrissaient d’écœurants vers de vase. Sur les parois ruisselantes chichement éclairées par la lanterne grouillaient d’ignobles cloportes blanchâtres. Quelle puanteur… C’est à vomir. Et Roivas dût faire des efforts considérables pour refouler les hauts le cœur qui l’assaillaient, tant l’odeur de la pourriture marine était insoutenable.

  Il s’enfonça malgré tout dans les entrailles de la terre, faisant fi de son dégoût. Son instinct lui hurlait de tourner les talons et de quitter cet endroit, mais c’était impossible. Il ignorait s’il s’agissait de l’obligation de contrecarrer les plans de Garvey et de ses compagnons qui le poussait à continuer, ou si c’était la musique – dont l’intensité semblait augmenter à mesure qu’il avançait – qui exerçait sur lui une quelconque attraction. Une sorte de curiosité mystique prenait peu à peu le pas sur sa volonté, et il poursuivit sa lente progression à travers une série de galeries sombres qui s’entrecroisaient et qui donnaient sur des grottes de tailles diverses.

C’est incroyable, pensa-t-il. C’est comme si des gens avaient vécu ici. Je vois des tables et des tabourets taillés à même la pierre. Qui peut être assez fou pour s’enterrer dans un endroit pareil ?

  Il serra un peu plus fort le manche de la masse pour se rassurer. Après quelques minutes d’errance en s’orientant au son de la musique, il découvrit un passage en spirale qui semblait s’enfoncer en pente douce sous le phare. Le grondement de l’océan résonnait contre les parois, et une désagréable sensation de vibration parcourait les lieux. Le chevalier suivit la galerie jusqu’à atteindre un tronçon partiellement inondé, et il marqua un temps d’arrêt, hésitant à poursuivre son chemin. L’idée de s’enfoncer dans ces eaux croupies ne l’enchantait guère, pas plus que de s’immerger dans un tunnel à la topographie inconnue au risque de ne plus avoir pied. Mais il crut alors distinguer des cris par-dessus le brouhaha ambiant, et ils semblaient provenir d’un peu plus loin devant lui. Avec d’infinies précautions, il se força donc à avancer de quelques pas, lentement, l’eau clapotant à hauteur des mollets, puis des genoux, rendant sa progression de plus en plus difficile. Puis le niveau de l’eau atteignit ses cuisses, et il ne put s’empêcher d’imaginer les flots submerger complètement la grotte, le noyant par la même occasion. S’il en croyait l’état des lieux, ces souterrains devaient être complètement engloutis à marée haute. Mais pour l’heure, l’eau ne faisait que monter et descendre successivement, à intervalles réguliers. Roivas supposa qu’il s’agissait du ressac de la mer et il en tira un léger réconfort.

Espérons que l’océan ne choisisse pas ce moment pour sortir de son lit…

  Le passage finit par déboucher sur une vaste caverne souterraine qui n’avait rien de naturel, elle aussi inondée. La lumière vacillante de sa lampe ajoutée à la lueur verte, subaquatique et artificielle qui dansait sur les murs, lui permit de distinguer, non sans frissonner, d’étranges monolithes à demi ruinés, recouverts d’algues luisantes. Au centre de la salle, une volée de marches grossièrement taillées menait à un imposant bloc de pierre qui faisait office d’autel. Quant aux parois, elles étaient recouvertes de bas-reliefs du sol au plafond. L’Impérial s’en approcha en soulevant des gerbes d’eau, et il remarqua dans un premier temps d’étranges gravures parmi lesquelles il devinait des tracés côtiers et des lignes qui semblaient former un pentagramme. C’était une carte de Hautecime, sans doute très ancienne, puisque la colonie de Rocheval y apparaissait encore alors qu’elle avait été abandonnée par l’Empire plusieurs siècles auparavant. Les annotations gravées dans la pierre ne lui évoquaient rien : c’était une langue qu’il ne connaissait pas, mais il se rappelait avoir vu des parchemins dans les archives de l’Ordre rédigées dans une calligraphie similaire. Il trouva aussi des dessins représentant des silhouettes humaines adorant une créature. Celle-ci était représentée entourée de liserés ondulants, comme pour symboliser de l’eau. Son dos était anormalement proéminent et elle se tenait sur des pattes atrophiées. Les doigts de ses mains semblaient reliées entre eux par une membrane, et son cou portait trois stries, évoquant des branchies.

  Roivas recula d’un pas, méditatif. Cette crypte a été creusée en des temps immémoriaux. Si j’interprète correctement ces gravures, elle devait servir de lieu de culte, sinon de point de rencontre entre de quelconques adorateurs et une sorte de créature venue des abysses. Il y a encore quelques heures, j’aurais dit que c’est pure élucubration… Mais est-ce si délirant que ça ? J’ai vu de mes propres yeux le kraken des légendes. Alors, comment pourrais-je exclure qu’une tribu adorait une espèce d’homme-poisson ? Nous n’occupons cette contrée que depuis deux mille ans, et la région septentrionale est sans doute la moins explorée de toutes. Serait-il possible que des peuples primitifs, avec des croyances et des pratiques archaïques, voire sauvages, aient déjà vécu ici avant l’arrivée de nos ancêtres ?

  Il poursuivit son étude du bas-relief, passant quelques minutes à tenter de déchiffrer ce qui n’avait pas été rendu illisible par des siècles de corrosion. Il avait conscience de devoir se hâter s’il ne voulait pas être surpris par une éventuelle montée des eaux ; il ne tenait pas à être encore dans les parages lorsque ce moment arriverait. Mais ces multiples inscriptions devaient contenir des informations vitales pour l’Ordre, et Roivas s’efforça de graver mentalement le plus d’éléments possible dans son esprit. Il en avait presque oublié l’appréhension qui le rongeait. Depuis que le Passeur l’avait pris en chasse, il allait de découverte en découverte sans pour autant parvenir à établir un lien satisfaisant entre elles. Mais l’expérience et le savoir de ses compagnons, confrontés à ce qu’il aurait retenu de cet endroit, leur permettrait sans le moindre doute d’interpréter de manière sensée les récents événements.

  Absorbé par ses réflexions, il sursauta lorsqu’il sentit quelque chose lui agripper la jambe. Retenant un cri, il fit un pas en arrière en brandissant la masse à bout de bras, prêt à frapper de toutes ses forces. Il vit un corps prostré à ses pieds, presque entièrement immergé dans les eaux sombres. Seule la partie supérieure de son tronc dépassait de la surface, de sorte que Roivas ne l’avait pas vu en allant et venant le long de la paroi rocheuse. De prime abord, le visage de la chose n’avait rien d’humain, et elle tendit vers lui une main implorante, couverte de limon et agitée de tremblements. Le cœur du chevalier se mit à cogner très fort dans sa poitrine et il sentit sa raison vaciller à la vue de ce spectacle aussi terrifiant qu’inattendu. Il abattit la lourde masse sur la monstruosité. Les os se brisèrent comme des brindilles lorsqu’elle lui défonça la cage thoracique. La main de la chose retomba dans l’eau, et si elle geignit, l’Impérial ne l’entendit pas avec le bruit qui régnait dans la grotte. En approchant la lanterne de la silhouette, Roivas réalisa qu’il ne s’agissait que d’un homme affublé d’une horrible cagoule. Une cagoule identique à celle qu’il avait trouvé sur le corps de Garvey. A sa stature, le chevalier reconnut l’inconnu qui se préparait à démolir la dalle dans sa vision. Il était d’une corpulence plus robuste que celui qui l’accompagnait.

  Se redressant, il balaya la caverne du regard, cherchant l’autre individu. Mais il n’y avait personne. Baissant à nouveau les yeux, il vit que les lèvres de l’homme bougeaient encore sous son masque répugnant.

  - Eh bien… C’est qu’on est coriace ! fit Roivas en posant son arme de fortune contre le mur.

  Refermant une main sur le manteau du mourant, il le tira vers lui et appliqua le fil de son poignard contre sa gorge. Le pauvre hère n’opposa aucune résistance. Le chevalier approcha une oreille, et il comprit que sa victime répétait inlassablement les mêmes paroles énigmatiques.

  - La bête… La bête…

  Roivas s’assura encore une fois qu’ils étaient bien seuls, et il ne perçut aucune autre présence dans la grotte inondée.

  - Où est l’homme qui était avec toi ? demanda-t-il froidement.

  C’était peine perdue. Vivant ses derniers instants, le grand gaillard, délirait, son regard se voilant peu à peu.

  - Ce n’est pas grave. Je trouverai tout seul.

  L’Impérial plongea la lame de la dague à deux reprises dans le cœur de l’homme, et il laissa le corps inerte glisser dans l’eau.

  Il n’eut pas à chercher longtemps. En contournant l’autel surélevé, Roivas trouva un autre cadavre affalé sur les premières marches. Le flux et le reflux des vagues charriaient des traînées sanglantes qui allaient se mêler à l’eau de mer. Il retourna le corps pour constater que sa gorge avait été littéralement arrachée. La blessure lui paraissait bien trop large pour avoir été provoquée par une arme conventionnelle. Il se serait trouvé à la surface, il aurait pensé à une attaque d’ours ou à une meute de loups affamés. Ici, il ignorait ce qui avait pu tuer cet homme. Voilà qui n’est pas plus rassurant que tout le reste… Un examen minutieux des alentours lui permit toutefois de s’assurer qu’il était toujours seul à se tenir dans la caverne. Quelqu’un s’était chargé à sa place de mettre les sbires de Garvey hors d’état de nuire. Par acquis de conscience, le chevalier voulut néanmoins s’assurer que l’objet de leur convoitise était toujours dans la grotte.

  Il se mit à gravir les marches glissantes et irrégulières qui menaient à l’autel. Il avait parcouru la moitié de la distance qui l’en séparait lorsque tout bruit ambiant retomba tout à coup. Le clapotis de l’eau, le rugissement des vagues au-dessus de sa tête ; il n’entendait plus rien. Il avait l’impression d’être entré dans une bulle et de se retrouver soudain plongé dans un silence surnaturel, comme s’il avait été frappé de surdité. Il resta un moment interdit et, l’espace d’un bref instant, il fut sur le point de tourner les talons, son courage posé dans ses derniers retranchements. Mais des murmures s’élevèrent alors, à peine perceptibles. Ils étaient partout et nulle part à la fois, formant une sorte de trame sur laquelle certaines voix se distinguaient plus que d’autres, susurrant à son oreille sans que personne ne se tienne pour autant près de lui. Un frisson glacé lui parcourut l’échine, et il passa une main tremblante sur son front trempé de sueur.

  Il reprit son ascension, plongé dans un état de semi-conscience, comme dans un rêve. Il posa un pied mal assuré sur la dernière marche et se dressa au-dessus d’un autel dont la fonction ne laissait aucun doute. Des sillons creusés au burin formaient de petites tranchées qui convergeaient toutes vers une sorte de bec en forme de poisson situé à l’extrémité de la dalle de pierre. Au pied de la petite structure se trouvait un renfoncement destiné à accueillir quelque récipient afin de collecter le sang des sacrifiés. La mer avait beau avoir effacé les souillures écarlates, Roivas pouvait aisément imaginer le liquide poisseux courir le long des gouttières et s’écouler par l’orifice prévu à cet effet. Mû par une sorte d’intuition, et à force de tâtonnements, ses doigts finirent par déclencher un mécanisme qui libéra un compartiment secret. Lorsqu’il l’ouvrit, il découvrit plusieurs outils sacrificiels de tailles et de formes diverses. Tous étaient parfaitement aiguisés et prêts à l’emploi, et Roivas devina sans peine la lente et douloureuse agonie qu’avaient dû connaître ceux qui avaient été tués ici.

  Malgré le profond dégoût qu’il ressentait, il poursuivit son investigation. En mettant à jour un double-fond, quelque chose accrocha son regard, et il fut incapable de s’en détacher. Un glaive dentelé à la facture inquiétante reposait à côté d’une petite boîte d’un métal éclatant qui arborait des motifs évoquant le monde marin. Elle était ouverte, et au-dessus d’un petit coussin de velours sombre flottait littéralement un objet sphérique qui ressemblait à une perle de très belle taille. Elle était parfaitement lisse. L’Impérial n’avait jamais vu un noir aussi profond. Il était tel qu’il paraissait absorber le peu de lumière qui régnait dans la caverne. La pierre le fascinait. Il avait envie de la toucher, de la posséder. Les murmures se firent plus pressants, plus menaçants à proximité de l’artefact. Le chevalier leva une main hésitante, et se reprit aussitôt. Il considéra encore une fois l’objet, avec curiosité.

  C’est de la sorcellerie ! Comment fait-elle pour léviter ? Depuis combien de temps est-elle ici ? Et à quoi diable peut-elle servir ?

  Une voix d’outre-tombe se détacha alors de toutes celles qui murmuraient à ses oreilles, l’interpellant d’une voix traînante, gutturale :

  - Viens à moi… Roivas Fendragon…

  Et une autre, féminine mais non moins fantômatique, lui fit aussitôt écho :

  - Viens…

  Une part de Roivas se recroquevilla au plus profond de son être, terrassée par la peur. Mais l’autre se tendit à nouveau vers l’artefact. Il ne parvint pas à l’en empêcher, et la seconde suivante, son index effleura la perle.

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