La prophétie (2/4)

11 minutes de lecture

  - On y est presque, dit le pêcheur en mettant par la même occasion un terme aux introspections de Roivas.

  La jeune femme demeurait inerte tandis qu’ils approchaient du phare et de ses dépendances, sa tête dodelinant à chaque pas que faisaient les deux hommes. Contrairement au marin qui portait un pantalon de toile sombre, d’épaisses chausses fourrées et un pull de laine sale, elle était vêtue pour sa part d’une robe faite de lanières de cuir ornées de plumes, de dents et d’os d’animaux. Le chevalier fronça le nez en remarquant qu’elle empestait les peaux tannées et la sueur.

  - C’est un drôle d’accoutrement que porte votre amie. Elle semble plus sauvage encore que ceux de votre peuple. Même vos druides paraissent moins… mystiques qu’elle.

  - C’n’est pas mon amie, répondit l’homme avec animosité. En général, on s’tient loin des sorcières des terres sauvages ; ça porte malheur. Si on peut éviter d’avoir affaire à elles, on l’fait.

  - Pourtant, ça ne vous a pas empêché de la transporter sur votre rafiot.

  - J’avais mes raisons, étranger.

  Les deux hommes venaient d’atteindre l’entrée couverte et, sans hésiter, l’étrange individu ouvrit la porte que l’Impérial s’était apprêté à franchir quelques minutes plus tôt. Ils s’engouffrèrent aussitôt dans le bâtiment et Roivas poussa la porte du talon afin de la refermer derrière eux. La flamme vacillante de la torche fixée dans un coin de la pièce s’éteignit avec le brusque déplacement d’air, et l’obscurité tomba comme un voile sur les deux hommes. Il fallut quelques secondes aux yeux du chevalier pour s’habituer à leur nouvel environnement. Il vit qu’ils se tenaient dans une petite entrée dans laquelle était entreposé du bois de chauffage, stocké à l’abri de l’humidité. Dans la pénombre, la rangée de manteaux accrochés à la patère en face d’eux ressemblait à un bataillon de pendus, mous et grotesques. Il remarqua également une porte close sur sa gauche et une ouverture dans le mur de droite qui semblait donner sur une pièce plus grande.

  - J’imagine que vous connaissez les lieux, dit Roivas.

  - J’suis venu ici une ou deux fois pour approvisionner l’phare en vivres, grommela le pêcheur. On devrait monter à l’étage. L’gardien doit s’trouver dans la grand-salle.

  - Dans ce cas, je vous suis.

  Le marin se dirigea alors sur la droite et ils pénétrèrent dans un atelier qui contenait un grand réservoir d’eau potable ainsi qu’un établi sur lequel se trouvaient tous les outils nécessaires à l’entretien du phare : marteau, clous, masse, rabot. Au plafond pendaient plusieurs crochets et lampes à huile rouillés, et Roivas dut se pencher à plusieurs reprises pour ne pas s’éborgner ou se cogner en passant près d’eux. Ils empruntèrent ensuite un couloir trop étroit pour qu’ils puissent s’y déplacer tous les trois de front. Le chevalier invita son guide à ouvrir la marche tandis qu’il porterait seul la jeune femme. L’impatience le gagnait, et il n’avait plus qu’une hâte : s’installer près d’un bon feu et prendre un peu de repos. Un détail attira toutefois son attention pendant qu’il traversait le couloir avec son précieux fardeau dans les bras : les fenêtres qui s’ouvraient dans le mur extérieur et qui donnaient probablement sur la crique étaient toutes condamnées, mais de l’intérieur.

Bizarre, pensa-t-il. Pourquoi tant de précautions dans un lieu si isolé ? Le gardien se sent-il en danger ici ?

  Ils parvinrent alors au pied d’un escalier d’angle sous lequel étaient empilés plusieurs tonneaux. L’odeur qui se dégageait des barriques et l’aspect sirupeux de la substance qui souillait le sol par endroits firent supposer au chevalier qu’il s’agissait là d’un dépôt d’huile de baleine. Elle servait probablement à alimenter le phare lui-même, en plus des habituelles sources de lumière. Un robuste système de palan avait été installé dans le but d’amener plus facilement les contenants à l’étage.

  Le pêcheur vint confirmer ses conjectures.

  - J’crois qu’des gars font l’plein une fois par semaine, dit-il en entamant l’ascension des marches. Mais en cas d’mauvais temps, y a bien d’quoi tenir l’phare allumé pendant plus d’un mois avec c’qu’y a là.

  Pelotonnée contre Roivas, la jeune femme était aussi légère qu’une plume. Mais tandis qu’il grimpait l’escalier, l’Impérial perdit peu à peu du terrain sur son guide. Il ne se pressa pas pour le combler. Le pêcheur ne faisait plus mine de vouloir porter assistance à sa mystérieuse passagère et le chevalier n’avait pas davantage envie de converser. Leurs échanges n’aboutissaient à rien et les vagues explications qu’il avait pu soutirer à ce type n’avaient pas réussi à convaincre Roivas de sa sincérité, aussi tâcha-t-il d’écarter ses pensées du Passeur pour les recentrer sur la méfiance que lui inspirait cet individu. Il s’agissait là d’une menace qu’il jugeait plus palpable, plus immédiate, et son instinct ne l’avait encore jamais trompé.

  Les deux hommes finirent par se rejoindre un peu au-delà du sommet des marches, dans un vestibule à peine plus éclairé que le rez-de-chaussée. Le grand tapis qui recouvrait le plancher était élimé jusqu’à la corde et imprégné de l’odeur de l’océan. Une fenêtre crasseuse et encadrée de vieux rideaux s’ouvrait dans le mur de gauche. En face d’elle étaient alignées quatre portes dont les trois premières étaient closes et la plus éloignée légèrement entrouverte. Quant au hall, il se terminait par un petit corridor en coude. D’un geste de la main, le pêcheur fit signe au chevalier de le suivre. Ce dernier lui emboîta le pas et ils traversèrent tous deux le couloir pour arriver dans une salle bien plus grande et bien plus chaude que toutes celles qu’ils avaient traversées jusqu’ici. Le feu crépitait dans un âtre de belle taille et un banc avait été tiré face à lui. Une table se dressait également là, entourée de huit chaises, et dans un coin opposé à la cheminée, un poêle à bois supportait une marmite d’où s’échappait l’odeur d’une soupe de poisson. Une tenture moisie habillait l’un des murs de ce réfectoire. Les autres étaient recouverts de croquis de navires issus des différents royaumes qui composaient Fendragon et deux petites fenêtres donnaient sur l’immensité de l’océan. D’une petite pièce attenante s’élevaient des murmures entrecoupés de gémissements. Cette simple litanie suffit à donner un frisson à Roivas malgré le bref réconfort que lui avait offert la vue de ce lieu. Les chuchotements s’arrêtèrent brusquement tandis qu’il mettait un genou à terre afin d’allonger la jeune femme sur le banc.

  Un vieillard un peu voûté déboula dans la salle, en état de panique. Il semblait surpris de trouver des visiteurs au cœur de sa retraite.

  - Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites ici ? aboya-t-il d’un ton inquiet.

  Le pêcheur fourra ses mains dans ses poches et adressa au gardien un vague signe du menton.

  - Salut Tolfdir.

  Sa présence sembla ajouter à la confusion du vieil homme.

  - J’ai eu un pépin avec l’bateau. Dès qu’la tempête sera passée, j’retournerai à Noirmarais. J’me r’pose juste un peu et j’repars.

  - Ne la laissez pas là, répondit le vieux en pointant la jeune femme inconsciente du doigt sans même la regarder. Il reste des lits dans les anciens quartiers des mariniers…

  - J’m’en occupe.

  Ignorant Roivas, le pêcheur s’approcha du banc, prit la blessée dans ses bras et la jeta sans douceur aucune sur son épaule. Puis il repartit par où ils étaient arrivés, laissant le chevalier seul avec le gardien. Celui-ci portait une vareuse dont le dos et les épaules avaient été graissés afin de les rendre imperméables. Cette technique était plutôt commune chez les marins, mais elle avait pour inconvénient de faire dégager aux vêtements une forte odeur de rance. Ses pantalons de toile grossière étaient enfoncés dans des bottes en peau également graissées. Il portait sur le crâne un bonnet de laine sombre qui laissait dépasser des cheveux blancs filasses, et une barbe de trois jours accentuait son aspect négligé.

  - Bonjour vieil homme. Je m’appelle Roivas.

  - Tolfdir, murmura-t-il d’une voix peu assurée, nouant et dénouant des mains osseuses aux articulations déformées par les rhumatismes.

  - Je suis navré de vous imposer ma présence… Tolfdir. Je reprendrai ma route dès que le grain sera retombé, du moins si le pêcheur accepte de me prendre à son bord. En attendant, me permettez-vous de me sécher auprès du feu, l’ami ?

  Il avait beau chercher à établir un contact visuel, le vieil homme semblait regarder partout et nulle part à la fois, ses yeux errant tantôt sur le sol tantôt autour de son interlocuteur. Le pauvre bougre n’était plus très jeune, et il ne semblait pas plus sain d’esprit. Roivas ne put s’empêcher de penser à son jeune frère, tenu à l’écart de la scène politique du fait de son handicap.

  - Je crois que vous pouvez… Oui… Vous pouvez vous réchauffer près du feu.

  Le chevalier le remercia avec un soulagement non feint et se laissa lourdement tomber sur le banc qui émit un craquement plaintif. Une bûche se fendit dans l’âtre, laissant échapper un petit tourbillon de braises. Il se pencha alors en avant, tendant ses mains vers la source de chaleur, et soupira d’aise en sentant la tiède caresse des flammes effleurer son visage et ses paumes. Du coin de l’œil, il voyait le gardien se balancer inlassablement d’avant en arrière, ses lèvres s’agitant silencieusement. Il demeura là un moment, comme s’il avait oublié la présence de l’Impérial. Puis brusquement, il sembla regarder à travers Roivas, avant de disparaître par la porte qu’il avait franchie pour venir à la rencontre des arrivants, et on entendit bientôt ses murmures s’élever à nouveau, ponctués par des bruits d’ustensiles qui s’entrechoquent. Une poignée de secondes plus tard, il était de retour avec dans les mains un couteau dentelé, un pot de terrine, du pain et une chope de bière qu’il apporta au nouveau venu.

  - Il me semble que vous n’aimez pas le poisson, commenta-t-il en lui tendant ce repas.

  Roivas fit de son mieux pour masquer sa surprise. Il scruta le visage du vieil homme, fouillant les méandres de sa mémoire. Est-ce que j’aurais déjà rencontré ce vieillard auparavant ? Son visage ne m’est pourtant pas familier, pas plus que ces lieux. Il tendit les mains pour débarrasser le gardien et, après avoir posé près de lui bock et couteau, il renifla distraitement la nourriture. Il sentit alors son estomac se nouer sous l’effet de la faim. Il était littéralement affamé. Il n’avait pas mangé depuis la veille, au moins. Il remercia Tolfdir et commença à attaquer cette manne inespérée. Au bout d’un moment, il invita le vieillard à prendre place près de lui sur le banc, mais celui-ci resta debout, le regard perdu dans les flammes et ses lèvres psalmodiant toujours quelques paroles incompréhensibles. Haussant les épaules, Roivas termina de dévorer son repas, et le silence ne fut troublé que par les joyeux crépitements du feu et les bruits de mastication du chevalier. Lorsqu’il eut terminé, il but une gorgée de bière et tenta une nouvelle approche.

  - Vous connaissez l’homme avec lequel je suis arrivé ? Il dit venir de Noirmarais.

  Le vieillard hocha doucement la tête.

  - Garvey. Oui. Je connais les habitants de Noirmarais. Ceux qui ont un bateau viennent parfois ici. Certains apportent de l’huile pour le phare, d’autres apportent du poisson. Beaucoup de poisson… Noirmarais. J’y suis né, vous savez ?

  - Je suis assez peu familier avec cette partie du royaume. Pardonnez-moi, mais Garvey et vous-même ne ressemblez pas beaucoup à vos homologues nordiques.

  Ses mouvements de balancier s’interrompirent tout à coup, et son regard sembla prendre pour la première fois une réelle consistance, mais ce fut fugace. Il porta ses doigts à sa bouche et se mit à les mordiller avec anxiété.

  - Maudits. Nous sommes tous maudits. Garvey, tous les autres. Moi. Nous sommes tous maudits. C’était mal ; il ne fallait pas.

  - Il ne fallait pas quoi ?

  - Ça me fait plaisir que vous soyez là, poursuivit le gardien comme s’il n’avait pas entendu la question. Le vieux Tolfdir n’a pas beaucoup de visite. Il n’y a que les bateaux qui apportent des choses pour le phare. Et ils ne restent jamais longtemps.

  Roivas hésita à insister. Le vieil homme semblait un peu plus loquace que le dénommé Garvey, mais le chevalier craignait que sa trop longue solitude n’ait eu des effets désastreux sur sa santé mentale. A moins qu’on ne l’ait isolé ici parce qu’il était déjà un peu dérangé.

  - J’étais à la recherche d’un bateau, dit-il prudemment. Mon équipage et moi-même étions sur le point de le rattraper lorsque la tempête s’est levée. Sans ce maudit grain, nous aurions réussi. Vous savez quelque chose à ce sujet ?

  - Cette tempête n’était pas naturelle. Oh, ça non ! Je n’ai jamais rien vu de tel en soixante ans ! Ce n’est pas bon… Ce n’est pas bon du tout ! Ils n’auraient pas dû !

  Il gémissait maintenant. Posant sa chope de bière sur le banc, Roivas se leva et attrapa doucement le vieillard par les poignets.

  - Qu’ont-ils fait de si terrible ? Vous pensez qu’ils ont quelque chose à voir avec la tempête qui m’a empêché de les atteindre ? Parce que ce sont eux, n’est-ce pas ? Ceux que je recherche sont à Noirmarais ?

  Pour la première fois depuis le début de la conversation, Tolfdir plongea son regard dans celui de Roivas. Ce que celui-ci vit dans les yeux de son hôte relevait à la fois d’une grande lucidité et de la peur dans ce qu’elle avait de plus primaire.

  - Vous avez rencontré Celui qui voit tout ? murmura le gardien. C’est pour cela que vous êtes ici, n’est-ce pas ? Vous allez nous guérir. Mais si le Maître vous a épargné, alors cela signifie aussi que Fendragon est condamné. Non… Par la Source, non…

  - Que voulez-vous dire, vieil homme ? risqua Roivas sur le même ton, en affermissant sa prise. Je ne comprends rien à votre charabia. En quoi cette créature aquatique pourrait-elle menacer le continent tout entier ?

  - Ce n’est pas Celui qui voit tout qu’il faut craindre. C’est celui qui le sert qui provoquera notre fin à tous. Vous seul pouvez empêcher cela, mon Prince.

- Comment savez-vous ? souffla l’Impérial, sa conscience se brisant comme un miroir.

  Il relâcha les poignets de l’homme, avec l’impression d’avoir encaissé un violent coup de poing dans le ventre. Comment a-t-il su pour le poisson ? Et comment peut-il avoir deviné un rang que personne ne m’attribue plus depuis des années, pas même à Saintefontaine ?

  Mais il savait qu’il n’obtiendrait plus rien de Tolfdir. Le vieillard était déjà redevenu distant, son visage dénué de toute expression. Il avait repris ses divagations au sujet d’ombres dans les rochers et sous les eaux. Quant à Roivas, il était sous le choc. On lui avait confié une mission d’une simplicité affligeante et voilà qu’elle prenait des proportions qui dépassaient l’entendement. Avoir survécu à un naufrage provoqué par une créature antique n’était vraisemblablement pas suffisant. Un vieillard omniscient parlait maintenant d’une menace plus terrible encore. Qu’est-ce qui peut être pire qu’une nouvelle Confrontation ? On prétend que la dernière a failli réduire l’humanité à néant.

  Il s’écarta de la cheminée sur des jambes cotonneuses pour aller s’appuyer contre le montant d’une fenêtre, en proie à une intense confusion. La nuit n’allait pas tarder à tomber. Le peu de luminosité qui régnait sur ce rocher déclinait, indiquant que la journée touchait à sa fin.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Pendrifter ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0