Amitié interdite

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 Il rampait dans le fossé, transi et couvert de boue. Sa capote était imbibée d’eau glacée et plusieurs fois, il avait été tenté de l’abandonner tant elle était lourde. Au loin, le bruit des explosions d’obus et les lueurs dans la nuit lui indiquaient que la bataille faisait encore rage. Cela faisait plus d’une heure qu’il avait déserté cet enfer après que toute sa section ait été envoyée à la boucherie par un officier à moitié fou. Il avait miraculeusement survécu à la mitraille allemande qui les avait fauchés dans le no mans land. Il avait trébuché et dévalé un talus pour se retrouver dans ce fossé qu’il suivait en rampant dans un filet d’eau glacé. Depuis plusieurs jours déjà, il avait décidé que ça suffisait. Que ce combat était absurde et que le commandement était incompétent. Depuis les mutineries, il savait ce qu’il en coûtait réellement de déserter : la mort. Mais il avait fait son choix. Assez de sang, de tueries aveugles. Cette guerre ne profitait qu’aux aristocrates confortablement installés à l’arrière pendant que le pauvre peuple se faisait décimer. Qu’ils aillent eux-mêmes défendre leurs privilèges. Lui, il avait tout donné.

Un arbre déraciné obstruait le fossé de ses branches et il allait devoir sortir à découvert pour le contourner. Il devait être cinq heures du matin en ce mois d’octobre 1917. La nuit était encore noire, faiblement éclairée par un maigre croissant de lune. Tant mieux, elle masquerait sa fuite. Il remonta le talus et risqua un œil. Un champ en friche s’étalait devant lui. Au fond, à cent mètres environ, il distingua les contours d’une grange. Il ne réfléchit pas. Il sortit de son trou comme il jaillirait de la tranchée et courut à découvert jusqu’à la bâtisse comme il monterait à l’assaut. Il s’accroupit au pied du mur, tous ses sens en éveil. Aucun bruit ne lui parvenait de l’intérieur, aucune lumière ne filtrait. Il longea les murs et trouva la porte. Elle était ouverte. Il dégaina son poignard ‘vengeur’ et entra dans la place, le cœur battant à tout rompre. L’obscurité était totale. De la paille crissait sous ses brodequins. Il s’arrêta un long moment et écouta le silence en retenant sa respiration. Il était seul, il en était sûr. Au loin, les détonations s’étaient tues. Le jour allait se lever sur des centaines de morts. Il identifia à tâtons un entassement de bottes de paille. Il sourit de sa bonne fortune car en ces temps de pénurie, trouver de la paille fraîche, c’était inespéré. Il s’aménagea rapidement un espace dans l’entassement et s’y dissimula. Complètement exténué et enfin au chaud, il finit par s’endormir.

Un bruit à l’extérieur le réveilla. Il eut la présence d’esprit de ne pas bouger. Sa main se ferma sur le manche de son poignard de combat. Il s’était installé à plat ventre, dissimulé sous deux rangées de bottes et la tête dirigée vers la porte. Le matin devait être déjà bien avancé car la lumière du soleil entrait révélant la disposition des lieux. Le bruit reprit. Quelqu’un marchait le long des murs, s’arrêtait, repartait. Dans un instant il allait apparaître dans l’embrasure de la porte. Il vit un homme passer le seuil dans une attitude très méfiante, brandissant un couteau, attentif à tout bruit suspect. Cet homme se comportait identiquement à lui-même, à la seule différence qu’il portait un uniforme allemand. Le français sentit son cœur s’accélérer. Ses yeux ne quittaient pas cet homme qui inspectait les lieux. Il songea à un éclaireur d’une patrouille et donc que ses camarades ne devaient pas être loin et envisageaient peut être de s’abriter là. Mais l’allemand ne sembla pas vouloir avertir qui que ce soit. Il rengaina son couteau et ferma aux trois quarts la porte. Il s’assit sur un vieux seau retourné au pied du tas de gerbes. Le français le surplombait. Il le vit poser ses coudes sur ses genoux et cacher sa tête dans ses mains, dans une attitude de fatigue ou de grand désarroi. C’est à ce moment précis qu’il déclencha son attaque. Il ramassa son corps et s’arracha à sa cachette en bondissant, tel un chat sur sa proie. L’allemand surpris par le bruit se retourna mais l’autre était sur lui le poignard brandi prêt à frapper. Il eut la présence d’esprit d’empoigner le bras armé et les deux adversaires roulèrent sur le sol dans une lutte au corps à corps. L’allemand, plus costaud, réussi à se dégager et à dégainer son couteau. Les deux adversaires se firent alors face, la respiration haletante, chacun brandissant une lame d’une main tremblante de peur et d’émotion. Ils restèrent ainsi quelques secondes à s’évaluer, épiant le moindre mouvement précurseur de l’attaque. Leurs respirations étaient fortes, la sueur imprégnait leurs fronts. Rien ne se passait. Les yeux se croisèrent, verts d’un coté, bleus de l’autre. Les barbes drues dues à l’absence d’entretien témoignaient de la même rudesse de la vie des deux cotés du front.

C’est alors que le français réalisa que cette haine qui les poussait à s’en vouloir à mort, était liée à l’endoctrinement basé sur la soit disant différence des deux peuples qu’on leur avait inculqué depuis leur petite enfance. Tout cela au nom de la patrie ou d’une fierté revancharde de vieilles barbes mégalomanes bien planquées. Il fixa les yeux de son adversaire et leva la main gauche en signe d’apaisement. L’autre ne broncha pas. Lentement, il fléchit ses jambes et baissa son poignard jusqu'à venir le poser au sol devant lui. L’autre n’avait toujours pas bougé. Il ne lâcha pas l’arme mais d’un coup de menton, il invita l’allemand à faire de même. L’homme s’exécuta, et les deux adversaires se retrouvèrent accroupis, face à face, les yeux dans les yeux, la main sur leur arme respective. Un moment passa à s’épier dans cette position inconfortable. C’est l’allemand qui recula sa main le premier, immédiatement imité par le français. A ce moment précis, un nuage qui devait occulter le soleil, se déplaça et un plus fort rayonnement envahit la grange. Les deux hommes perçurent ce qui devait être une coïncidence comme un signe de la providence. Ils se laissèrent tomber chacun à leur tour sur les genoux, devant leur couteau. Ils restèrent ainsi à haleter, comme deux gamins ayant couru longtemps après s’être fait surprendre à chaparder des cerises. Ils se regardèrent et cette joie réciproque de s’être sortis de ce mauvais pas se traduisit par des sourires timides, des ébauches de rires.

« Luis », prononça l’allemand en se désignant de la main sur la poitrine.

Le français parut surpris et sourit en se désignant à son tour

« Louis, moi c’est Louis »

- Was ?, s’étonna l’allemand, Louis ?

- Oui. Louis, puis par deux fois, il désigna l’allemand et se désigna, Luis, Louis, Luis, Louis. Ha, ha, ha ! C’est amusant, y a presque pas de différence.

- Ja, dit l’allemand en souriant aussi, fast der gleiche Vorname[1] »

Et comme si rien n’avait existé de toute cette tuerie organisée depuis des années, l’allemand lui tendit une main que l’autre accepta de serrer.

Ils se redressèrent, laissant leurs armes sur le sol.

Le français mit la main dans la poche de sa vareuse et l’allemand eut un geste de recul. Mais l’autre sortait déjà un paquet gris.

« Tabac, c’est du tabac. Pas arme ! », dit-il de sa voix la plus rassurante. Il s’en voulait d’avoir brûlé les étapes. La confiance devait se gagner. Il se demanda comment allait se passer leur prochaine nuit.

« Ach so. Tabak,  nur der Tabak[2] », dit l’allemand soulagé. Il fit signe au français d’attendre et plongea à son tour la main dans une de ses poches. Il en sortit une blague à tabac en cuir. Il fit un signe sans équivoque qui signifiait un échange que l’autre accepta. Ils s’installèrent face à face pour se rouler une cigarette, chacun utilisant le tabac de l’autre et, lorsqu’ils tirèrent à l’unisson la première taffe, ils firent la même grimace ce qui les fit partir dans un grand rire libérateur.

A partir de cet instant, un fort lien d’amitié s’établit entre ces deux hommes que tout prédestinait à se détruire. L’allemand avait lui aussi déserté son armée, ne pouvant plus supporter l’absurdité de ce combat. Bien qu’ils ne connaissent aucun mot de la langue de l’autre les deux hommes parvenaient à se comprendre, car ils avaient les mêmes désirs, les mêmes besoins. Ils partagèrent le peu de nourriture qu’ils avaient sur eux, aucun n’ayant eu le temps de préparer sa désertion. La première nuit se passa sans anicroche, chacun ayant choisi naturellement de faire confiance à l’autre. Et le jour suivant passa en tentative de conversation sur la vie de chacun. Le français plus âgé, avait deux enfants, l’allemand n’était que fiancé, elle s’appelait Mathilda. Ils parlèrent de leur travail avant la guerre, de leurs espoirs après la fin de tout ça. Ils découvrirent qu’ils rêvaient tout deux de voir le Colisée de Rome et ils se promirent de s’y attendre, à midi, dix ans, jour pour jour, après la fin proclamée de cette maudite guerre.

Ils savaient qu’ils ne pourraient pas vivre éternellement dans cette grange. Il leur fallait fuir avant d’être découverts par l’un ou l’autre camp. Ils décidèrent de tenter leur chance dès le lendemain chacun de son côté. Au petit jour, ils se séparèrent après s’être embrassés comme deux frères.

« Viel Glück. Wir sehen uns in Rom ![3] », lui avait lancé Luis.

Ils se séparèrent, chacun dans une direction différente.

 

*

 

11 novembre 1928 devant le Colisée de Rome. 12H00.

Louis s’était placé devant l’entrée principale. Le monument pavoisait pour commémorer la fin de la guerre. Il chercha sans trop y croire, une tête connue dans la foule nombreuse. Une dame l’aborda dans un français aux accents germaniques.

- Excusez-moi monsieur, êtes-vous Louis ?

- Oui, répondit-il intrigué.

- Je suis Mathilda. »



[1] Oui, presque le même prénom

[2] Ah bon, du tabac, seulement du tabac

[3] Bonne chance ! Rendez-vous à Rome.

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Amitié interditeChapitre2 messages | 6 ans

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