SANS SUITE 17/ Jour 4 : L'enfance des américains

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Le restaurant est bondé et la serveuse nous installe à une table qu'elle débarrasse à la hâte. Alors qu'elle remet les couverts, elle prend connaissance de nos choix d'apéritifs.

Je suis toujours en colère et me contente d'écouter mes compagnons parler. Sybille s'extasie sur ses enfants, Leandra vante son établissement et John nous fait saliver avec sa cuisine raffinée. Lukas fait mine de se concentrer sur la carte des vins, mais je vois bien qu'il nous épie, sa sœur et moi.

Nos trois américains sont un véritable mystère et une question me taraude. Seulement, les regards assassins d'Angie me font hésiter à la poser et la serveuse qui réapparait me distrait. Elle dépose nos verres pleins et s'enquiert de notre commande. J'opte pour une pizza campagnarde et reprends le fils de mes pensées. J'ai vraiment envie d'en savoir plus sur nos compagnons, et de les comprendre. Je suis convaincue que ça allègerait la tension pendant notre cohabitation, même si elle prendra bientôt fin. Les interrogations autour d'eux s'accumulent mais commençons par le début. J'accroche John des yeux, avec naturel, je l'espère :

— Comment vous êtes-vous connus Lukas et toi ?

Je répète une œillade identique envers monsieur Sullivan et constate avec satisfaction qu'il a légèrement abaissé la feuille plastifiée derrière laquelle il se cachait. Je poursuis, innocemment :

— Comment deux personnes aussi différentes ont-elles réussi à se lier d'amitié ?

— Un autre jour, Carly, marmone Lukas.

— Pourquoi ? Je ne crois pas me montrer indiscrète ou déplacée. Je suis seulement un peu curieuse, quel mal y a-t-il ?

Il plisse les lèvres et baisse la tête, tandis que j'aperçois les yeux de sa sœur qui me foudroient toujours. La panthère se contient avec peine.

— Bizarrement, j'ai envie d'en parler ce soir, avoue John, pensif. À croire que cette nouvelle cohabitation peut se révéler bénéfique.

Il sourit à Sybille, s'empare de sa main posée sur la table et dédicace un clin d'œil à son ami qui, lui, reste de marbre.

— Par où commencer ? réflechit-il. Ma mère camée du matin au soir faisait le trottoir. Quand j’avais quatre ans, elle est morte, et on m'a mis dans un foyer. Puis dans un autre. Et encore un autre. À peu près tous les deux ans, j'en changeais. À chaque fois une nouvelle famille, une nouvelle école avec de nouveaux enseignants et de nouveaux élèves parmi lesquels je n'avais pas ma place. Le dernier établissement où on m'a envoyé était plus huppé que les précédents. J'ignore pour quelle raison j'ai atterri là, mais j'ai tout de suite repéré un autre type qui dénotait dans cet univers nanti. Jean noir, tee-shirt noir, blouson noir, cheveux hérissés. C'est son regard qui m'a interpellé avant tout. Des yeux perçants, cerclés de maquillage noir. Ses parents étaient décédés dans un accident d’avion alors qu'il n'avait que six ans et il vivait seul avec sa sœur dans la grande maison familiale vide. Leur fortune et leurs avocats permettaient d'empêcher les assistantes sociales de les emmener. Ils s'appelaient Lukas et Angie. Il en voulait aux vivants qui tuaient sans vergogne des innocents au nom du pouvoir ou de leur dieu, aux morts qui s'étaient permis de prendre des risques inconsidérés, bref, au monde entier, qui privait les enfants de leur foyer. Mon histoire a fait monter encore d'un cran l'animosité de mon nouvel ami. On est vite devenu inséparable. On passait nos soirées à boire et à fumer tout ce qu’on trouvait, dans l'espoir d'oublier. Notre ivresse ou la vapeur dans laquelle on se trouvait nous conduisait à emmerder les plus faibles ; on dépouillait les clochards, on jouait avec les sentiments des filles, aussi, ou on insultait les homos. Ensemble, on frappait aux portes des maisons, la nuit, pour faire peur aux habitants, puis on courrait se cacher dans des buissons pour voir les voitures de police débouler en trombe, avec leurs sirènes hurlantes. On crevait les pneus des voitures, on rayait les carrosseries, on déclenchait les alarmes des magasins. On y prenait un malin plaisir. On n’était pas des criminels, juste des gamins perdus et en colère. Jusqu'au jour où...

Deux serveurs interrompent ce sombre récit lorsqu'ils apportent nos assiettes. Nous restons tous silencieux, sans oser nous regarder. Mes yeux survolent la nappe, passant sur les verres, le pot de fleurs violettes au centre, les photophores qui l'entourent, les plats de mes voisins... Que peut bien ressentir John, à l'évocation de ces souvenirs ? Et Lukas ? Le premier attend patiemment que l'employé remplisse nos verres de vin, tandis que le second semble figé dans la contemplation de ses tagliatelles au saumon. L'homme repose seulement la bouteille quand John reprend :

— Jusqu'au jour où on a entravé une route entière d'éclats de verres. Une fille est arrivée, en voiture. Ses pneus ont tous crevés. Elle est sortie de son véhicule pour nous injurier. On s'était saoulés à la vodka, on avait pris pas mal d'herbe aussi, et ça nous faisait marrer. Elle était coincée. Elle ne pouvait ni avancer, ni reculer. Elle a voulu s'enfuir en courant, mais elle se tordait les chevilles à cause de ses talons ; elle a quitté ses chaussures ; les bouts de verre lui écorchaient les pieds…

— Arrête, John. C'était il y a longtemps. Nous ne sommes plus ces ados.

— Certes, mais c'était bien nous, Lukas. Tu ne peux pas le nier.

Les traits de Lukas sont tirés et ses doigts crispés sur le bord de la table. Ses muscles sont tendus, et il se tient légèrement penché, comme un animal féroce prêt à bondir sur sa proie, John, en l'occurrence. Nous retenons tous notre respiration, et pour ma part, je ne suis pas certaine de vouloir connaitre le sort qu’ils ont réservé à cette pauvre fille. Je ne le supporterai pas. Je sens déjà l’écœurement me tenailler.

Le conteur poursuit, nullement impressionné, sans pour autant quitter le prédateur des yeux :

— Bref. On a fini par se faire arrêter. Encore une fois, sans l'argent et les avocats, nos ennuis auraient été bien plus graves. Il fallait nous séparer, tous les deux. C'est là que le cours de nos vies a pris un nouveau chemin.

— Qu’avez-vous fait à la fille ? demande Leandra, à mon grand regret.

— Rien. Une patrouille de police est passée et c’est là qu’on s’est fait choper.

— Vous aviez l’intention de lui faire quoi ? insiste Sybille.

C’en est trop pour moi. J’ai une idée assez précise de ce qu’ils avaient en tête et je ne veux pas l’entendre. La violence et la cruauté me rendent trop malade pour que je les supporte. Je suis donc forcée d'intervenir rapidement, car John ouvre déjà la bouche pour répondre :

— À ton avis, Sybille ? L’essentiel est qu’ils aient été arrêtés à temps. Quelqu’un aurait peut-être un sujet plus gai ?

Mais le bougre n'en a pas terminé :

— Je n’ai pas encore répondu à ta question, Carly. Je devais une nouvelle fois changer de foyer et d'école. Lukas est intervenu. Il a menacé ses avocats de les virer s'ils ne faisaient pas en sorte qu'Elda, la gouvernante, devienne leur tutrice légale, à lui et Angie, mais à moi aussi. Ça a marché. Je suis venu m'installer dans la grande maison vide. En échange, nous devions cesser nos coups tordus et obtenir de bons résultats à l'école. Nous avions tout planifié. Lukas et Angie reprendraient les affaires de leurs défunts parents et je serais promu directeur du casino. Mais Elda remplaçait la mère que je n'avais jamais eue et je passais de plus en plus de temps à la cuisine auprès d'elle. C'est elle qui m'a transmis sa passion et qui m'a donné l'envie de vivre de cet art. J'ai étudié dans les plus grandes écoles de restauration et remporté plusieurs concours avant de me sentir prêt à accepter la nouvelle offre de mon meilleur ami : directeur des restaurants. Je voulais faire honneur à Elda et provoquer la fierté de celui qui m'avait tout donné, de celui qui aurait pu être mon frère, Lukas.

— Tu es mon frère. Tu fais partie de la famille ; on ne va pas revenir là-dessus.

— Arrêtez, vous allez nous faire pleurer ! ricane Angie.

— Comme vous pouvez le constater, je ne suis pas le frère d'Angie, par contre. J'aurais aimé être son mec, à une certaine époque, mais elle ne l'a pas vu de cet œil. Moi aussi, je t'aime, ma poule.

La jeune femme éclate alors de rire. Un son désagréable tant il sonne faux et promet une blessante répartie :

— C'est là que réside toute la différence entre toi et nous, mon cher John, car il t'est encore possible d'aimer alors que ce sentiment nous a été volé à la mort de nos parents.

Cette femme ne se contente pas d'être égoïste, elle est aussi complètement folle ! Abasourdie, je réagis sans réfléchir aux conséquences :

— Angie, je trouve que tu y vas un peu fort. Comment peut-on voler un sentiment ? Tu parles d'amour en plus ? Ton frère, tu ne l'aimes pas ? Il y a toujours des gens qu'on rencontre auxquels on s'attache et un jour tu aimeras quelqu'un. Tu ne pourras rien faire contre ça.

— Tu te trompes, Carly. Oui, j'aime mon frère et encore oui, je n'y peux rien. S'il venait à mourir à son tour, je me tuerais. Il est hors de question que j'endure encore une fois cette douleur. Tout amour fait souffrir, alors sache qu’il est très facile de ne s'attacher à personne. Demande à Lukas comment il s'y prend. Il t'expliquera ça mieux que moi. Mais au fait, et toi, tu l’aimes, mon frère ?

— Ça suffit, Angie ! gronde alors ce dernier en se redressant subitement.

— Pourquoi Lukas ? Sa réponse te ferait-elle peur ? Ou craindrais-tu que je te retourne la question ? Tu sais Carly, tu n’es pas différente de tous ces vautours, comme tu les appelle, qui tournent autour de nous. Mon frère est comme moi. Jamais il ne se liera d'affection pour qui que ce soit, et surtout pas pour une femme aussi insignifiante que toi. Tu n’es personne, tu ne ressembles à rien. Alors oublie sa fortune !

Lukas s'est rassis. Ses mains reposent bien à plat sur la nappe, doigts écartés. Bien qu'il garde la tête baissée, je note un léger tressautement au coin de son œil.

— J'avais émis le souhait de souper en paix. Encore une fois, c'est râté, fulmine-t-il. Grâce à vous.

Je le fixe. Il va forcément me venir en aide, dire quelque chose de gentil. Il ne peut pas me laisser être une seconde fois humiliée de la sorte ! On sait tous les deux que nos disputes et nos réconciliations sous la couette seront classées sans suite dès que nous serons partis.

— Je vais en boîte. J’ai besoin de me détendre. Ne me suivez pas, ordonne-t-il.

Rien. Pas un mot pour atténuer le poison de sa sœur, même pas un bref coup d’œil. Il s’éloigne, règle la note à l’accueil et quitte la salle. Je laisse mes larmes rouler sur mes joues.

— Bien, c’est la dernière fois que vous m’humiliez de la sorte. Angie, c’est toi qui a tort. Sur toute la ligne. Crois-moi, ton frère, tu ne l’aimes pas, car si c’était le cas…

  • Oui ? me coupe-t-elle, attentive, en se penchant vers moi.

Si c’était le cas, elle ne l’empêcherait pas de vivre sa vie. Cette femme, ce serpent, cette veuve noire l’emprisonne par ses menaces de suicide. Elle joue avec ses sentiments et lui interdit d’éprouver ou de montrer ne serait-ce qu’une once de sensibilité. C’est elle, le vautour, pas moi.

Je m’en vais. Mes amies m’accompagnent. Personne n'a terminé son repas. On y a à peine touché, mais je m'en fous. À l’extérieur, Sybille et Léandra me prennent toutes les deux par la taille et nous avançons en direction des villas. Je présente mes excuses pour avoir gâché leur soirée ; on dirait que ça devient une habitude. Je sais que Sybille aurait aimé rester avec John. Je sèche mes larmes.

— Carly, tu devrais prendre tes distances avec Lukas. Tu vas souffrir de cette relation, me conseille-t-elle avec inquiétude.

Un pauvre rire jaune jaillit de ma gorge.

— Relation ? Ce n’est pas le mot, non. Souviens-toi, ce ne sont que des parties de jambes en l’air. Nous avons pris un peu de bon temps, ça s’arrête là, et à cet instant précis. Nous allons aller en boîte, nous aussi. John et Angie l’ont probablement déjà rejoint et je me contrefiche que ma présence leur déplaise. Qu’en dîtes-vous ?

La musique apaisera ma peine, et je veux faire plaisir à mes amies. Leandra aime danser, et le temps de soirées en boîte avec les copines lui manque beaucoup.

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