SANS SUITE 13/ Jour 3 : Explications

10 minutes de lecture

Je le suis, une idée derrière la tête. Par chance, nous sommes en été, et les boutiques ferment leurs portes bien plus tard le soir.

Je flâne, admirant telle robe, m’imaginant dans tel maillot de bain… Je ne réalise où nous sommes que lorsque nous nous arrêtons devant l'entrée... du casino. Il est très malin et je manque de perspicacité, car s'il a fait preuve d'une telle patience alors que je trainais dans les magasins, c’était encore une tromperie pour me calmer et m’amener discrètement là où il a décidé qu’il irait.

— Lukas, n’insiste pas, s’il te plaît. Je suis fatiguée de me battre avec toi. Pour une fois, pense à quelqu’un d’autre qu’à toi-même et ne me force pas à entrer.

Je l’implore en le regardant avec tellement d’insistance que je ne vois pas la femme approcher d’un pas décidé. Distinguée, elle s’agrippe au bras de mon compagnon.

— Lukas ! Quelle plaisir de vous revoir ! Mon époux m’a informée de votre visite imminente, et vous m’en voyez ravie. Où êtes-vous descendu ?

— Madame De Soyer ! Le plaisir est partagé. Nous sommes du côté de Sète, mais je ne pouvais pas être si près sans venir vous saluer.

— Nous vous avons réservé une table VIP. Mais j’avais cru comprendre que vous seriez plus nombreux.

— Ma sœur et nos amis sont à la traîne. Ils vont nous rejoindre. Au fait, je vous présente Carly. Carly, Madame De Soyer et son époux sont de très bons clients.

Je réponds sans sincérité :

— Je suis enchantée, Madame.

— Enchantée, également. J’espère avoir le plaisir de vous revoir avant votre départ, Lukas.

— Avec joie.

Voilà une personne fausse et déplaisante à souhait. Sa façon d’insister sur le mot plaisir, son regard mielleux, quelque chose me dérange chez cette femme d’âge mûre, maquillée et parfumée à outrance, qui nous mène à notre salon. Elle reste accrochée au bras de Lukas, susurrant je ne sais quoi à son oreille.

À peine installés et sans que nous n’ayons passé commande, une serveuse apparait devant nous, avec un plateau rempli de coupes de champagne, et d’une bouteille dans un seau.

— De la part de Madame De Soyer, annonce-t-elle.

— Remerciez Madame De Soyer pour moi, prononce Lukas, d’un air assuré.

Il attend qu’elle finisse de remplir nos coupes pour se tourner vers moi. Il fait sombre, j’ai chaud et je ne me sens pas à ma place avec cet homme, dans cet univers raffiné. J’aimerais tant qu’il ne dise rien, qu’il se taise. Mais bon, ce serait comme demander à un chien de ne plus aboyer.

Il s’empare d’un verre, me le tend, puis saisit le second. Il m’invite, tout sourire, à trinquer, mais je refuse et repose délicatement mon récipient. Il grince alors discrètement des dents puis m’imite. Enfin, il inspire profondément en baissant la tête, puis plonge ses yeux couleur bleu nuit dans les miens.

— Carly, je te présente toutes mes excuses. Je me suis mal exprimé. Il faut bien que tu comprennes que ma vie sentimentale se résume à ça, des parties de jambes en l’air. C’est vrai, je change de partenaire tous les soirs, et ça me convient. Pas d’attaches. Pas de sentiments. J’entends bien que les choses restent ainsi.

Il semble réfléchir et fait mine de s’intéresser aux joueurs des machines à sous. Mon regard reste figé sur lui ; je me demande bien ce qui le pousse à me fournir ces explications, qui n’apporteront rien de positif à l’opinion négative que j’ai de lui. Je prépare ma réponse et le fixe toujours lorsqu’il daigne à nouveau me regarder. Il a l’air surpris, sans doute par mon silence. Je reprends mon verre et y trempe les lèvres, effrayée à l'idée qu'il puisse lire quoi que ce soit sur mon visage. Il s’apprête à poursuivre, mais je le devance :

— Pas de soucis, Lukas. Je pensais juste que tu montrerais plus de respect. Je n’imaginais pas que tu me salirais ainsi en utilisant de tels termes. C’est rabaissant, humiliant. Car même si tu as finalement raison, et même si c’est juste une fois, moi je respecte l’autre. Je te respectais, Lukas, et je n’aurais jamais parlé de ce que nous avons fait en ces termes. Mais passons à autre chose. Le champagne est excellent.

— N’essaie pas de changer de conversation. Quand John m’a demandé si tu es un bon coup, je suis désolé, c’est comme cela qu’on parle lui et moi, je lui ai répondu… bof. Je suis vraiment désolé. Je préfère que tu l’apprennes de ma bouche que de la sienne.

Sa voix est rauque, et j’ai remarqué sa pomme d’adam qui tressaute dans son cou. Son regard est triste, il exprime la crainte et la douleur. Foutaises ! Je suis écœurée. Ces révélations me poignardent en plein cœur. Elles n’ont rien à voir avec ses réactions lors de nos parties de jambes en l’air, comme il les appelle. Il faut qu’il se taise, qu’il mette un terme à cette comédie, car j’arrive à bout de force, je n’en supporterai pas beaucoup plus et je ne vais bientôt plus pouvoir contenir mes larmes. Pourtant, il poursuit, sans quitter mon visage des yeux :

— Je ne sais pas lequel de lui ou de moi j’essayais de convaincre. Il espérait qu’on agirait comme on le fait depuis des années. Que la seconde nuit, tu la passerais avec lui. Je ne voulais pas. En lui disant que ça n’avait pas été terrible, je me doutais qu’il choisirait de continuer avec Sybille, car, en plus, il semble bien l'aimer.

— Il l’aime tellement bien qu’il aurait aimé changer de partenaire ! Il me l’a dit ! Vous êtes infects, et j’espère qu’un jour on vous rendra la monnaie de votre pièce !

Je dois absolument baisser d’un ton, car si pour l’instant les joueurs restent concentrés, je vais les déstabiliser et m’attirer leurs remarques désagréables. Je n’ai pas besoin de ça, j’ai ma dose.

— On le mérite, c’est vrai. Pour en revenir à mes paroles de ce soir, ma sœur et moi avons vécu de terribles évènements. Je sais, toi aussi. Nous étions enfants, et nous nous sommes promis de toujours être là l’un pour l’autre, de nous empêcher de souffrir. C’est à dire aucun sentiment et aucune attache, pour personne.

Il me prend pour une imbécile, de surcroît !

— Et John, dans tout ça ?

— Il est mon meilleur ami. Il était là dans les pires moments de ma vie. Je le connais depuis toujours. Il fait partie de ma famille, m’explique-t-il en attrapant sa coupe de champagne.

— Pourquoi te sens-tu obligé de me raconter tout ça ?

— Je ne sais pas. Je n’ai pas aimé employer ces termes, et je n’ai pas aimé non plus que tu les entendes. Tu ne mérites pas une telle insulte, admet-il, avant de tremper ses lèvres dans le savoureux breuvage.

— Les autres femmes avec lesquelles vous vous adonnez à vos petits jeux le méritent ?

Je ne le quitte pas des yeux, déterminée et défiante. Je le sens mal à l’aise. Ça m’apaise de le faire souffrir, même si nos degrés de douleur représentent un fossé.

— Honnêtement, certaines, oui. Et toujours honnêtement, ça ne m’a jamais préoccupé. Je suis connu et convoité par pratiquement toutes les femmes de mon milieu. Par d’autres aussi. Je ne peux pas accorder ma confiance. Angie vit la même chose.

— J’ignore qui tu es, mais ce que je sais, c’est que vous puez le fric et tout ce qui va avec. L’assurance et l'arrogance, le pouvoir, la convoitise, les trahisons, et j’en passe. C’est ce que je me suis dit quand je t’ai vu la première fois. Je ne me suis pas trompée. La seule erreur que j’ai commise, c’est d'avoir accepté de participer à vos jeux et d'avoir succombé à tes baisers.

Angie clôt notre discussion. J’espère qu’elle n’a pas entendu, car je ne l’ai pas vu venir, trop absorbée par mon désir de vengeance. Est-ce seulement de la vengeance, d’ailleurs ?

— Salut. On ne pensait pas te trouver là, Carly.

Je ne lui réponds pas. Je n’en ai pas terminé avec son frère.

— Tu es tout ce que je déteste. Tu joues avec les gens, quand tu ne les utilises pas. Dans quelques jours, tu vas retrouver ton univers et continuer à t’amuser. Moi, je vais rejoindre mes enfants et reprendre mon travail avec mes journées épuisantes.

Je suis une nouvelle fois interrompue. Pas par nos amis qui ont pris place à nos côtés, mais par un couple qui s’est arrêté devant notre table.

— Angie, Lukas ! Bonsoir. Quelle surprise de vous voir ici.

— Madame Madma, Monsieur Madma. Surprise agréable, n’est-ce pas ?

— Comment va ma voiture ? Toujours en état ?

— Elle est parfaite, et je vous remercie pour votre attention. Elle vous reviendra intacte, ne vous inquiétez pas. Je pensais que vous ne fréquentiez que notre établissement. Je ne vous imaginais pas faire marcher la concurrence.

— Ah mon cher ami, votre casino est le plus beaux du monde, vous le savez bien, mais il est un peu loin de chez nous, et surtout de nos enfants.

Je perds le fil de la conversation. Un casino ? Cet homme vit à Las Vegas. Il est riche comme crésus et PDG d’un établissement de luxe, d’un casino. Le plus beau casino du monde. Ça, c’était une flatterie. Je sors mon téléphone de mon sac, déterminée à satisfaire ma curiosité cette fois, sans me cacher.

— Laissez-moi vous présenter mes amis. Voici Carly. Monsieur et Madame Madma sont eux aussi de très bons clients, et amis. Tu voulais savoir qui m’a prêté sa voiture, c’est Patrice, ici présent.

— Enchanté, Mademoiselle. Vous êtes américaine, vous aussi ?

— Non. Je suis une champenoise, installée aux Antilles.

Lukas éclate de rire, à la surprise générale. Qu’y a-t-il de drôle dans ce que je viens de dire ? Il reprend son souffle et s’explique :

— Je comprends mieux l’histoire du champagne au restaurant.

— Merci d’éviter toute allusion à ce restaurant. Madame, Monsieur, j’ai été ravie de vous rencontrer.

— Le plaisir est partagé.

L’homme me prend par les épaules et je sens son souffle dans mon oreille. Qu’est-ce que ça signifie encore ? J’interroge Lukas du regard, mais il semble surpris et indécis quant à l’attitude à adopter.

— Nous sommes de nouveaux riches. Rien à voir avec tous les gens nés dans ce luxe. Vous aussi, vous êtes différente des femmes avec lesquelles notre Lukas a pour habitude de se pavaner. Je vous aime bien, et j’espère que nous aurons le plaisir de vous revoir tous les deux.

Je suis rassurée. L’espace d’un instant, j’ai cru qu’il allait me faire une proposition malsaine. Bon, malgré tout, je suis déçue d’apprendre que Monsieur Sullivan a pour habitude de se pavaner. D'un autre côté, c’est d’une telle évidence que je le savais déjà ; je n’y pensais pas, c’est tout.

Deux heures plus tard, Sybille et moi retenons tant bien que mal d’insistants bâillements, alors que Leandra s’assoupit régulièrement sur le canapé en velours rouge.

— Nous avons vidé deux bouteilles de champagne ; il serait temps de rentrer, non ? annonce Lukas.

— Que t’arrive-t-il, Lukas ? Depuis quand es-tu fatigué à vingt et une heures ? s’insurge sa sœur, mécontente.

— J’ai dit qu’il est temps de rentrer, pas d’aller se coucher, explique-t-il, impatient.

— Que proposes-tu ? demande john, dont le bras repose tranquillement sur les épaules de Sybille.

— Le complexe organisait ce soir une soirée plage avec bar à cocktail et musique. On pourrait y faire un tour.

— Tu n’as pas assez bu ? ricané-je.

— Non, Carly. J’arrêterai de boire quand bon me semblera.

Je m’interroge brièvement sur les raisons de son besoin de noyade dans l’alcool, puis songe qu’après tout, je m’en moque.

Il se lève et attrape sa veste, signe que sa troupe doit le suivre. Angie et lui s’arrêtent pourtant dans le hall du casino pour prendre congé des propriétaires et je constate que l’attitude de Madame de Soyer est toujours aussi intéressée, à la limite de la vulgarité. Devant son mari, en plus !


Avant d’arriver à la voiture, je confie à mes amies mon état de fatigue et ma crainte de la route en pleine nuit. Sybille, plus hardie que moi accepte de prendre le volant, mais c’est sans compter sur Lukas qui doit avoir les oreilles qui trainent. Il ordonne plus qu’il ne demande à John et Angie de monter dans ma voiture de location. Son prétexte pour que je monte seule avec lui : tout le monde va discuter et je ne pourrais pas dormir. Ben voyons ! Pas très recherché. Cet homme a décidément réponse à tout, même face à mes accusations d’ivresse :

— Je n’ai pratiquement rien bu étant donné que nous n’avons pas terminé notre repas, et que nous avons partagé les deux bouteilles du casino entre six personnes. En outre, en tant que PDG d’un établissement bien plus important que celui-ci, je suis habitué à la consommation d’alcool que je supporte particulièrement bien. Crois-tu vraiment que je prendrais le risque d’attenter à ta vie, ou la mienne, et de perdre tout ce que je possède ?

Galant, il m’ouvre la portière, me laisse m’installer avant de la refermer et de prendre la place du conducteur. Puis il démarre et déverrouille la boite à gant pour me proposer le choix d’un CD. Je suis étonnée de trouver des albums de rock et de new-wave parmi d’autres compilations de musique classique, et j’opte pour les chansons du groupe Placebo.

— Tu es sûre de pouvoir dormir avec ça ?

— Si tu ne montes pas le son à fond, ça devrait aller.

Pour une fois, il n’ajoute rien et baisse le volume à ma convenance.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Ysabel Floake ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0